Le feu ne dit jamais : assez! (Proverbe 30,16)

« J'enlèverai votre cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36.26)
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Cinci
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Le feu ne dit jamais : assez! (Proverbe 30,16)

Message non lu par Cinci » jeu. 06 juil. 2017, 20:59

Bonjour,

Juste pour faire connaître un petite texte de Bernard Bro. Car je le trouve magnifique. Tellement beau!


La Dame aux camélias un désir sans remède

On applaudit à certains spectacles. On applaudit, mais il y a aussi des cas où l'on pleure. Où pleure-t-on? Je connais un spectacle où même les plus résistants connaissent toujours un moment d'hésitation. C'était encore la cas dans la salle de cinéma où était projetée La Traviata de Zeffirelli. Pourquoi depuis cent trente ans, La Dame aux camélias produit-elle cet effet, au théâtre, à l'opéra comme au cinéma? Le génie ou les astuces de mises en scène n'y suffisent pas. Il y a une raison très simple : c'est qu'on y est mis en présence du désintéressement de l'amour poussé à son ultime vérité, à sa "folie".

On pleure, au risque du mépris pour les esprits forts qui ont réussi à anesthésier coeur ou sensibilité sous prétexte d'interprétation. Si c'est le cas de l'amour, c'est peut-être aussi celui de la sainteté.

Avouons cependant que pendant les trois premiers quarts de la lecture d'Alexandre Dumas on ne se laisse pas forcément "prendre". C'est l'histoire banale d'une femme courtisée et qui hésite à se laisser aller aux pièges de l'affection.

Puis c'est le retournement. Cette femme entretenue est envahie par un amour vrai. Et ce qu'on avait dit qu'elle ne pourrait jamais faire, à savoir renoncer à son train de vie pour celui qu'elle aime, à la fin elle le fait. Alors qu'ils se préparent tous les deux à vivre un amour imbattable, le père de celui qu'elle aime vient la trouver et lui dit que ce n'est pas un avenir qu'elle prépare à son fils. D'une part, il n'est pas fait pour elle. Et d'autre part, à cause d'eux, sa fille ne pourra plus se marier, etc. Comme il croyait Marguerite encore intéressée par l'argent de son fils, le dialogue commence sur un ton de remontrance sévères. Mais le père découvre que cette femme aime vraiment son fils : "Ciel, que voulez-vous de plus? Voulez-vous que je renonce à lui pour toujours? - Il le faut." Mais le père, peut-être hypocrite, a gardé une certaine bonté. Il est alors bouleversé :"Soyez de ma famille l'ange consolateur." Et c'est le miracle. Elle accepte :"Comme si j'étais votre fille, embrassez-moi ... Je mourrai! Mais qu'il sache le sacrifice ..."

Pour que la rupture soit décisive, elle va laisser croire à celui qu,elle aime qu'elle est repartie vers son ancienne vie. Celui-ci se met alors à la haïr et il se déchaîne. Elle avait deviné que les choses ne pourraient pas être autrement, mais elle accepte le silence, par amour. A la fin seulement, lorsqu'elle est aux portes de la mort, il découvre la vérité. Devant le testament il est ravagé. Il n'avait pas vécu là où elle vivait; à ce niveau où la vérité de l'amour l'avait élevée. Pour lui, il fallut qu'on lui explique et qu'elle meure pour qu'il comprenne.

C'est le mystère de la charité.

(à suivre)

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Re: Le feu ne dit jamais : assez! (Proverbe 30,16)

Message non lu par Cinci » ven. 07 juil. 2017, 0:17

Aucun amour, surtout débutant, n'a envie que ses sentiments se périment. Il a besoin d'être désiré, il ne veut pas que "ça cesse". Et cependant il a peur de la fidélité. De soi, il souhaite le "toujours". Mais le piège est là : on imagine que le voeu du toujours suffit à assurer la durée, la fidélité. Nous avons dit que c'était aussi le secret de la sainteté. Si elle se fonde sur l'amour, elle suppose la fidélité. Mais comme l'amour, pour durer, elle demande d'aller jusqu'au bout de son voeu profond de totalité, et pour cela il ne suffit pas que le désir demeure, il faut qu'il augmente.

Alors naît la peur. Non pas seulement la peur d'être infidèle, mais la peur de l'inconnu. On dit : "J'ai peur". Je réponds : "Moi aussi bien sûr".

