Le problème, évidemment, c'est d'opposer d'un côté l'oraison, et de l'autre la liturgie. Les deux choses, si elles sont distinctes, sont complémentaires. C'est bien ce qu'explique Mère Cécile Bruyère, fondatrice et abbesse de Sainte Cécile de Solesmes. On peut dire sans hésiter qu'elle est la Sainte Thérèse d'Avila du XIX° siècle. Une maîtresse en vie spirituelle. Son livre de référence vaut vraiment la peine d'être lu et répondra, j'imagine, à énormément de vos préoccuppations.
Non seulement liturgie et oraison ne s'opposent pas mais elles se complètent heureusement :
Je vous propose de lire également ce compte rendu d'un enseignement fait à Solesmes sur cette question (site de la Schola Saint Maur) :
Mère Cécile Bruyère, vie liturgique et vie intérieure a écrit :
Je suppose que vous connaissez un peu dom Guéranger, mais pas forcément notre première abbesse et fondatrice, mère Cécile Bruyère. Son nom de baptême est Jenny. C’est elle qui a donné l’impulsion à la première communauté et à toutes les générations de moniales qui ont suivi. Elle est née à Paris le 12 octobre 1845. Sa famille a donné plusieurs artistes, des architectes surtout ; son grand-père maternel fut l’architecte de la Madeleine à Paris. Sa famille était voltairienne aussi, et assez mondaine surtout chez les hommes ; les femmes étaient plus pieuses mais avec des relents de jansénisme, donc une religion assez austère. L’atmosphère familiale était areligieuse. Jenny avait maman très attentive, très unie à Dieu. Elle éleva sa petite-fille dans cette atmosphère. Jenny était très sauvage surtout dans sa famille ou elle sentait cette atmosphère hostile à la religion. C’est Madame Bruyère qui aida Jenny à triompher d’un orgueil que rien ne faisait plier ; elle lui a appris les principaux devoirs du chrétien l’a éveillé en elle dès sa toute petite enfance ce sentiment de la présence de Dieu.
En avril 1857 Jenny aurait dû faire sa première communion à Paris mais elle tomba malade. Elle a eu la rougeole ; donc le jour de sa première communion à passé comme ça, et elle était désolée. Elle disait alors - ce qui est très symptomatique de l’atmosphère janséniste de l’époque - « je n’étais pas assez bonne je n’étais pas assez préparée ». On se demandait s’il fallait la faire attendre un an - à ce moment là c’était très rigoureux, la première communion n’avait lieu qu’une seule fois par an. Mais elle a du venir faire sa convalescence ici, tout-près de Solesmes à Chantenay (environ à 10 -15 km), où M. Bruyère avait acquis une propriété qui s’appelle Coudreuse. Après quelques démarches dom Guéranger qui connaissait un peu la famille a accepté de la préparer à la première communion et on a pu la joindre à la paroisse de Sablé. Elle a donc fait sa première communion le 28 avril 1857. Dom Guéranger est ensuite devenu le maître de son éducation surnaturelle. Il a guidé ses études, ses lectures durant toute la période durant laquelle elle était à Chantenay et par correspondance en hiver ou elle n’était pas présente, jusqu’à ce que M. et Mme Bruyère décident de venir s’installer définitivement à Chantenay, tout en allant à Paris chaque année.
Son nom de confirmation est Cécile. Dom Guéranger s’attela à déraciner en elle un tempérament très intransigeant. Il l’exhorta à « se laisser posséder par celui qui habitait son âme ». Dans une lettre il lui écrit : « la chose la plus importante pour Cécile est de ne jamais perdre le calme et de toujours conserver la paix dans son âme. Lorsqu’on se laisse troubler, on ne s’appartient plus, et on cesse d’entendre la voix intérieure de Dieu. Ce n’est pas un péché du moins toujours de se laisser emporter par l’imagination, mais c’est un danger parce qu’on y perd le recueillement et que l’on ne prie plus aussi bien. » Jenny était une adolescente comme les autres, qui regimbait contre l’autorité maternelle. Mme Bruyère se rendait compte de la valeur de sa fille et ne lui passait rien. Elle a voulu former une personnalité très solide et très enracinée dans la foi, les vertus surnaturelles et naturelles. Un jour elle écrit : "le règlement fait par maman me prescrit-il une chose, et c’est à ce moment-là que je ne sais quoi en moi veut faire tout autre chose. Si on me parle de n’importe quoi, malgré moi, pour ainsi dire, j’ai envie de contredire."
