Ambiguïté des progrès

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Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 4:32

Une autre conférence de Gustave Thibon en son temps.

Sur le progrès

«Je me souviens d'avoir assisté un jour à une conférence faite par un orateur qui s'est écrié en tapant sur la table avec une éloquence que je ne lui envie pas :«Nous sommes les hommes des ruptures, de toutes les ruptures avec le passé!» Moi, dans mon coin, je me demandais ce que ça pouvait bien vouloir dire ... Qu'on soit l'homme de telle ou telle rupture avec le passé, c'est possible : on peut en discuter, être pour ou contre ... l'idée tien. Mais de toutes les ruptures! Alors monsieur, cessez de parler, parce que la langue française que vous employez est tout de même le fruit d'un passé très lointain! Il ne vous reste qu'à vous taire, d'autant plus que vous -mêmes, monsieur, êtes le fruit d'un certain passé ... l'histoire de vos aïeux, de vos parents, votre éducation, etc. La seule manière de rompre totalement avec le passé, c'est le suicide! et encore ... on n'est pas sûr de ne pas le retrouver ailleurs!

D'abord, il faudrait savoir de quoi on parle. Progrès : le mot vient de progredere et signifie marcher, avancer. Ce qui, en soi, ne comporte aucun jugement de valeur. C'est pourquoi on peut aussi bien parler des progrès d'une maladie que des progrès de la science. Ce n'est que depuis le XVIIIe siècle (depuis cette vague théorie du progrès qu'a fait monsieur le marquis de Condorcet) qu'on donne à ce mot un sens positif. L'humanité a toujours fait et fera toujours des progrès, mon Dieu! personne ne le conteste! Tant que le mot reste au pluriel, il n'y a rien à dire. Mais ce qui paraît plus contestable, c'est ce Progrès, au singulier et avec un grand "P"; c'est le mythe du Progrès, le mythe d'une évolution globale, continue et nécéssaire de l'humanité vers des états supérieurs. Comme si le temps, en s'écoulant, amenait fatalement le meilleur ... Oui, eh bien, je sais que le temps s'écoule. Et les Grecs le savaient déjà, eux aussi - c'est Héraclite qui a dit qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau - mais enfin ils ne croyaient pas que l'écoulement de l'eau eût la vertu de perfectionner à l'infini le corps du baigneur!

Un jeune abbé «progressiste» m'a récemment déclaré, après une conférence :«Mais enfin! Si vous ne croyez pas au Progrès, vous ne croyez pas en Dieu, vous n'êtes pas chrétien!» Je lui ai fait observer que cette idée de Progrès datait d'à peu près cent cinquante ans, qu'on s'en était fort bien passé jusque là, puisqu'il y avait tout de même quelques chrétiens avant la fin du XVIIIe siècle!

Ce que le progressisme ne veut pas voir, c'est l'ambiguïté fondamentale de la notion de progrès. L'histoire de l'humanité n'est qu'un inextricable enchêtrement de profits et pertes, d'ascensions et de chutes, duquel il est à peu près impossible de tirer un bilan global. Le Progrès auquel croient les progressistes est un progrès par addition, une addition qui n'en finirait pas . Comme si les acquisitions de l'humanité pouvaient s'ajouter indéfiniment les unes aux autres, sans autre contrepartie que l'élimination du moins bon au profit du meilleur. Au fond, les progressistes transposent, à l'échelle de l'humanité, une illusion que nous partageons tous plus ou moins, sur le plan individuel et psychologique : nous nous imaginons volontiers que si nous obtenons ce que nous désirons, cela s'ajoutera purement et simplement à ce que nous avons déjà. En réalité - pour l'humanité comme pour chacun de nous - il n'y a rien de plus juste que cette expression du langage courant :«On n'a rien pour rien.» On dit aussi qu'«un clou chasse l'autre», et ce n'est pas toujours le meilleur qui reste ... Cela arrive. Il arrive que ce qu'on acquiert vaille mieux que ce qu'on perd. Dans ce cas-là, on peut parler de progrès par substitution. Mais on ne peut parler de progrès par addition.»

(à suivre)
Dernière modification par Cinci le mar. 14 avr. 2015, 4:59, modifié 1 fois.

