L'âge séculier ...

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Cinci
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L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » lun. 17 sept. 2018, 23:51

Bonjour,

Un petit partage !

Je voudrais déposer ici un ou deux articles très intéressants. J'aurai pris connaissance de ceux-ci il y a peu. Et le tout porterait sur le sécularisme et la place du religieux dans notre société. J'y aurai cru voir des façons assez originales d'aborder le sujet. D'une manière ou d'une autre, réfléchir ne peut pas faire de tort, comme chacun sait.

Le premier est un article un peu costaud d'Olivier Roy soit "Sécularisme et fondamentalisme : les deux faces d'un même phénomène ?" , l'autre est de Marcel Gauchet "Le désenchantement désenchanté". Les intéressé(e)s pourront toujours commenter par la suite. Bonne lecture !




Sécularisme et fondamentalisme : les deux faces d'un même phénomène ?

par

Olivier Roy

"... la sécularisation contribue à redéfinir le religieux plutôt qu'à le marginaliser ou le confiner dans le privé (et, même dans ce cas, confiner au privé revient justement à redéfinir ce qu'est le religieux, et non simplement l'expulser de l'espace public). En un mot, il y a un rapport dialectique entre les deux notions, et prendre le sécularisme issu de la déchristianisation pour le modèle universel de toute sécularisation est certainement une faute de perspective qui ne permet pas de comprendre comment une société non chrétienne, islamique par exemple, peut se séculariser à sa manière.

De même, la séparation entre les deux espaces (séculier et religieux) peut s'appliquer selon des registres différents, avec des effets différents.

Elle peut être purement juridique (États-Unis) et ne pas impliquer une sécularisation de la société et de la culture; elle peut être philosophique, voire idéologique, comme l'est devenue la laïcité française, se voulant une alternative à la vision religieuse du monde (voir par exemple l'annonce faite d'un enseignement obligatoire de la "morale laïque" à l'école à partir de 2013) ; elle peut être purement sociologique (on ne pratique plus), sans se chercher un fondement constitutionnel, juridique ou politique, comme en Grande-Bretagne et au Danemark où la sécularisation de la société n'a pas remis en cause le statut de l'Église officielle.

Inversement, de violents conflits politiques autour du contrôle du religieux ne se traduisent pas nécessairement par une sécularisation de la société. Le conflit entre le Pape et l'Empereur au XIe et XIIe siècles, loin de refléter la maxime du Christ "Rendez à César ...", ne portait pas sur la séparation des pouvoirs, ni sur la place du religieux, mais sur son contrôle (tout comme le gallicanisme et le joséphisme), alors que le conflit entre la République et l'Église, en France du moins au début du XXe siècle, portait bien sur la neutralisation du religieux dans l'espace public ou plus exactement sa réduction à un culte librement choisi par des individus.

La volonté d'autonomie de l'instance politique par rapport aux autorités religieuses n'est pas propre au christianisme, car tant les Sultans ottomans, en reprenant tardivement le titre de calife, que la monarchie marocaine ont toujours voulu marquer leur prééminence politique, et ni les rois très chrétiens, ni les sultans-califes ne niaient la centralité du religieux ou la necéssité. de s'y référer en politique : ce qu'ils affirmaient était le primat du politique et non la séparation du religieux et du politique.

Dans le christianisme, la "théorie des deux royaumes" n'a pas été une préfiguration de la séparation du religieux et du politique.

Les conflits religieux et, en particulier, les guerres de Religion en Europe ont montré, en revanche, l'impossibilité d'établir ou de rétablir (après la Réforme de Luther) l'hégémonie religieuse, ce qui a eu pour conséquence un règlement "séculier" des conflits religieux [...] La tolérance n'est pas d'abord un concept philosophique produit par les Lumières, mais bien la conséquence politique et juridique de l'échec de la volonté d'hégémonie religieuse. On voit précisément comment le principe de la séparation, résultant d'un processus politique conflictuel, peut in fine se traduire par une autonomisation du politique qui, à son tour, va renvoyer la religion à sa propre autonomie, mais aussi à sa solitude.

En somme, dans l'Europe chrétienne, la sécularisation est d'abord et avant tout le résultat d'un processus politique et non un aboutissement théologique; la théologie n'a pas été instauratrice, elle a fourni les outils de l'adaptation à une mutation politique qu'elle n,a pas voulu reconnaître dans un premier temps, Le Syllabus de 1864 (Pie IX) condamne la séparation de l'Église et de l'État. La papauté a résisté face à cette sécularisation.

Si l'Église ne demande pas le droit de gérer la vie politique (pas plus que les oulémas musulmans), elle s'est toujours définie comme détentrice des grands principes d'ordonnancement de la vie et de la société, et n'admet pas une séparation entre normes religieuses et valeurs culturelles, même si, dans la grande tradition du thomisme, elle accepte qu'un non-croyant puisse régler sa vie sur une morale naturelle ou des principes philosophiques, lesquels cependant, en dernière instance, ne peuvent trouver leur vérité ultime que dans la révélation (la philosophie comme servante de la foi). Le thomisme est, à sa manière, totalisant, dans sa conception d'une société qui fixe à chacun sa place et ses devoirs : ce qui explique sans doute que la "théologie de la libération", élaborée dans des milieux de culture thomiste, ait pu s'entendre avec cette autre philosophie totalisante qu'est le marxisme, alors que l'évangélisme protestant s'est désintéressé de la question sociale.

(à suivre)

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mar. 18 sept. 2018, 18:29

(suite)

La sécularisation signifie donc "la construction du religieux comme instance séparée", plutôt que l'inverse, l'autonomie de non religieux par rapport au religieux.