En fait elle désirait se consacrer à Dieu et dom Guéranger a compris ce désir et l’a éprouvé : être à Dieu seul, le servir uniquement. A 16 ans, il lui permet de faire vœu de virginité pour un an, puis de manière irrévocable. Elle continue à mener sa vie familiale, une vie assez mondaine. Elle s’efforce de s’éloigner intérieurement, lorsqu’elle est obligée d’aller dans des grandes réceptions et grands bals à Paris. Son père avait une autorité très puissante, un autoritarisme très intransigeant. Elle s’efforce d’entrer dans les vues de son père tout en gardant la douceur, en essayant de perdre une réserve glaciale. Elle se rendait compte par expérience que le bonheur autant qu’il est possible dans ce monde existe dans l’abandon complet de sa personne entre les mains de Dieu. Sa vie, elle veut ne pas la mener toute seule mais « avec lui, le Christ, tout est doux, tout est facile, aussi je ne le quitte guère et le prie de regarder favorablement chaque acte du jour ; je m’en trouve bien car alors il y met la main, et c’est bien bon d’être deux ». Très vite, elle s’est sentie appelée à une vie religieuse et elle a pensé au carmel parce qu’elle pensait qu’il n’y avait pas ou plus de Bénédictines en France mais elle fréquentait beaucoup Solesmes ; et peu à peu elle s’est sentie appelée. Le Seigneur la préparait à son insu et préparait aussi dom Guéranger - à son insu - à fonder Sainte-Cécile. Jenny fut mise à la tête d’un groupe de jeunes filles à Chantenay pour mener plus profondément la vie chrétienne. C’était une chorale en fait ; mais les jeunes filles se sentaient appelées à partager l’Évangile entre elles, à visiter les pauvres, et il y avait des petites réunions dont elle était l’âme. Dom Guéranger peu à peu s’est mis à l’instruire de la Règle de Saint Benoît, de la liturgie, de la vie des saints et du latin. Il y a quelques jeunes filles de Chantenay qui avaient les mêmes aspirations. Dans le même temps, à Marseille, dom Guéranger en 1866 préparait une fondation de moines, et autour de cette fondation s’était groupées des jeunes filles aussi plus ou moins déjà consacrées à Dieu, attirées par la liturgie, par la vie de louange. Dom Guéranger en allant à Marseille comprit qu’il devait là aussi une pépinière de futures Bénédictines. Bientôt Dom Guéranger envisagea de fonder Sainte-Cécile et de mettre à la tête de la fondation Jenny Bruyère. « Elle saurait distribuer la doctrine à ses disciples, leur montrant tout ce qui est bon et saint par ses oeuvres plus encore que par ses paroles ». Sainte-Cécile a été fondée en 1866 d’abord dans le bourg de Solesmes en attendant la construction du monastère puis en 1867 la petite communauté de 7 postulantes a pu s’établir ici au moment de la vêture des premières. Mère Cécile était la supérieure. Elle s’est mise dès les premiers jours à enseigner ces moniales quand dom Guéranger ne pouvait pas le faire lui même. Dom Guéranger était comme la maîtresse des novices et en même temps il formait une abbesse.
Quels sont les grandes lignes de l’enseignement de Mère Cécile ? Essentiellement, « nourrir la vie spirituelle des moniales et présenter à leur contemplation les vérités insondables de notre foi ». Ces grandes lignes ont servi de cadre au livre qu’elle a écrit d’abord pour sa communauté, mais qui a connu une grande diffusion non seulement en France mais dans plusieurs pays étrangers. Il a été traduit en plusieurs langues ; jusqu’à maintenant il est encore très vendu. « La vie spirituelle et l’oraison selon la sainte écriture et la tradition monastique ». Car les moines et les moniales ne sont pas les seuls à vouloir mener une vie spirituelle, surnaturelle, « la vie qui mène au bonheur que tout homme recherche nécessairement ». Comme nous l’avons entendu dans l’Évangile de ce matin, l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.