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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Anne » mar. 14 avr. 2015, 4:50

«Je me souviens d'avoir assisté un jour à une conférence faite par un orateur qui s'est écrié en tapant sur la table avec une éloquence que je ne lui envie pas :«Nous sommes les hommes des ruptures, de toutes les ruptures avec le passé!» Moi, dans mon coin, je me demandais ce que ça pouvait bien vouloir dire ... Qu'on soit l'homme de telle ou telle rupture avec le passé, c'est possible : on peut en discuter, être pour ou contre ... l'idée tien. Mais de toutes les ruptures! Alors monsieur, cessez de parler, parce que la langue française que vous employez est tout de même le fruit d'un passé très lointain! Il ne vous reste qu'à vous taire, d'autant plus que vous -mêmes, monsieur, êtes le fruit d'un certain passé ... l'histoire de vos aïeux, de vos parents, votre éducation, etc. La seule manière de rompre totalement avec le passé, c'est le suicide! et encore ... on n'est pas sûr de ne pas le retrouver ailleurs!
:-D
"À tout moment, nous subissons l’épreuve, mais nous ne sommes pas écrasés;
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nous sommes pourchassés, mais non pas abandonnés;
terrassés, mais non pas anéantis…
".
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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 5:31

«Depuis plus d'un siècle, tous les progrès que nous avons fait se ramènent au progrès technique ou en découlent. Dans les pays occidentaux du moins, où ces progrès ont été réalisés, les hommes bénéficient d'un confort et d'un bien-être inimaginable pour leurs aïeux, ils ont des facilités inouïes pour satisfaire leurs moindres désirs, ils ont une espérance de vie qu'hier encore on n'aurait jamais osé imaginer, bref! Mais sont-ils plus heureux qu'on ne l'était dans le passé? A bien les regarder, il est permis d'en douter. Comment être plus heureux en profondeur, si on ne devient pas meilleur? Et c'est seulement les conditions d'existence qui sont meilleures aujourd'hui, pas les hommes ...

Et même si nous nous en tenons aux conditions d'existence ... nous voyons ce que nous avons gagné, nous voyons moins bien ce que nous avons perdu. Très souvent, les choses n'ont fait que s'inverser ... Par exemple, ce qui autrefois représentait un luxe extravagant - comme l'électricité ou les transports rapides - aujourd'hui est à la portée de tout le monde et ces trésors que sont le silence, l'air pur, l'eau pure, l'espace vital, le temps, la tranquillité, dont les plus pauvres pouvaient jadis jouir, sont désormais réservés à un petit nombre de privilégiés qui les achètent à prix d'or ... Bientôt un voyage sur la lune posera moins de problème qu'une marche de quelques kilomètres sur les trottoirs d'une grande ville! J'étais aux États-Unis récemment, quand il y a eu une grève des transports : les gens ont dû aller à pied à leur travail ... C'était une véritable angoisse! On a demandé au corps médical jusqu'à quel point un homme qui n'avait pas l'habitude de marcher pouvait le faire sans danger! On a diffusé des directives :«Vous marchez tant de temps, vous faites une bonne aspiration ...» Enfin! Je ne savais pas, moi, que c'était si compliqué que cela de marcher ...

Prenons le domaine de la santé, de la médecine. Évidemment, la longévité humaine a considérablement augmenté. Les épidémies sont vaincues en très grande partie. Mais il y a toutes les nouvelles maladies de la civilisation, des maladies graves, les névroses en particulier : dans les pays développés, l'équilibre nerveux est de plus en plus instable : les médecins appellent cela les maladies du bonheur, qui ne sont pas drôles du tout.

Dans le domaine de l'instruction aussi, il y a eu de grands progrès. Il y a beaucoup moins d'illettrés qu'autrefois et je m'en réjouis, naturellement! Je ne vais pas vous prêcher l'analphabétisme et, personnellement, je suis très heureux de savoir lire. Mais comme le disait Louis Veuillot à un ministre de Napoléon III qui se félicitait d'avoir répandu la lumière de l'instruction jusque dans le plus reculé et plus petit village de France :«Monsieur le ministre, vous n'aurez rien fait, si en même temps que vous apprenez à lire aux hommes, vous ne leur apprenez pas à mépriser la plupart des choses qu'on leur donne à lire.» Il faut apprendre à lire, certes, mais non seulement au sens de déchiffrer les textes. Il faut apprendre à lire au sens de choisir ses lectures, ce qui est beaucoup plus difficile et beaucoup moins pratiqué ... Mieux vaudrait peut-être ne pas savoir lire que lire tout ce que les gens lisent aujourd'hui! »