En ce sens, l'absolutisme [Louis XIV, etc.] a bien été aussi un processus de sécularisation, même s'il ne s'est jamais construit sur le principe de la séparation. C'est bien un processus de ce type que l'on voit dans le monde musulman : la sécularisation n'est pas le produit d'une théologie éclairée ou d'une philosophie des Lumières, mais bien d'un conflit politique fondé sur le cercle suivant : si tout est religieux, alors aucune force politique ne peut dans un processus démocratique se réclamer de son hégémonie sur le religieux. Par conséquent, le jeu politique est purement politique, la religion n'étant qu'un vague horizon de sens, et l'espace politique est bien sécularisé, sans que la société ne le soit forcément.

Objectivation du religieux

Quelles que soient les formes et le contexte de la sécularisation, elle implique une objectivation du religieux, à la fois par la communauté de foi qui doit expliciter pourquoi la norme qu'elle défend n'est plus une valeur partagée par le reste de la société (par exemple l'opposition au mariage gay) et par l'instance séculière qui, même si elle n'est nullement antireligieuse, doit définir la place et la nature du religieux, car celle-ci n'est plus évidente.

Concordat ou loi de séparation, inclusion ou exclusion, ont le même effet : définir le religieux.

Mettre ou non la charia au centre du droit positif revient précisément à définir, dans les deux cas, ce qu'est le religieux, c'est à dire lui donner une forme, un contenu précis et donc des limites (Si tout est charia, alors il est impossible de définir ce qu'est la charia, - ce qui était d'ailleurs le cas au début de l'islam : il n'existait aucun traité définissant la charia). Dans ce cas, islamisme et fondamentalisme sont aussi des instruments de la sécularisation car ils contribuent à "objectiver la religion" et à la séparer des autres registres (culture et politique).

En somme, la question n'est pas celle de l'opposition entre deux systèmes de valeurs, l'un séculier ou laïc, l'autre religieux (jamais Jules Ferry n'a défini la laïcité comme un système opposé à celui de l'Église catholique), mais celle des effets de la nécessaire objectivation du religieux par l'instance politique, ce qui pour moi définit la sécularisation.




Cette explicitation du religieux se fait selon deux axes différents, apparemment opposés, mais allant dans le même sens :

1) D'une part, le religieux est amené à se définir explicitement du fait de sa déculturation : le savoir religieux ne va pas de soi, il doit être explicité; la norme religieuse n'est plus partie prenante de la culture (liberté sexuelle, mariage homosexuel), elle doit donc se dire et s'opposer, elle n'apparaît plus comme naturelle. La religion ou morale naturelle et la théologie rationnelle sont en crise, car la rationalité ne soutient plus la vérité de la foi, pour l'islam comme pour le catholicisme.

C'est là que réside le problème : traditionnellement, tant dans l'islam que dans le christianisme, la théologie se veut dans la continuité de la philosophie, utilisant le même appareil conceptuel et la même référence à la raison, mais une raison servante de la foi et de la vérité. Cette continuité, déjà mise à mal par le calvinisme, a disparu. Les efforts du très thomiste Benoit XVI de penser la théologie sur le registre de la rationalité, de la nature et de la philosophie ne passent pas : l'appel à la morale naturelle, au droit naturel et désormais à l'anthropologie pour condamner le mariage gay, ne fonctionne pas; le discours religieux apparaît bien comme une doctrine arbitraire, un exposé de normes et non comme une démonstration de la vérité.

L'objectivation du religieux par lui-même entretient la coupure avec la culture dominante au lieu de remettre en place un pont.

2) Mais d'autre part,le séculier doit dire ce qu'est le religieux, quelle est sa place, ce qui peut être considéré comme une norme religieuse et quelle est l'acceptabilité de cette norme religieuse (de la burqua à la circoncision). Ma thèse est donc que ce qui apparaît comme un conflit est un processus de réajustement réciproque.

Dans tous les cas, la sécularisation revient à "faire du religieux une instance autonome et explicite, définie par le séculier". Cette définition prend des formes différentes mais impératives, en particulier sur le plan juridique : il ne suffit pas d'affirmer la liberté religieuse, il faut définir en quoi une liberté est religieuse, en quoi une communauté. d'opinion constitue une communauté de foi, en quoi une pratique est cultuelle ou simplement culturelle, enfin où poser les limites à la liberté religieuse.

Là est le noeud du problème. Car comment le séculier peut-il définir un religieux qui lui est désormais extérieur de fait, mais aussi, en Occident en tout cas, de droit en raison de la séparation de l'Église et de l'État ?

(à suivre)

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mer. 19 sept. 2018, 20:33

(suite)
L'autonomisation du religieux se fait d'abord par rapport à la culture dominante : si dans la première moitié du XXe siècle, l'Église était en phase avec la morale laïque sur une certaine anthropologie de la famille (criminalisation de l'avortement et de l'homosexualité, "complémentarité" plus qu'égalité entre homme et femme, centralité de la filiation légitime par le couple marié hétérosexuel), le démantèlement progressif du code napoléonien à partir des années 1960, qui va culminer dans la légalisation du mariage gay, entérine une rupture culturelle que l'Église n'a pas vu venir.

L'Église a bien perçu la déchristianisation, mais a pensé la nouvelle culture profane soit comme péché (perversion), soit comme simple ignorance, soit comme une culture humaniste susceptible de partager les grandes valeurs de l'Église, par référence à une morale naturelle. Le profane était donc soit pécheur soit humaniste, mais non pas païen. "France, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême ?" s'exclame Jean-Paul II lors de sa visite en France en 1980, comme s'il parlait à des brebis égarées.