Le livre de notre Mère Cécile, nous avons essayé de le survoler pour vous en donner le principal dans le but que ça vous nourrisse spirituellement... Rien que de le travailler, c’est très fortifiant. Elle parle aux moines ou aux moniales. Elle commence par dire : « Le seul intérêt de tout homme, c’est d’atteindre la fin que Dieu s’est proposée en le faisant sortir du néant » [1]. Nous allons repartir de la première lecture que nous avons eue pendant la messe, ou du moins, on va partir de la Création. Ensuite, pendant la messe nous avons eu la rupture entre Dieu et la créature, l’introduction du péché originel. Elle dit : « il faut tendre à travers les ombres de la foi, à un essai, à une initiation de ce que sera le plein épanouissement de la vie éternelle ». Nous sommes convaincus que nous allons vers la vie éternelle, vers Dieu mais elle nous dit bien : déjà sur terre il faut tendre à vivre cette vie éternelle. C’est assez prodigieux quand on y pense comme cela ; en fait c’est la conséquence tout à fait logique du baptême. Quand on demande le baptême, quand les parents demandent le baptême pour leur enfant, ils le font pour que leur enfant devienne fils de Dieu, fils de l’Eglise et obtienne la vie éternelle. C’est capital ! La vie éternelle, vous y avez peut être déjà réfléchi, mais si je vous demandais ce que c’est qu’est-ce que vous me répondriez : « être face-à-face avec Dieu ». C’est tout à fait ça. La vie éternelle, ce n’est pas un lieu mais une durée, c’est Dieu, c’est une personne, ce sera - espérons le - être face à Dieu, Dieu qui devient tout en tous. C’est mystérieux. En fait notre Mère Cécile, dans le dernier chapitre de son livre nous dit « dès ici-bas l’âme baptisée est un ciel qui possède la Trinité » Elle ne l’invente pas, c’est dans l’écriture et par la grâce du baptême. C’est le charisme de dom Guéranger et de notre Mère Cécile d’avoir bien compris, expliqué et enseigné constamment qu’il n’y a donc qu’une seule liturgie ; la liturgie qui se déroule au ciel, si vous voulez l’adoration que Dieu reçoit au ciel, et même la vie d’amour, de communion et de louange qui circule entre les trois personnes de la Trinité. Et bien tout cela c’est notre vie, que l’on vit déjà par la grâce du baptême. Il n’y a pas une, deux, ou trois choses différentes : ce que nous vivons déjà sur la terre par la grâce du baptême - ce n’est qu’un petit début - dans la foi, parce qu’on ne voit rien, mais on croit - ce n’est qu’une petite graine qui va s’épanouir dans l’éternité. Donc ça vaut le coup de savoir ce que c’est et déjà de pouvoir le vivre au maximum.
Bien sûr c’est Dieu qui est le maître de cette liturgie, et c’est lui qui en est l’initiateur, qui prend l’initiative ; et la première initiative qu’il prend pour faire entrer des êtres dans cette vie de louange et de communion avec lui c’est d’abord de les créer. Le premier chapitre de la Genèse (la création) est décrit comme un grand acte liturgique, qui est un reflet déjà de cette liturgie que le monde et l’âme baptisée vit. A partir de rien, Dieu fait naître le monde, il l’édifie un peu comme un temple immense qui devient apte à lui rendre gloire simplement par le fait d’être. La vie rend gloire à Dieu. C’est un acte extraordinaire, personne ne peut se donner la vie à lui-même. Dieu seul nous la donne, il se glorifie en créant. L’univers matériel ne sait pas, ne peut pas dire à Dieu « merci » ; la terre, la mer, et les oiseaux ne peuvent pas le dire avec leur intelligence - végétale et animale. Ils n’ont pas d’intelligence - c’est simplement le fait d’être qui rend gloire à Dieu. Ils rendent gloire, donc silencieusement. Dans ce passage du prophète Baruch qu’on lit à la vigile pascale [2], on voit que Dieu crée les étoiles et que les étoiles répondent joyeuses en scintillant pour dire « me voici ». C’est merveilleux ! Simplement par le fait d’être. Elles obéissent à la loi naturelle ! Il y a aussi le psaume XVIII° qui dit que « les cieux racontent la gloire de Dieu ». Quand Dieu arrive au 6°jour, pour la création de l’homme, il y a comme une petite rupture dans le texte. Dom Delatte dit que Dieu se recueille un instant - c’est une façon de parler, bien sûr - il ne dit pas « que l’homme soit » mais « faisons l’homme à notre image ». Ce n’est plus comme les phases précédentes de la Création.