(à suivre)

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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 6:01

«Si on regardait ces choses concrètes dont je viens de vous donner quelques exemples, si on regardait objectivement le monde qui nous entoure, la mythologie du Progrès en prendrait un rude coup. Mais l'idée que la marche de l'humanité dans le temps nous rapproche nécéssairement de la perfection et qu'il suffit d'avancer pour être sur le bon chemin, cette idée imprègne profondément la mentalité de nos contemporains. Elle se manifeste dans le vocabulaire de tout le monde, tous les jours. Par exemple, aujourd'hui, quand on vous dit que vous êtes «retardataire», «inadapté» c'est une condamnation sans appel, exactement comme autrefois quand on vous disait que vous étiez «damné» ... Mais enfin, «retardé» sur quoi? «Adapté» à quoi? Si on me fait respirer une mauvaise odeur, faut-il que mon nez s'adapte au point de la trouver bonne? Quand je tombe sur d'heureuses réformes, je m'adapte bien volontier! Si le hasard me fait rencontrer un génie, mon Dieu, je m'adapterai ... C'est comme quand on vous dit que tel grand homme du passé était «en avance sur son temps», la formule sous-entend que, soit par sa science, soit par sa sagesse, cet homme annonçait et préfigurait l'avenir. Toujours cette confusion entre le déroulement des faits dans le temps et la hiérachie des valeurs.

Un jeune étudiant qui voulait assister à une de mes conférences, le dit à son professeur. Réponse de celui-ci :«Je vous souhaite bien du plaisir à écouter cet homme du Moyen Âge.» Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire «homme du Moyen Âge»? Quel Moyen Âge? Herr, professor, s'il vous plaît? Le Moyen Âge des cathédrales? de saint Thomas d'Aquin? de Dante, de saint Bonaventure, des croisades, de saint François d'Assise, le Moyen Âge de la peste noire, de la famine, le Moyen Âge de la féodalité, de la chevalerie, de la chanson de geste? C'est grand, c'est long, le Moyen Âge. Alors, s'il vous plaît, des précisions?

Il y a eu en France, dernièrement, un crime affreux : une femme avait tué ses cinq enfants l'un après l'autre. Le journal, dans une effusion lyrique, a écrit : «A l'époque des assurances sociales, de la pilule, de la démocratie, nous revoici en plein Moyen Âge!» Comme si les mères du Moyen Âge avaient coutume d'exterminer leur progéniture! Certainement, il mourrait beaucoup d'enfants en bas âge, mais je suppose que l'infanticide n'était pas une habitude plus qu'aujourd'hui!

Il y a des choses anciennes qui sont mauvaises, d'autres qui sont bonnes, et pour les choses modernes, c'est exactement pareil. Encore une fois, le temps n'est pas un critère. »

(à suivre)

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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 6:20

L'avenir entre dans la catégorie du menacé

«A la fin de je ne sais plus quel discours un peu fumeux qu'il faisait en Allemagne, le général de Gaulle s'est écrié :«Nous allons vers l'avenir!» Tonnerre d'applaudissements ... Seigneur! Où voulez-vous que nous allions? Bien sûr que nous allons vers l'avenir! On va vers demain, on ne va pas vers hier, ce n'est pas malin, ça! Alors pourquoi cet enthousiasme? Eh bien, parce que l'on conçoit le temps comme un autre espace, une sorte de terre promise où nous récolterions ce que nous n'avons même pas semé. Comme s'il y avait une magie de l'avenir! Mais l'avenir est vide, parfaitement vide et indéterminé. Il sera tel que nous l'aurons fait, tout simplement. C'est le passé qui est plein, et nous ne pouvons plus rien y changer.

Le passé n'attend plus rien de nous, mais il peut nous donner beaucoup : des enseignements, des exemples ... Des exemples positifs bien sûr, mais négatifs aussi, et plus encore peut-être, car enfin, comme disait Bainville, «Tout a toujours très mal marché». C'est d'ailleurs pourquoi on dit aussi que «la sagesse est une méditation sur des gaffes».