Mais il faut attendre le livre Vers une France païenne de Mgr Hippolyte Simon, archevêque de Clermont, pour que cette culture soit désormais perçue comme païenne. [livre édité en 1999]


[Désormais ! ...]


Ainsi le religieux, minoritaire et assiégé, va-t-il hisser le drapeau sur de nouvelles murailles.

Il accentue l'explicite, c'est à dire la religion en terme de normes plutôt que d'éthique (ce qu'on retrouve bien sûr dans le wahhabisme et le judaîsme ultra-orthodoxe, pour qui la situation de minorité a toujours été une évidence, y compris dans l'État d'Israël), mais aussi d'appartenance, car celle-ci doit être explicite : l'exhibitionnisme du signe religieux a plus à voir avec un repositionnement en extériorité de la culture dominante qu'avec l'importation d'une culture étrangère.

Il y a tout un jeu autour de l'appartenance religieuse, mais qui va dans les deux sens. D'un côté, les communautés de foi ont l'excommunication facile, les musulmans radicaux promeuvent le concept de "takfir" dans les années 1960, et les rabbins ultraorthodoxes de Jérusalem n'hésitent pas à brandir le "herem" contre politiciens et adversaires.

Sans aller aussi loin, l'Église catholique ne cesse de rappeler aux bonnes soeurs américaines et aux députés catholiques que l'on ne peut être dans l'Église que si on accepte tous les enseignements. En septembre 2012, l'Église catholique allemande décide d'exclure de la vie de l'Église tous ceux qui ne cochent pas la case "catholique" sur leur feuille d'impôt : c'est la fin de l'appartenance implicite.

Les évangéliques sont moins formalistes mais l'on sait faire comprendre au "refroidi" qu'il n'a plus sa place au temple.

Inversement, et plus curieusement, beaucoup de non croyants veulent effacer les traces de leur appartenance passée. C'est la demande de désaffiliation en Allemagne et en Espagne, et d'effacement des registres de baptême en France, ou bien de suppression des appartenances religieuses sur les cartes d'identité (Turquie, Grèce).

Cela explique sans doute un phénomène tout aussi récent : le refus de partager passivement un signe religieux qui ne signifie pourtant rien pour le sujet et n'entraîne aucune conséquence pratique ou symbolique (refus de voir du hallal non étiqueté comme tel circuler dans les cantines ou des fast-foods en France, refus du voisinage de laisser certains Juifs orthodoxes déployer un "erouv" ou fil quasi invisible destiné à permettre aux croyants de sortir dans le quartier pendant le shabbat).

Cette objectivation et cet isolement du religieux ne sont pas une simple conséquence de la sécularisation : ils sont revendiqués par les conservateurs religieux et les fondamentalistes, qui voyaient précisément le risque de voir le religieux se dissoudre dans une sorte de morale naturelle, d'éthique vague ou de philosophie théiste. Pour cette école, Vatican II a été le concile de la sécularisation : si l'on voit dans la sécularisation une oeuvre de Dieu (Bonhoeffer, Cox), alors le religieux disparaît.

Vatican II a procédé a un lissage de la spécificité chrétienne. Par exemple, la traduction du missel du latin au français a été l'occasion d'une édulcoration. Cette tendance à gommer le religieux ou bien à le séculariser est visible dans d'autres espaces [...] La religion se fond dans l'ethique, la convivialité et le "raisonnable". Mais ce fut aussi la disparition de la soutane, l'Église qui se fond dans le décor urbain, l'usage des langues profanes et l'euphémisation des termes religieux (concupiscence, expiation, tourments de l'enfer).

Au contraire, le retour du latin, de la soutane et du magistère, à partir des années 1980, rétablit la visibilité du sacré.

Ce qu'on appelle le retour du religieux, c'est en fait non pas un retour, mais une nouvelle forme de visibilité, une visibilité de rupture et non de continuité. Ce qui donne souvent à l'exhibitionnisme de la norme un côté étrange, bizarre (burqua), exhibitionnisme revendicateur (christian pride), identitaire. Le marqueur religieux ne paraît plus normal : cela va de la soutane (quand l'abbé Pierre la portait lorsqu'il était député en 1953, cela ne choquait personne, aujourd'hui ce serait impossible) au son des cloches.

La sonnerie de cloche est traitée par le néorural comme le chant du coq chez son voisin fermier : non pas quelque chose qui aurait l'évidence respectivement du culturel et du naturel, mais comme des intrusions incongrues dans un espace public qui n'est que la juxtaposition des espaces privés. En ce sens, et conformément à l'étymologie, le néorural est bien un néopaïen
.
(à suivre )

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mar. 02 oct. 2018, 4:42

L'État se trouve donc contraint de gérer la visibilité de la norme religieuse dans l'espace public, parce qu'elle n'a plus d'évidence sociale ou culturelle, d'où des conflits incessants, et parce qu,elle apparaît incongrue, voire menaçante. C'est l'Instance séculière qui dit ce que la religion est, car elle sélectionne dans l'ensemble des demandes faites par le religieux celles qui sont acceptables, voire contraignantes. L'État se prononce sur la nature du religieux (L'Église de scientologie est une religion aux États-Unis, une secte en France, un groupe délinquant en Allemagne); sur l'orthodoxie (le voile ou la circoncision sont-ils une contrainte religieuse ?); il s'efforce aussi d'institutionnaliser les communautés de foi pour avoir un interlocuteur (création du CFCM en France). L'expert est appelé aussi à dire ce qu'est la norme et l'orthodoxie. Du coup tribunaux et autorités publics sont en charge de définir les normes religieuses reconnues et/ou acceptables; en effet, comme elles ne sont plus liées ni à des pratiques communes, ni à des valeurs communes, elles doivent faire l'objet d'un classement entre acceptable et non-acceptable.