La création de l’homme est donc très différente. On peut remarquer une chose importante dans le texte sacré : il y a un message à retenir dans la forme du récit ; tout se déroule jour après jour : ça se fait par ordre. Tout ce que fait Dieu, il le fait dans l’ordre et c’est un reflet de sa sagesse. Quand on va voir le démon arriver ça va être le désordre terrible, tout à fait contraire aux oeuvres de Dieu qui se font avec harmonie. Nous aussi, notre vie avec Dieu, cette progression se fait avec ordre et harmonie. Et Dieu vit que cela était bon, que cela était même très bon ... C’est comme une petite antienne liturgique : il est heureux de ce qu’il fait ! Faisons l’homme à notre image, dit Dieu. Il veut récapituler toute la création et mettre un être dans le cosmos qui soit capable de lui offrir et de faire monter, de lui offrir tout cet univers créé ; l’homme est délégué pour faire remonter tout cet univers en louange vers lui. L’homme devient le prêtre de cette grande liturgie cosmique.
L’homme et la femme sont vraiment les chefs-d’œuvre de Dieu, et ils peuvent lire dans la création la gloire de Dieu. Dans l’épître aux Romains [3], saint Paul s’insurge contre les païens qui n’ont pas su reconnaître l’auteur de la Création ; ils dit qu’ils sont inexcusables, parce que rien qu’en regardant l’univers, on ne peut pas ne pas se dire « ça ne marche pas tout seul », il y a forcément quelqu’un au-dessus qui fait régner cet ordre et cette harmonie, et ce quelqu’un est infiniment plus fort que nous et nous devons nous soumettre. Rien que par la création nous avons cette possibilité de connaître Dieu. Je vous cite dom Delatte ; dom Delatte est le troisième abbé de Solesmes. Dom Guéranger a donné l’impulsion de louange, tandis que dom Delatte a donné l’impulsion de l’amour de la doctrine très spécialement ; bien sûr dom Guéranger aimait beaucoup la doctrine, mais dom Delatte était très axé sur saint Paul. Il a donné un très grand élan doctrinal à Solesmes et il très proche spirituellement de Mère Cécile : ils étaient contemporains. « L’homme lui-même est pris de la création, prélevé sur elle et institué son prêtre pour faire monter vers Dieu en son propre nom et au nom de toutes choses un hommage intelligent. Abrégé du monde par sa nature, (...) sa fonction et d’en recueillir toutes les voix, (...) sa mission est de tout animer de sa pensée et de son amour, de tout offrir soit par l’usage, soit par la louange proprement dite. » [4] Dom Delatte l’écrit dans son commentaire de la règle de Saint-Benoît, le chapitre sur l’office divin. Dans ce passage, il parle pour des moines, pour nous montrer précisément tout ce qui rentre dans notre office divin. La création ne se clôt et ne s’achève qu’en lui, l’homme. il est l’anneau entre elle et Dieu, et « lorsque cet anneau se brise, la création entière est atteinte et déchoit » [5]. C’est donc ce que nous avons entendu ce matin dans la première lecture.L’intimité entre Dieu et l’homme a été rompue... Alors comment retrouver cette intimité qu’Adam avait avec Dieu avant la chute ? Yahvé descendait à la brise du soir converser avec Adam [6] pour exprimer une intimité que nous ne pouvons pas concevoir. Dieu descendait converser avec l’homme. « Depuis le premier péché, le travail facile de la terre s’échangeait en un labeur dur et parfois sanglant ; de terre germent les ronces et les épines. Cette terre, lorsqu’elle signifie le cœur de l’homme ne fait point exception à cette loi : le pain super-substantiel qui est le verbe de Dieu - l’eucharistie - ne se livre à nous qu’à la sueur de notre front. Espérer que l’âme humaine produira des fruits de salut sans que le soc de la charrue y passe, sans que les soins multiples l’entourent, c’est la plus dangereuse de toutes les illusions. » Donc vous voyez le rapprochement entre la création et la chute, et ce travail aussi de la grâce de Dieu qui va se produire en nous : il va falloir labourer la terre. Ce que l’homme était incapable de faire, Dieu s’en charge, c’est lui qui va remettre l’anneau : c’est la parabole du fils prodigue, une image non seulement du pécheur qui revient vers Dieu, mais de ce grand pécheur qui est l’humanité ; et qui revient vers Dieu. Et Dieu lui remet l’anneau au doigt et va célébrer des noces. Et c’est ce qui s’est passé par l’incarnation. Les noces avec son fils, c’est vraiment l’humanité qui déjà dans le sein de Notre-Dame, se refont entre Dieu et l’humanité, et alors dans une proportion bien plus extraordinaire qu’avant. C’est pour cela qu’on chante dans l’exultet de la veillée pascale « bienheureuse faute qui nous a valu un tel rédempteur ». C’est très osé de la part de l’Eglise de chanter ça, mais elle a raison...