Quelle que soit l'attitude que nous aurons prise, c'est une force extérieure à nous, que nous l'appelions hasard ou Providence, qui décide finalement pour nous. Et nous savons bien que la gamme des décisions est infiniment variable : pourquoi est-il proposé à tel ou tel d'avoir plus souffert qu'a tel autre? D'avoir plus reçu, d'avoir plus offert? Pourquoi?

Il faut ici être attentif. Le fait demande que notre amour de Dieu s'accroisse, que "cela augmente", que le désir non seulement ne cesse pas, mais qu'il explose, que cela "éclate", ne porte pas du tout sur la peur de souffrir. A priori notre prière ne modifiera pas ce qui est l'inévitable sort de chacun : "Nu, sorti de ventre de notre mère, nu nous y retournerons" (Job 1,21) La prière ne modifie qu'indirectement notre mort.

Si l'on fait l'acte de folie dont nous avons parlé et qui consiste à supplier que le désir augmente, il est possible que Dieu nous donne des désirs du genre de ceux qu'il a proposée et donnés aux "saints", surtout aux plus démunis comme Thérèse de Lisieux (le désir du martyre, le désir de souffrir et d'offrir pour les pécheurs; désirs qui, à côté de nos destinées, sont sans comparaison. Soyons sans illusion sur ce point). Mais là n'est pas l'essentiel. Tant que nous n'avons pas ces désirs, nous ne risquons rien de plus que n'importe qui. Nous risquons seulement, comme tout le monde, de mourir.

Ici la sainteté pose une nouvelle question. Car on peut se contenter de craindre, de s'arranger, de subir, de s'anesthésier. Ou bien on peut supplier pour que le courage de s'embarquer ne nous manque pas, de nous embarquer vers ce "davantage" que Dieu nous propose avec une infinie patience et impatience.

Alors un tout autre dialogue s'engage : Nous avons peur de cette prière : "augmente mon désir" - Non, nous n'avons pas à avoir peur de cela, car on ne peut pas refuser à celui qui nous aime de nous envahir par un amour fou puisque son amour est infini. Qu'il nous donne ou non ces désirs (il les donnera peut-être, nous n'en savons rien), mais ce n'est plus notre affaire. A partir du moment où nous serons habités par ces désirs (qui actuellement nous font peur), et du moment qu'ils viennent de Dieu et non pas de notre imagination, la seule certitude est celle-ci : qu'est-ce que nous risquons puisqu'il nous aime infiniment. La seule chose à désirer est alors que la folie de l'amour de Dieu nous arrive, cette folie de la miséricorde, dont vivent les saints, de Jeanne d'Arc à Maximilien Kolbe, de Moîse à Charles de Foucauld.

(à suivre)

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Re: Le feu ne dit jamais : assez! (Proverbe 30,16)

Message non lu par Cinci » ven. 07 juil. 2017, 3:42

La Dame aux camélias découvre que son train de vie, l'argent, la volupté ne se mesurent pas en comparaison du désir interne à l'amour, elle perçoit alors comme un goût de néant en face de tout le reste. Et désormais elle ne peut plus passer à côté de l'essentiel. C'est la découverte même de François d'Assise sur la Piazza Communale lorsqu'il quitte tous ses vêtements, c'est la découverte de Thérèse de Lisieux au soir de Noël 1886, lorsqu'elle se refuse à pleurer, comme ce fut le cas de Charles de Foucauld, de Claudel ou d'Ève Lavallière à Notre-Dame de Paris. Toute notre vie ne suffira pas à accepter cette découverte. Il y a un instinct secret qui nous laisse entendre qu'on devrait demander à Dieu de nous emmener jusque-là. Il en résultera ce qu'il en résultera. On a pu faire des tonnes de choses admirables ... Toutes ces oeuvres ne sont plus dans nos vies que ce "reste", et ce "reste" ne se mesure pas en face de cette pierre précieuse : le sens de notre vie passe par un désir.

Si la sainteté du Dieu chrétien ne nous invitait pas à aller jusque-là, elle ne nous proposerait rien de plus ni de moins que ce qui arrive à tout homme : se découvrir mortel, avec ou sans révolte. Or nous ne demandons pas la souffrance, ni la réussite, ni l'approbation, nous demandons seulement ce désir qui va jusqu'à la folie de l'amour. C'est la seule justification de la liberté. C'est la seule réalité que Dieu ne peut pas ne pas proposer. Le péché consiste à en douter car on soupçonne alors l'innocence de Dieu.