L'avenir ne se rêve pas, il se construit. Il se construit avec les matériaux empruntés au passé et au présent, et, soit dit en passant, c'est tout de même plus exaltant pour la jeunesse de savoir que l'avenir n'est pas préfabriqué, que nous en sommes responsables. C'est beaucoup plus conforme à la liberté de l'homme et au sens de la grande aventure humaine ... Rien n'est donné par avance. L'avenir entre dans la catégorie de ce que Gabriel Marcel appelle «la catégorie du menacé». Plus une chose est vivante, plus elle est menacée, plus il dépend de nous de la sauver. Nous sommes comptables de l'avenir . Nous ne sommes pas embarqués sur des roulettes.

(à suivre)

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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Anne » mar. 14 avr. 2015, 18:52

J'aime bien le ton et le contenu de ces transcriptions, Cinci : merci de les partager ! :oui:
"À tout moment, nous subissons l’épreuve, mais nous ne sommes pas écrasés;
nous sommes désorientés, mais non pas désemparés;
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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 20:30

Merci!

Le conférencier poursuit :

«A propos de roulettes, encore une mythe moderne, le mythe de la facilité!

Je suis tombé dernièrement sur une publicité concernant l'apprentissage des langues étrangères. Il paraît qu'avec les nouveaux moyens audiovisuels on peut apprendre une langue vivante en 90 quarts d'heure. 90 quarts d'heure, ça fait 22 heures et demie si je compte bien. Moi je ne sais pas ... Je suis peut-être très bête ... Je vous avoue que le peu de langues que je sais, et que je sais très mal encore, je ne les ai pas apprises en 22 heures ... Il m'a fallu des mois et des années ...

«On n'arrête pas le progrès!» Voilà une formule qui se veut optimiste et qui exprime en réalité une idée désespérante, car elle signifie que le courant nous emporte malgré nous, que notre volonté et notre liberté sont sans pouvoir contre cette fatalité, c'est introduire une notion négative : il n'y a de fatalité que dans le mal, dans la chute. Le bien n'est jamais fatal, même quand, chez les grands inspirés de la création artistique, de la sainteté ou de l'héroïsme, il s'opère au-delà du choix. Si le progrès est un mouvement qu'on ne peut ni freiner, ni dévier, ni interrompre, c'est une chute, et le terme de toute chute, c'est l'écrasement, l'explosion, la mort. Même le père Teillhard de Chardin, avec lequel je n'ai pas beaucoup d'atomes crochus, a manifesté à ce sujet une inquiétude qui contraste étrangement avec l'optimisme délirant dont est colorée tout son oeuvre.

Il écrit ceci :«Le véritable problème posé à l'homme n'est pas de savoir s'il est le siège d'un progrès continu, mais plutôt de savoir comment ce progrès va pouvoir se poursuivre longtemps sans que la vie n'éclate sur elle-même ou ne fasse éclater la terre sur laquelle elle est née.»

On se contente habituellement de critiquer le progressisme au nom d'un passé dont il méconnaît et dilapide l'héritage. Et l'héritage du passé, c'est extrêmement important, bien sûr. Mais j'irai plus loin, je dirai que c'est aussi au nom de l'avenir lui-même que je récuse cette espèce de religion du progrès.

J'écoutais un orateur il y a quelque temps, qui évoquait l'unité européenne, la paix mondiale et d'autres objectifs d'ailleurs parfaitement souhaitables, mais comme j'émettais tout de même quelques doutes sur la validité des prévisions, il eut cette réponse :«Monsieur, vous aurez beau dire, que vous le vouliez ou non, c'est inscrit dans l'histoire. «Inscrit?» Le mot est redoutable. C'est sur des monuments funéraires qu'on met des inscriptions en général. Inscrit, c'est à dire gravé, définitif, irrévocable, comme le passé quoi. Au fond, ce qui est à faire est déjà fait - on ne peut plus y revenir avant même d'y être arrivé : c'est l'Histoire conjuguée au futur antérieure! Le progressiste reproche au conservateur son attachement pétrifiant au passé, alors que lui-même roule sur l'avenir une pierre tombale où sont inscrites toutes les étapes de l'évolution humaine!

L'homme qui dit que tout change ne peut pas supporter que l'idée qu'il se fait de l'avenir soit balayée par cet avenir même. Il n'a en réalité aucun sens de la réalité du devenir tissé de mystères et de contingences ...»