La deuxième personne de la Trinité s’incarne. Celui qui est le Verbe, qui est la louange parfaite du Père vient nous révéler les secrets de la vie trinitaire et il devient à la fois LE prêtre - l’homme était déjà le prêtre mais le Christ devient le vrai prêtre - et en même temps la victime. Il réhabilite l’homme vis à vis de Dieu, il réconcilie l’homme ; l’alliance désormais est éternelle, définitive. Dans le Christ la liturgie devient parfaite et achevée et c’est désormais par le Christ que tout acte de culte remonte à Dieu. C’est pour cela que dans toutes les prières de l’Eglise - les oraisons - sont toujours conclues par « par Jésus-Christ Notre Seigneur qui vit et règne ... » et jamais « par le Saint Esprit ». Ce qui ne veut pas dire que le Saint Esprit n’y est pas, bien sûr, mais vraiment le Christ est le Pontife, le médiateur par qui tout remonte vers Dieu. Notre Mère Cécile écrit « la venue du Fils de Dieu sur la terre (...) atteignit aussitôt ce résultat : d’associer à l’œuvre liturgique des créatures intelligentes élevées à l’état surnaturel [par la grâce du baptême] (...) et bien qu’à des degrés divers tous sont appelés à concélébrer avec le Pontife souverain » [7], - remarquez au passage son vocabulaire : elle parle de concélébration avec le Christ ; et quand nous lisons son livre et ses conférences, nous sommes très frappés et des rapprochements entre son enseignement - qui est celui de l’Eglise - et en particulier l’enseignement du concile Vatican II. D’ailleurs dom Guéranger aussi. On dit bien que dom Guéranger était un peu précurseur du Concile, et avec notre Mère Cécile c’est très fort aussi : il s’agit du sacerdoce commun des fidèles, qui a été bien été remis en valeur par le Concile.
Je vous cite un passage de Lumen Gentium de Vatican II « Les baptisés, en effet, par la régénération et l’onction du Saint-Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, pour offrir, par toutes les activités du chrétien, autant de sacrifices spirituels, et proclamer les merveilles de celui qui des ténèbres les a appelés à son admirable lumière (cf. 1P 2,4-10 ). C’est pourquoi tous les disciples du Christ, persévérant dans la prière et la louange de Dieu (cf. Ac 2,42-47), doivent s’offrir en victimes vivantes, saintes, agréables à Dieu (cf. Rm 12,1), porter témoignage du Christ sur toute la surface de la terre, et rendre raison, sur toute requête, de l’espérance qui est en eux d’une vie éternelle (cf. 1P 3,15 ) » [8] Là, vous avez tout le livre de notre Mère Cécile ! Donc la question que nous pouvons nous poser est la suivante : comment le baptisé appelé à une si-haute vocation, exerce t’il son sacerdoce et devient-il un temple habité par le Saint Esprit ? Où va t’il puiser les lumières qui peuvent le conduire sur ce chemin, qui est tout de même, il me semble, attirant que je ne sais pas ce que vous en pensez ? C’est tout de même l’essentiel de notre vie...