L'exhibition du signe : de la foi à l'identité

L'objectivation du religieux se fait sous deux formes : la norme et l'identité; la première suppose la foi, la deuxième l'ignore le plus souvent, mais tous les deux se manifestent par une volonté de visibilité dans l'espace public.

Ce n'est donc pas un hasard si l'essentiel des débats et conflits portant aujourd'hui sur les religions se fait au sujet des signes extérieurs et visibles de religiosité : port du voile, érection de mosquée ou de minarets, crucifix sur les murs, turbans sikhs, soutanes catholiques, mais aussi sonnerie de cloches et appel de muezzin. Le débat sur les signes invisibles est justement des demandes de visibilité : on veut savoir si ce qu'on mange est hallal ou non, on ne supporte pas qu'un espace ou objet public soit, même très discrètement, sacralisé, comme l'érection d'un erouv autour d'un quartier ou la présence d'un crucifix dans une salle de classe.

Reste à penser la nature de cette visibilité pour le croyant : c'est interprété par les non-croyants comme une reconquête ou une conquête de l'espace séculier, ou bien comme une tentative de prosélytisme, quand le croyant parle pour sa part soit de témoignage de sa foi, soit d'expression de son être, voire aussi de protection contre une profanation de sa foi par un environnement hostile.

Le croyant se retrouve donc dans une position où toute explicitation de sa foi le fait paraître ridicule ou fanatique. Si la caricature comme dessin joue un tel rôle aujourd'hui, c'est bien parce qu,elle correspond à une perception spontanée du religieux visible comme devant être neutralisé par le rire ou la loi. Cet isolement du religieux se traduit aussi par un affaiblissement des relais entre croyants et société : la démocratie chrétienne, la charité, le bénévolat, l'assistance sociale, en somme le service des autres. Le croyant s'installe dans la position du soufi dans le naqushbandisme, à l'écart au milieu de la société; il témoigne comme dit l'Église, mais ne sert plus guère, dans tous les sens du terme (les ordres contemplatifs recrutent plus que les ordres hospitaliers aujourd'hui). Si la bonne soeur est toujours populaire, la sainteté est suspecte, et c'est sans doute la victoire de la sécularisation : le religieux semble n'apporter que des inconvénients.


Face à ce repli, l'Église catholique tente de retrouver un socle commun entre la communauté de foi et la société sécularisée en termes de valeurs et d'identités, et non d'une norme transcendante qui refuserait le séculier. En somme, l'Église tente de déconfessionnaliser la tension entre religion et sécularisme, et de se reconnecter avec une société sécularisée. Deux registres sont mis en avant : la valeur (la vie par exemple, dans l'opposition à l'avortement ou à l'euthanasie), ou bien l'identité (chrétienne dans le cas de la défense de la présence du crucifix dans les salles de classe italiennes) ou, plus généralement, l'identité anthropologique des sociétés, ce dont nous allons reparler.

Or si l'Église peut maîtriser la définition des normes (même si cela la met en conflit avec le reste de la société), l'identité, quant à elle, est instrumentalisée par des mouvements populistes qui aujourd'hui sont profondément sécularisés, même s'ils insistent sur l'identité chrétienne de l'Europe, mais à seule fin d'exclure les musulmans et non de promouvoir une rechristianisation des moeurs et des pratiques sociales. Ce malentendu sur la référence identitaire masque le fait qu'elle joue dans le sens non d'un retour du religieux mais de la sécularisation.

p. 202

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mar. 02 oct. 2018, 12:26

Mais ici toutes les religions ne sont pas sur le même plan d'acceptabilité; car bien des non-croyants tendent à privilégier une religion de référence, celle liée historiquement à leur culture, même si ce lien s'est distendu ou n'est plus compris. Ils font une distinction entre le signe religieux indigène et l'autre, celui de l'étranger. L'identité consiste à définir une "relation incroyante au religieux", à sélectionner tant dans le champ religieux que culturel un nombre limité de signes (la croix par exemple, déjà présente sur les blasons, drapeaux et tombes militaires, plutôt que le crucifix où figure le corps du Christ) que l'on érigera en symbole d'une continuité dans la présence d'un "religieux qui n'est plus religieux". Si le nombre de ces signes est limité et superficiel, c'est parce que toute extension romprait le consensus portant sur le choix.

Il s'agit en somme de marquer le sécularisme comme le produit d'un certain religieux : l'opération peut se faire sous des formes complexes (définir la philosophie politique occidentale comme une théologie politique qui fonctionne de manière culturelle, sans référence à la foi, ou montrer comment institutions et attitudes envers les institutions ne se comprennent que par un héritage théologico-politique - Pierre Legendre), mais elle prend souvent des formes caricaturales, la laïcité ne serait possible que du fait du verset sur "Rendez à César ..." (Luc 20, 20-26), ce qui nous ramène à une fausse lecture du conflit entre l'Empereur et le Pape comme on l'a vu, ou folklorique (apéros saucisson-pinard) exercice favori des mouvements populistes, dont le but est de recréer un lien dans une société sécularisée, plongée dans l'inculture religieuse, mais qui veut maintenir à distance les autres religions, sans pouvoir y opposer une foi.

La référence à l'identité promeut sur un mode "incantatoire" une religion de référence : en effet, comme on le voit dans les débats actuels, les mouvements populistes se réclament en fait de valeurs laïques, c'est à dire essentiellement des Lumières (liberté d'expression, liberté individuelle) et de la libération sexuelle post-soixante-huitarde, et rejetant la norme catholique (refus de la contraception, apologie de la fidélité dans le couple, etc.). L'aporie de l'identité chrétienne de l'Europe est donc que les valeurs mises en avant par les "identitaires" sont en rupture avec les normes chrétiennes (sur le sexe en particulier, mais plus généralement sur tout ce qui touche à la conception de la liberté humaine).