(à suivre)

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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 20:51

Valeurs temporelles et valeurs éternelles

«Il y a deux ordres de valeurs : les valeurs éternelles (les transcendantaux : le Bien, le Beau et le Vrai) et les valeurs temporelles. En d'autres termes, il y a les choses qui demeurent et les choses qui vieillissent. Les progrès de la science, les réalisations de la techniques, vieillissent; les choses de l'art et de la pensée demeurent. Victor Hugo a fait, dans son William Shakespeare, un très beau parallèle entre l'art et la science. Les théories scientifiques sont rapidement caduques, et les machines d'il y a quarante ans nous font hausser les épaules. Mais qui oserait dire que les poètes modernes sont plus grands qu'Homère, ou les «nouveaux philosophes» plus grands que Platon? On a pu, après eux, faire aussi bien qu'eux, mais on n'a pas fait mieux.

Victor Hugo donne cet exemple : au Ve siècle avant Jésus-Christ, avant Hippocrate donc, le dernier mot de la médecine pour guérir l'hydropisie était de faire bouillir cinq cailloux blancs et trois cailloux noirs et d'avaler le bouillon. Aujourd'hui, cela paraît un peu dépassé ... Mais à la même époque, Sophocle écrivait Oedipe roi : Oedipe roi n'est pas dépassé. Et le dogme de l'huile de foie de morue de mon enfance! Ces enfants qu'on intoxiquait avec cette denrée atroce, indigeste, abominable! C'était presque la damnation biologique si on n'avalait pas son huile de foie de morue, quitte à se faire exploser le foie, «maladus dût-il crevare»!

Aussi, quand on nous dit d'«épouser notre époque» (encore une formule toute faite! Nous sommes bien forcés de l'épouser notre époque, nous ne pouvons pas en sortir de notre époque, nous sommes bien obligés de tenir compte de tout ce qui se passe dans notre monde actuel), eh bien, c'est entendu, nous l'épousons, notre époque, mais ce n'est pas une raison pour épouser aussi toutes ses erreurs, et pour confondre l'actuel avec l'éternel. »

(à suivre)

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Re: Ambiguïté des progrès

Message non lu par Cinci » mar. 14 avr. 2015, 21:21

(suite et fin)

«Quand vous épousez une femme, ce n'est pas forcément pour satisfaire tous ses caprices et s'incliner devant tous ses défauts (même chose pour une femme qui épouse un homme, n'est-ce pas?) ... On peut même essayer de les corriger un peu peut-être - correction très fraternelle, je ne parle pas de fouet! mais enfin, on peut s'améliorer réciproquement, et pour cela, il faut savoir résister l'un à l'autre quelquefois ... Donc, nous n'avons pas à adapter l'éternel au temps et au monde, comme on le dit trop souvent, mais nous avons à essayer d'ouvrir le monde et le temps à l'éternel. En dernière analyse, c'est cela qu'il lui manque et dont il a besoin. Ses conquêtes sont extraordinnaires, mais elles n'apportent rien aux hommes intérieurement, au contraire, elles les rendent toujours plus vides! D'où cet ennui profond, insondable, irrémédiable, qui accable nos contemporains. Être de son temps, au bon sens du mot, c'est sculpter son temps, le sculpter suivant un modèle qui est au-dessus du temps.

Je vous parlais tout à l'heure de l'ambiguïté des progrès ... Mais il y a un progrès qui, lui, n'a pas de rançon, pas de limites, et ne tourne jamais en son contraire, c'est le progrès de la vie intérieure, le progrès spirituel. Voilà, mesdames et messieurs, l'essentiel de ce que je voulais vous dire, et je conclurai par ce texte admirable d'un Père de l'Église grecque qui dit ceci : «Rien ne peut changer en mieux dans l'homme indivinement» - on pourrait dire : sans le secours de Dieu. C'est là seulement que la voie est ouverte à l'infini, à la nouveauté ... à l'Homme nouveau précisément dont parle saint Paul.

Source : Gustave Thibon, Les hommes de l'éternel. Conférences au grand public (1940-1985), [la présente conférence fut donnée sous ce titre pour la première fois le 9 mars 1968 à Creutzwald en Belgique], pp.195-205

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