Notre Mère Cécile répond que « les enfants de l’Eglise ont tous la science de leur mère dans la liturgie sacrée, cette liturgie qui contient la méthode la plus parfaite de l’oraison, la plus traditionnelle, la mieux ordonnée, la plus sainte et celle qui laisse le plus d’essor à la liberté de l’Esprit Saint. » Justement parce que nous nous glissons par la liturgie dans les sentiment de l’Eglise, et du coup nous ouvrons notre petite coquille et nous entrons dans la prière du Christ et la grande intercession du Verbe de Dieu qui fait tout remonter vers son Père. Cela nous dilate et cela nous rend vrais et réels devant Dieu. Quelquefois on a l’impression d’entrer dans un océan, on se sent débordé de toute part ! En fait c’est le moyen le plus sûr, le plus à l’abri des illusions dans la prière. Ce qui ne veut pas du tout dire qu’il faut mettre de côté la prière personnelle mais, se greffer sur cette prière de la liturgie. Ce trésor de la liturgie est à exploiter « non pour lui porter un amour stérile et purement extérieur mais pour attirer et reproduire en [nous] les symboles et les formes qui renferment de si vivantes réalités » [9].
Q/ Ce n’est pas banal, ce que vous nous dites.
Oui, et la question que vous vous posez, c’est « est ce que ça nous concerne vraiment lorsqu’on est laïc ? » : vous savez, même pour nous c’est extraordinaire, on se le dit tous les jours ! Nous, parce que nous sommes consacrées à cette vie. C’est vrai ! Plus nous avançons dans cette voie, plus on se le dit... Mais c’est pour nous, et c’est pour vous : le baptême, c’est à la racine de tout. C’est l’aboutissement, c’est ce vers quoi nous tendons tous - par des voies différentes qui sont des vocations mais ça n’empêche que Dieu nous attend tous pour nous faire partager cette vie. Notre Mère Cécile cite une parole de l’Apocalypse : « voici que je suis à la porte et je frappe ; si quelqu’un écoute ma voix et m’ouvre la porte j’entrerai chez lui, je mangerai avec lui et lui avec moi. » L’écriture sainte n’est ni pour les moines ni pour le commun des mortels. « Si nous trouvons dans ce texte l’indication évidente de l’intimité d’amour que Dieu veut bien contracter avec l’homme dès le temps, il intimité dont la première avance vient du Seigneur qui se tient à la porte et qui frappe ; nous voyons aussi dans ce texte que l’homme pour sa part doit correspondre à ses miséricordieuses avances, ouvrir la porte de son âme sous peine d’empêcher le Seigneur de demeurer avec lui. L’inégale distribution des grâces ne ferme pas la voie de l’union divine tout comme la diversité des ministères ne nous interdit pas d’appartenir tous au corps du mystique du Christ. », c’est à dire religieux, laïc, parents, mariés...
Notre Mère Cécile faisait cette petite prière : « Seigneur refais-moi à ton image, à force de t’incliner vers moi ; refais-moi pour te plaire ». Pour que Dieu puisse dire de chacun d’entre nous « c’est vraiment bon » et pour que nous aussi le disions « Seigneur, c’est vraiment bon » pour que nous lui disions merci. Ceci dit, on fait l’expérience quotidienne de la faiblesse en nous ou au dehors de nous. Nous avons nos obstacles en nous mais nous nous heurtons aussi à des obstacles à l’extérieur et cela nous fait ressentir de façon plus ou moins profonde ou douloureuse le soc de la charrue dont parlait notre Mère Cécile. Le soc de la charrue qui revient en nous et qui laboure, ça casse la terre, c’est un peu douloureux ! Mais c’est indispensable et ce soc, ce travail de la grâce en nous, même les petites épreuves, tout ce que l’on peut rencontrer sur notre chemin, cela a un effet salutaire : de nous faire prendre conscience qu’on a besoin de la grâce de Dieu, que sans lui on ne peut rien faire, que notre cœur a besoin d’être vraiment renouvelé entièrement. « Refais-moi ton image » dit notre Mère Cécile ; le psaume 50e qui dit « Seigneur créé en moi un cœur nouveau », c’est une recréation surnaturelle. Alors Jenny Bruyère dès son plus jeune âge quand elle a commencé à rencontrer dom Guéranger qui la préparait à sa première communion et bien que dom Guéranger lui avait appris ce procédé qui consiste à faire de nos fautes autant d’échelons pour monter vers Dieu. « Si vous saviez comme je vois clair que Dieu ne fonde et bâtit qu’avec des ruines, des impossibilités, des paralysies ». C’est très dynamique et c’est très positif ; « et souvent les épreuves peuvent être le signe que le Seigneur avance vers nous avec cette bonté, cette constance et cet amour industrieux dont la vue seule ravit d’admiration les anges eux-mêmes. Dieu qui a créé l’homme libre tient à honneur de ne point user envers