L'islamophobie exacerbée des populismes exprime ainsi une phobie du sacré en général, une volonté de désacralisation que l'Église ne peut entériner.

En tentant de permettre au religieux (ici le christianisme) de faire retour comme identité, les populistes contribuent à accentuer la sécularisation du christianisme et à ne faire du religieux que de la culture, même s'ils pensent la culture comme un religieux refroidi.


Or ce retournement du religieux en identitaire prend à contre-pied des communautés de foi (en général toute la tendance charismatique, tant dans le catholicisme que dans le protestantisme) qui, en rupture avec la vision du Concile Vatican II (avec sa tentative de réinscrire le religieux au sein même d'une société sécularisée) , ont mis en avant la centralité de la foi et de la norme religieuse, contre son affadissement dans une vague culture chrétienne sécularisée.

Mais les réponses de ces communautés sont ambiguës : elles ne rejettent pas la référence identitaire qui leur assure une sorte de copyright sur toute référence religieuse dans la culture, mais elles ne réussissent pas à ramener les identitaires à la pratique du culte, ni même à une révérence de façade envers la norme religieuse (contrairement aux pays musulmans où les islamistes occupent l'espace d'intersection entre communautés de foi - ce que sont les Frères musulmans égyptiens - et mouvements populistes - ce qu'ils deviennent quand ils passent de la confrérie au parti politique).

Le pari, pour les croyants, est que, sur le long terme, le retour de la foi permettra de concilier les deux. Mais on peut penser au contraire que défendre le "religieux comme de l'identitaire" mine à la fois la norme et la foi, en déconnectant les deux, et renforce donc la sécularisation. De fait, la vague populiste se traduit dans les urnes, mais non pas dans les confessionnaux; et le contraste est grand entre les marqueurs mous de l'identité et les marqueurs stricts de la norme religieuse, sans parler de la spiritualité.

p. 205

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mar. 02 oct. 2018, 13:19

[... et "à la fin de l'envoie, je touche" ... ici la botte de Cyrano ...]


L'identité est un ersatz de culture commune qui sert de pont entre la communauté de foi et le reste de la société, permettant de concilier sécularisation et permanence de la religion sur ses confins. Ainsi, quand l'Église essaie de mobiliser contre le mariage homosexuel en France en août 2012, joue-t-elle sur deux registres : l'appel à la prière, qui ne concerne bien sûr que les membres de la communauté de foi, et la référence à une anthropologie fondatrice de la société (au moins de la société occidentale), référence qui est supposée être partagée tant par les croyants que par les incroyants. Le cardinal Barbarin parle de "changement de civilisation" et déclare que la famille se fonde dans cet amour complémentaire et durable de la femme et de l'homme : "c'est une question au sens sociologique, anthropologique du terme. Il y a profondément un choix de civilisation qui concerne le modèle familial comme la fin de vie", tandis que Mgr Podvin, porte-parole de la Conférence des évêques de France, déclare que l'amour homosexuel "pose une question anthropologique".

L'Église se trouve dans une situation problématique, dans la mesure où les partisans du mariage gay lui renvoient une version du mariage , dénuée de toute teneur anthropologique, se référant néanmoins à une lecture chrétienne : le mariage comme sublimation de l'acte de chair par l'amour, miroir et reflet de l'amour du Christ. Cette lecture chrétienne du mariage est bien sûr récente dans le catholicisme; traditionnellement, il s'agissait de contenir "l'acte de chair" dans le mariage, faute de pouvoir le sublimer dans l'abstinence.

Mais l'apologie de la liberté sexuelle, propre au XXe siècle, a poussé l'Église a changer de registre. Tout le discours de l'Église pour contrer la libération sexuelle et donc la promiscuité sexuelle de la seconde moitié du XXe siècle a consisté à présenter la fidélité en couple comme la quintessence de l'amour et d'une vraie sexualité, en opposant l'harmonie entre sexualité et amour dans le couple à une liberté sexuelle qui déprécie et l'amour et le corps, et qui engendre lassitude, ennui et dégoût de soi.

Mais il n'y a jamais eu de consensus dans l'Église ou dans la société sur le fait que le mariage soit fondé sur l'amour (il suffit de lire 1 Corinthiens 7,1-2) : c'est une présentation récente dans l'Église. D'ailleurs, si le mariage était défini par l'amour des partenaires, il ne pourrait plus être présenté comme fondement anthropologique de la société; ce qui est le grand argument des cultures qui mettent en avant le mariage arrangé, de l'hindouisme aux Juifs ultra-orthodoxes : le mariage est une affaire bien trop importante pour être confiée à la subjectivité des jeunes épousables.

La demande contemporaine de droit au mariage homosexuel reprend précisément ce paradigme néochrétien : nous voulons nous marier parce que nous nous aimons, parce que nous voulons réconcilier couple et sexualité, bien loin des clichés sur le nomadisme sexuel des hommes gays, et là bien sûr l'Église ne peut pas suivre. Comme de plus elle admet désormais l'humanité de l'individu homosexuel , elle ne peut le rejeter dans la bestialité (ce qui fut le cas), ni même dans la perversité (encore que certains aimeraient bien le faire). Il est difficile à l'Église de contester que deux personnes du même sexe puissent s'aimer; il lui est aussi difficile d'opposer la "stérilité" du couple homosexuel puisque celle-ci est contournée par l'adoption ou les techniques de procréation artificielle. Ne reste donc que l'argument anthropologique, mais qui, d'une part, est parfaitement séculier et, d'autre part, n'entraîne pas l'adhésion, si l'on en croit les sondages. La société semble bien admettre que les changements qui la traversent depuis une cinquantaine d'années ont bien [doivent entraîner ?] des conséquences anthropologiques.