Et c'est bien dans son ultime simplicité le dialogue secret qui accompagne chacune de nos vies. C'est en tout cas celui qui me livre la mienne en son ultime résumé :

- J'ai bien envie de ce désir, mais en même temps, j'en ai peur.
-A cause des sacrifices, ou en lui-même?
- En lui-même.
- Mais cela s'appelle encore calculer.
- Non.
- Si, car c'est encore inconsciemment demander : que m'arrivera-t-il?

Mais qui ne suppute, ne fantasme, ne calcule, ne mesure?

(à suivre)

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Re: Le feu ne dit jamais : assez! (Proverbe 30,16)

Message non lu par Cinci » sam. 08 juil. 2017, 13:10

Mis à part le goût du pouvoir, il y a cependant une folie qui fascine secrètement les humains. Ils peuvent s'en croire dispensés, ils peuvent la mépriser, ils peuvent en être agacés, elle rôde autour de tout homme. Il y a une réalité qui tourne autour de nous. C'est la folie qui saisit les personnages de La Traviata. Et elle ne les laissera pas tranquille, pas plus qu'elle ne nous laisse en paix tant qu'elle n'a pas été jusqu'au bout de la question de confiance.

Y a-t-il un autre débat au fond de notre prière?

"Continuez, Seigneur à me donner la possibilité de faire confiance. Quand cette réalité du désir de vous s'engouffre en moi, j'ai quand même un peu peur de ce qui va se passer. Peut-être pas? Oserai-je le désirer? Je m'en remets à vous."

Un jour vient où je m'éveillerai pour découvrir avec stupeur, avec émerveillement que j'aurai enfin trouvé ce qui me manquait, et bien au-delà de ce que j'imaginais. C'est ce moment où j'aurai davantage perçu que le désir de Dieu vient de Dieu. Toute la Bible, tous les dogmes de la foi me disent que Dieu désire, et qu'Il désire que je désire. Personne ne peut jamais faire l'économie de ce désir. Est-il purifié? Bien sûr que non. Et c'est pourquoi je ne peux le garder pour moi-même. Alors je le donne à la Sainte Vierge pour qu'elle le purifie. Nous y reviendrons.

[...]

Mais qui comprend ces choses avant de les avoir éprouvées? "Et je suis déterminé Seigneur autant qu'homme peut l'être à ne pas renoncer à cette prière." On va comme on peut jusqu'à cette supplication : "Seigneur mon Dieu Amour je ne brûle pas fais que ce feu me brûle." Le Seigneur Dieu nous a préparé à tous, comme pour Élie notre char de feu non pas celui que nous imaginons ni celui des autres, mais le nôtre, individuellement, adorable puisqu'il contient finalement le dessein de Dieu sur nous. "Viens, Seigneur. Maranatha." C'est le dernier cri de la Bible. Il est d'impatience.

"Donne-nous, Seigneur, ce char de feu. Emporte-nous quand tu voudras, comme tu voudras, avec les délais que tu voudras. je ne te demande pas d'avoir envie seulement du désir. J'ai cette envie de Toi, mais elle ne grandit pas assez."

La Dame aux camélias découvre qu'elle n'a pas tout de suite vécu dans sa vie au niveau du désir qui a tout retourné en elle. Jusque- là, elle avait vécu dans une tiédeur soigneusement entretenue. Et survient l'illumination. Alors elle est "partie". Mais pourquoi n'avons-nous pas davantage envie de "partir" lorsque l'invitation vient de Dieu et non plus seulement d'un humain? Nous sommes à la fois fidèles et infidèles. Nous n'avons pas renié. nous n'avons pas envie de renier la lumière du passé. Mais il nous faut encore beaucoup de temps pour nous mettre vraiment aux "abonnés absents" en face de toutes les sollicitations qui nous détournent de cette prière. Le désir est offusqué par des distractions si légitimes. Saint Paul avoue l'impatience de sa folie : "Ce n'est plus moi qui vis." "Ayez en vous les sentiments du Christ Jésus." "Je suis poursuivi et partagé par le désir de le rejoindre." Alors prends nous, Seigneur. Prends nous totalement. Je ne dis pas que j'ai peur de te parler ainsi. Je ne crois pas que j'ai fui.

Mais j'ai traîné.

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