lui de violence mais il se glorifie d’atteindre sa fin avec force et avec douceur en lui faisant une pacifique conquête. » Cela se fait sans bruit. Dieu ne fait pas de bruit ; il vient dans la brise légère et non pas avec le tonnerre et les coups de klaxon.. Non ! Dieu aime le silence, la discrétion, c’est pour cela qu’il faut avoir l’oreille du cœur très fine. Elle citait souvent ce mot de dom Guéranger : « les circonstances font les saints, les saints ne font pas les circonstances » pour bien montrer que là où nous sommes, tels que nous vivons dans notre situation, c’est celle-là où nous nous sanctifions et non pas « si c’était comme ci ou si c’était comme ça ». Non ! « Si nous étions plus délicats envers Dieu nous verrions qu’il sème dans notre existence tout ce qui est nécessaire pour opérer un détachement complet. » Elle savait que pour progresser dans la vie spirituelle il faut, comme dit le Seigneur dans l’évangile plutôt perdre qu’acquérir quelque chose. Il faut plutôt perdre et donc se perdre, perdre sa vie pour gagner son âme. C’est prendre Dieu pour unique moteur et ne se déterminer que d’après ses sentiments à lui. Tout cela ne se fait en un jour mais c’est vrai que tous cela, ce sont des petites préparations du Seigneur qui nous touchent intérieurement et qu’il fait comme dans la guérison de l’Evangile où le Seigneur touche le sourd muet et lui dit « Effatta », « ouvre toi ». Tous les jours le Seigneur nous dit d’une façon d’une autre « Effatta », « ouvre toi ». C’est une visite du Seigneur qui peut nous montrer la laideur du péché auquel elle renonce et aussi surtout la route lumineuse qui s’ouvre devant nous. La présence de Dieu peut alors devenir familière ce qui veut pas dire sensible - parce que là on n’est pas du tout dans le domaine du sensible, mais dans le domaine de la foi - et donc c’est une habitation à s’ouvrir pour laisser Dieu opérer : « il étendra insensiblement son règne en nous et autour de nous, et lui qui est cette paix qui dépasse tout sentiment il habitera bientôt cette âme d’une manière stable et il n’y viendra pas seul. Nous viendrons à lui dit le Seigneur, et nous ferons en lui notre demeure. ». Cela, c’est la paix même si ça n’est qu’un petit début que nous vivons en nous ; c’est cela qui nous donne la paix et la joie même au milieu des grandes épreuves. C’est déjà un peu le bonheur qui commence dès ici-bas, ce bonheur qui continuera et s’épanouira au ciel.
Q/. Dom Guéranger avait un grand amour de la liturgie ; comment Mère Cécile a pu auprès de ses moniales retransmettre ce message que c’est quelque chose qui vient de Dieu, et non pas d’une quelconque nostalgie... Nous avons une action qui touche la liturgie, et c’est difficile à faire comprendre parce qu’on est dans le monde, c’est quelque chose de vivant, qui n’est pas figé !
Comprendre comment ce trésor de la liturgie n’est pas quelque chose d’un peu suranné et doit continuer nourrir la vie spirituelle... La liturgie c’est une expression de la vie chrétienne ; c’est toute notre vie de foi, d’espérance et de charité qui se manifeste. Et puis la Tradition de l’Eglise n’est pas une chose figée mais qui est très vivante... La liturgie est l’expression de cette Tradition, quelque chose qu’on ne contrôle pas, nous. On ne contrôle pas la liturgie, ce n’est pas personnel. Elle nous est donnée par l’Eglise, elle ne nous appartient pas : mais entrant dans cette liturgie, elle devient nôtre. Tout notre être passe dans cette liturgie. La pensée de notre Mère Cécile c’est de se perdre pour entrer en Dieu et justement en entrant dans l’essentiel de la vie chrétienne qui est la liturgie. Mais pas simplement le de chanter le Credo d’une certaine façon ; la liturgie c’est aussi les sacrements, toute la vie chrétienne, en fait. C’est pour cela aussi que les petits livres de dévotion n’ont d’une certaine façon à rien à voir avec la prière de l’Eglise. Et pour ça, dom Guéranger et notre Mère Cécile ont eu un peu à lutter parce qu’à leur époque on n’avait pas de missel, on n’avait même pas le droit de lire les paroles de la prière eucharistique pendant que le prêtre les disait lui-même à l’autel. On avait un petit livre qui glosait ce qui se passait dans la liturgie, mais ce n’étaient pas les paroles liturgiques. Dom Guéranger par son « année liturgique » qui a été très répandue a ouvert un champ nouveau dont on a pas bien l’idée, parce que des missels, on en a ! Remarquez on ne s'en sert plus beaucoup parce que la liturgie est souvent dans beaucoup d’endroits en Français, et donc on se contente d’écouter, mais c’est un tort, parce qu’on n’entre pas bien dans les prières.