En quittant le terrain de la théologie et de la foi pour mettre en avant un argument séculier, l'Église n'a pas réussi à reconstruire un pont avec la culture profane.

p. 206

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mar. 02 oct. 2018, 14:58

Une remarque tout personnelle, ici, sur ce passage d'Olivier Roy, pour développer un peu, pour imager :
Olivier Roy écrivait :
En ce sens, l'absolutisme [Louis XIV, etc.] a bien été aussi un processus de sécularisation, même s'il ne s'est jamais construit sur le principe de la séparation. C'est bien un processus de ce type que l'on voit dans le monde musulman : la sécularisation n'est pas le produit d'une théologie éclairée ou d'une philosophie des Lumières, mais bien d'un conflit politique fondé sur le cercle suivant : si tout est religieux, alors aucune force politique ne peut dans un processus démocratique se réclamer de son hégémonie sur le religieux. Par conséquent, le jeu politique est purement politique, la religion n'étant qu'un vague horizon de sens, et l'espace politique est bien sécularisé, sans que la société ne le soit forcément
Eh oui ...

Sa Majesté le roi très chrétien Louis XIV est un agent de la sécularisation. - "Comment !" C'est ici qu'il faudrait se (re)souvenir opportunément du conflit qui aura naguère mis au prise Louis XIV lui-même avec le "parti des dévots" (puis ensuite les jansénistes, etc.)
C'est Louis XIV qui permet à Molière d'administrer avec son Tartuffe un camouflet au parti des dévots (on parlait aujourd'hui des intégristes), qui autorise donc la pièce. Louis XIV était "diabolisé" par les jansénistes.

Représentant de l'État français ("royaume de France"), le roi Louis XIV revendiquait dans son domaine une supériorité sur le religieux. La société civile française du temps de Louis XIV était bien une société chrétienne et où la foi occupait encore une place centrale dans la vie du peuple. Le roi est lui-même un croyant. Mais pour la bonne marche des affaires de l'État, : distinction est faite entre le jeu politique proprement dit (qui gouverne et de quelle façon; pour appliquer les lois dans tel sens plutôt que tel autre, au besoin pour suspendre même l'application de ceci ou cela que le Pape aimerait bien et etc. )

Avec son "absolutisme royal", le roi dit représenté le peuple, agir dans l'intérêt du peuple et si besoin est à l'encontre des grands seigneurs féodaux de province. Il est un agent de l'égalité, qui tend à rabaisser la noblesse au rang de la roture (ou presque). Ainsi, faire en sorte que tous aillent se plier à une même loi cf. révocation de l'édit de Nantes; ou alors suppression d'un "accommodement raisonnable" qui brise l'unité du royaume, nous rappellerait bien "quelque chose" de si familier à notre époque, comme le concept d'égalité devant la loi ou le concept de la "supériorité des intérêts de l'État" devant les intérêts particuliers de groupes religieux dissidents. " Par là, on voit à quel point nombre de laïcards forcénés de l'an 2000 (et antichrétiens souvent) auraient pu être aisément, - et au contraire (oui, sans doute) -, de fervents supporters, des fans numéro 1 du roi très chrétien, quand il serait venu le temps de mettre au pas ces "protestants haïssables" (islamistes sectaires, etc.)

Au passage, ma remarque ici (et "merci à Olivier Roy !") pourrait bien dénouer un "contentieux" que j'aurai pu avoir avec une participante catholique de ce forum, en matière de laïcité. Si la personne concernée passe par ici, elle comprendra ce que je voulais dire lorsque je disais que la laïcité française (la séparation des pouvoirs, etc.) plongeait ses racines jusque dans le gouvernement monarchique du Grand Siècle français.

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » lun. 08 oct. 2018, 20:34

(suite de la page 206)


La sécession des Églises

Malgré toutes les tentatives, la communauté de foi [parlons ici de l'Église catholique] n'arrive pas à se reconnecter avec la société sécularisée. Et elle fini part assumer ce statut de minorité, d'exception, sinon dans son discours, du moins dans sa pratique juridique. Nous assistons en effet depuis quelques années à une demande récurrente faite par les communautés de foi devant les tribunaux : la reconnaisance de leur exceptionnalisme. Il s'agit d'être exempté de la norme dominante, parce que celle-ci est séculière, et, éventuellement, d'être protégée contre le blasphème.

La communauté de foi se définit donc de plus en plis sur un statut dérogatoire, comme contre-société, relevant de ses normes propres, ce qui est un aveu de minorisation. Et le point d'imputation de la liberté religieuse passe de l'individu à la communauté de foi. La liberté n'est plus celle d'un individu qui veut pratiquer mais celle d'une communauté qui demande une dérogation par rapport à la loi commune.

En France, l'Église catholique a obtenu en Cour de cassation le droit de mettre fin à un contrat d'enseignement avec une professeure divorcée puis remariée d'une école sous contrat, même si celle-ci n'enseignait en rien la religion.

[...]

Si Benoit XVI parle bien de la vie comme valeur, les demandes faites aux autorités par l'Église portent sur une liste de normes et de mesures concrètes (avortement, contraception et mariage), et non sur des valeurs générales. On définit ce qui est non négociable, on fait pression sir les législatures catholiques (menace de refus de l'eucharisitie). L'Église est, dans la négociation, quasiment de type syndicale et corporatiste.

En somme, on passe de la liberté religieuse à la liberté des groupes religieux, ce qui se traduit par un discret glissement sémantique aux États-Unis : au lieu du terme consacré "religious freedom", l'Église et les républicains de la droite évangélique utilisent de préférence le terme "religious liberty".

[Le problème, les enfants ...]

Le problème est qu'aujourd'hui les religions de référence n'ont plus guère à dire sur la société comme totalité. L'Église catholique n'intervient plus sur le social en général; elle a laissé s'effondrer la démocratie chrétienne, qui était justement un effort de concilier les valeurs chrétiennes et pratique politique sécularisée; elle a voulu reprendre son monopole de la gestion des normes et des valeurs, sans accepter un bras séculier chargé de la traduire en termes non religieux et donc de l'édulcorer. L'Église n'intervient plus à partir d'une vision globale de la société, mais seulement sur une liste restreinte de normes. En somme, la religion n'est plus un englobant, ce qui était le cas dans le thomisme ou le khomeinisme; elle fonctionne sur un code (le salafisme par exemple), même si bien sûr elle se réclame de valeurs universelles [...]


La convivialité introuvable

C'est là-dessus que bute la théorie de "l'accommodement raisonnable", car elle suppose [fini l'englobant] que tout le monde ait entériné l'idée que la société juxtapose des groupes ayant chacun leur propre définition du Bien absolu.

Le problème de la théorie de "l'accommodement raisonnable" est double : elle fait de la société un simple contrat entre individus ou groupes d'individus, et non un projet politique. Ainsi ignore-t-elle l'histoire et l'imaginaire politique. En outre, elle suppose une symétrie entre la normativité de chaque groupe, ce qui est vrai des groupes religieux, mais ne convient pas aux séculiers. Elle peut fonctionner avec des groupes qui disposent d'un système de normes explicites, mais pose problème pour les groupes se référant à une "culture" que personne ne peut définir (englishness, dutchness, francité ...); car, comme toute culture, elle ne saurait se traduire en un système de normes explicites. C'est ici d'ailleurs que le populisme achoppe quand il tente de définir une "identité" nationale, qui ne va guère plus loin, pour la France, que le saucisson-vin rouge et la bise sur les joues.

Il n'empêche que les séculiers vivent mal le multiculturalisme, ramené en fait à la "cohabitation de groupes religieux", parce que précisément il n'y a aucune symétrie entre la normativité religieuse et celle de la culture séculière. On a vu plus haut comme des séculiers refusent la présence d'un signe religieux, même insignifiant, voire invisible pour eux. Comme si le sens religieux s'imposait, même et surtout lorsqu'il n'est pas partagé ! La dyssimétrie entre communautés de foi objectivées autour d'un système de normes explicites et une culture sécularisée qui rejette l'idée même de normes, au profit de notions plus vagues ("mon choix", l'identité, les valeurs, la convivialité) est déstructurante.

La laïcité à la française se présente ici comme un effort conscient de résoudre le problème en faisant de la laïcité à son tour un système de normes explicites ("morale laïque") et en rejetant le religieux dans le privé. Mais le double mouvement est condamné à l'échec : il n'y aura pas de consensus laïc sur les valeurs, et encore moins sur les normes, sinon antireligieuses, seulement un discours de la majorité (sur l'euthanasie ou le mariage homosexuel), et rien ne peut confiner la religion dans le privé dans un système démocratique.

Le multi

L'invention du concept de multiculturalisme fut une tentative intéressante de résoudre le problème en ramenant le religieux au culturel (rappelons que ce concept fut inventé pour réconcilier deux cultures symétriques : le Québec et le Canada anglophone, et non pas deux religions). Mais ce concept manque précisément ce qui a été la caractéristique première du "retour" du religieux, à savoir la déconnexion de la norme religieuse de son contexte culturel.

L'aporie du multiculturalisme est de "traiter le religieux comme du culturel", alors que toute l'évolution actuelle va dans le sens de la déconnexion : born again, salafis, convertis, "islam à la française". Les nouvelles générations ne s'Intéressent pas à l'islam culturel de leurs parents, souvent d'ailleurs très local (algérien, marocain, etc.), mais veulent développer un islam global, au-dessus des cultures données. Le multiculturalisme ne permet pas de gérer la question du "revivalisme" religieux, parce qu'il nie précisément la différence entre foi et identité, culture et religion, groupe ethnique et communauté de foi, etc. Ce n'est pas que le culturalisme soit mauvais, c'est qu'il ne permet pas de gérer le religieux, sauf si on le ramène à l'identité, ce qui est précisément le fait d'un populisme que le multiculturalisme prétend invalider


- Fin de la citation pour cet article

Olivier Roy, "Sécularisme et fondamentalisme : les deux faces d'un même phénomène ?", pp. 191-212 in Sylvie Taussig (sous la direction de). Charles Taylor, Religion et sécularisation, CNRS éditions, Paris, 2014, 286 p.

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » lun. 08 oct. 2018, 22:30

Le désenchantement désenchanté

par

Marcel Gauchet



Il faut dans notre démarche nous porter au-delà de l'analyse des croyances et de leur contenu. Car nous sommes inconsciemment victimes, sur ce terrain, d'une réduction typiquement moderne du religieux aux croyances religieuses et aux pratiques associées : éthique, rituels, etc. En fait, cette expression même de "croyance religieuse" relève d'une compréhension récente de la religion,dont on peut très précisément situer l'origine au début du XIXe siècle, en Allemagne, en France, en Angleterre. Une compréhension que nous ne pouvons pas projeter rétrospectivement sur le passé sans risquer de passer à côté de l'aspect principal du phénomène religieux tel qu'il a existé dans la longue durée de l'expérience humaine.