Q/. Comment est-ce que Mère Cécile articule cette prière très personnelle un peu dans la tradition du Carmel avec la prière du cœur et cette prière de l’Eglise, cette prière liturgique ?
En fait il n’y a pas de vraie rupture. Souvent elle dit que notre vie d’oraison c’est de reprendre toutes ces prières liturgiques et de les faire nôtres, de les comprendre profondément et que ça devienne notre prière. Et dans le secret de l’oraison, il n’y a pas que la prière officielle de l’Eglise, il y a aussi la prière silencieuse pour reprendre tout ce qu’on a obtenu. Dans la liturgie et l’écriture sainte, vous vous retrouvez : vous retrouvez tous vos sentiments, les sentiments du cœur humain, par exemple dans les psaumes. Vous retrouvez toutes vos situations. Par exemple prendre un passage de l’évangile ou un psaume un jour où vous avez le cafard ; vous prenez un psaume où le psalmiste était dans une grosse épreuve, ça peut vous aider non seulement à faire passer votre souffrance mais à la faire entrer dans le corps mystique du Christ pour vous ou pour d’autres, et à vous ouvrir à d’autres qu’on ne connaît pas mais qui peuvent connaître ces situations là et qui ne savent pas prier. Et le faire pour ceux qui n’ont pas cette chance de savoir prendre les mots ou les expressions, l’attitude devant Dieu. C’est aussi un aspect du sacerdoce commun des fidèles, cette intercession aussi dans la communion des saints qui rentrent dans la grande intercession que le Christ offre au Père. Le plus difficile à saisir, c’est le lien entre prière personnelle et liturgie. Ca se comprend très bien parce que quand on débute dans la vie monastique, on n’a pas eu cette habitude d’une vie liturgique. Historiquement dom Guéranger a donné à lire à Jenny Bruyère sainte Thérèse d’Avila, très tôt. Elle a été formée aussi à cela et elle l’a intégré en faisant entrer cette pensée dans une vie liturgique.
Q/. A l’époque on était très imprégné de la « devotio moderna », des exercices spirituels, il y avait des méditations orientées dans les monastères. Il y avait paraît il même des gens qui disaient « à Solesmes, ce ne sont pas des moniales ».
Dom Guéranger a fait son séminaire avec cette formation là. Il a retrouvé cependant, grâce à l’étude des textes liturgiques mais aussi des Pères de l’Eglise et de toute la grande Tradition de l’Eglise, cette grande sève liturgique qu’on retrouve dans les documents du Concile Vatican II. C’est incroyable quand on y réfléchit ! C’est très équilibrant et pacifiant, aussi : on se sent bien au cœur de l’Eglise.
[1] Mère Cécile Bruyère, la vie spirituelle et l’oraison, chapitre I, « Quelques notions générales », p 1
[2] Ba, 3, 34-35.
[3] Rm, 1, 20.
[4] Dom Paul Delatte, Commentaire sur la Règle de Saint Benoît, Chapitre VIII, « de l’office divin », p. 159.
[5] Dom Paul Delatte, Commentaire sur la Règle de Saint Benoît, Chapitre VIII, « de l’office divin », p. 159.
[6] Gn 3, 8.
[7] Mère Cécile Bruyère, la vie spirituelle et l’oraison, chapitre XXIII, « Il n’y a qu’une seule liturgie », p 374-375.
[8] Concile Vatican II, Lumen Gentium, 10.
[9] Mère Cécile Bruyère, la vie spirituelle et l’oraison, chapitre XXIII, « Il n’y a qu’une seule liturgie », p 395.