En effet, pour l'humanité dans son ensemble, pour autant que nous le sachions, pour l'humanité depuis ses débuts [...] pour la totalité des sociétés connues de nous en tout cas, au regard de laquelle il faut situer ce que nous devons appeler l'exception moderne, la religion était autre chose et bien plus que des croyances religieuses. La religion, pour le dire autrement c'est bien autre chose que des idées, des représentations, des sentiments, des conduites relatifs au surnaturel et au sacré. C'est pour nous modernes, et de puis deux siècles au plus, que la religion est devenue cela. Mais elle représentait auparavant absolument autre chose. Elle correspondait à "une manière d'être complète des sociétés humaines", à une organisation exhaustive du monde humain. Ce n'était pas simplement que le "religieux était partout", comme le dit Danièle Hervieu-Léger, d'une formule que Charles Taylor reprend à son compte, c'était que le religieux était organisateur de tout. Il formait la clef de voûte d'une manière de se constituer un monde humain social.

Le processus de sécularisation est ce processus de transformation qui nous a fait passer de cet ancien mode de structuration dans un autre mode qui renverse ses traits point pour point. Nous devons parler d'une mode de structuration hétéronomepour le premier et décrire cette transformation comme le passage à un mode de structuration autonome, formule à préciser, qui nous permet, je crois, de mieux identifier le contenu.

[...]

Une illustration, au passage, du faux débat type crée par cette restriction moderne, la question : "Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? " Elle est absolument sans intérêt, la catégorie de la croyance, au sens de l'adhésion intime à un message, n'ayant aucune pertinence à l'échelle de la mythologie grecque. C'est une catégorie moderne projetée abusivement sur un passé où elle est dépourvue de toute prise sur l'organisation de l'expérience intellectuelle et sociale.

Pour nous modernes, les croyances religieuses ne sont pas organisatrices ou structurantes du monde dans lequel nous vivons, quand bien même nous serions les croyants les plus fervents. Mais elles l'étaient, y compris pour les esprits forts qui, tout en se souciant fort peu du corpus des fables de leur tribu, se montraient pourtant en général des tenants résolus de l'ordre mis en place par les significations religieuses et des pratiquants assidus des rites destinés à les perpétuer. Il importe de nous délivrer de notre ethnocentrisme de moderne pour comprendre ce qu'a été le religieux dans l'histoire humaine.

Voilà pourquoi il me semble plus pertinent de parler de "sortie de la religion" plutôt que de sécularisation, "sortie de la religion" entendue comme une sortie de l'organisation religieuse du monde. Une sortie qui laisse entière la question des croyances religieuses, lesquelles survivent très bien à ce passage hors de la structuration hétéronome, même si leur place et leur statut en sont fondamentalement changés.

L'hétéronomie, à la lettre, la loi de l'autre : tel est en effet le concept qui concentre l'essentiel du mode de structuration religieux. Il ne s'agit pas seulement d'idées, de croyances, de représentations, mais, comme nous l'avons dit, de dispositions pratiques et d'orientations concrètes, que l'on peut regrouper sous quatre concepts : tradition, domination, hiérarchie, inclusion ou, si l'on veut, holisme.

La structuration hétéronome, c'est d'abord pour les communautés humaines, une manière de s'organiser dans le temps sous le signe de l'obéissance au passé fondateur, de l'assujetissement à l'origine et aux ancêtres, de la soumission à la tradition.

C'est ensuite un type de pouvoir réfractant la dépendance envers une loi située au-delà du monde des hommes et relayant, par sa supériorité de nature sur ceux qui lui obéissent, la dépendance de tous envers le fondement surnaturel. La royauté sacrée en constitue l'illustration la plus immédiatement parlante de notre histoire. La structuration hétéronome passe en troisième lieu par un type de lien entre les êtres, la hiérarchie - chose du monde que nous avons le plus de mal à comprendre aujourd'hui, très présente cependant dans une grande partie du monde. Un type de lien faisant tenir les êtres ensemble par leur inégalité de nature et l'attache des inférieurs aux supérieurs à tous les échelons de la vie collective, de la famille et du père chef de famille au souverain surnaturel.

Non seulement le tout précède et domine les parties, non seulement le tout communautaire englobe les composantes individuelles, mais chaque être particulier n'existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient.

La sortie moderne de la religion, en regard, c'est le renversement terme pour terme de cette organisation et le passage progressif, sur cinq siècles, dans un mode de structuration autonome dont nous pouvons placer ici les termes beaucoup plus familiers : l'individualisme, l'égalité à la place de la hiérarchie, la représentation à la place de la domination, l'histoire à la place de la tradition.

La sortie de la religion se manifeste par l'invention d'un nouveau principe de légitimité consacrant l'indépendance de l'individu. Le rapport entre le tout et ses parties se renverse : l'individu est premier, la société est seconde, telle est la formule élémentaire de ce que nous appelons l'individualisme. Si la société est seconde, il s'ensuite que le lien de la société résulte toujours par principe de l'accord des individus et de la mise en commun de leurs droits primordiaux. Nous retrouvons ici le schéma logique du contrat social.

Si les individus sont premiers, et libres à ce titre, ils sont aussi égaux en nature, ils sont également libres. Il n'y a plus d'inférieur ni de supérieur par nature. Ce qui lie les personnes ce n'est plus leur dépendance mutuelle liée à leur inégalité de nature, mais leur accord, à égalité, dont il faut toujours présumer la présence.

Il s'ensuite une modification radicale du statut du pouvoir. Alors qu'il dominait la société au nom du fondement divin, l'ordonnant du dessus d'elle selon un ordre supérieur d'origine supra-humaine, le pouvoir n'a plus, dans le nouveau cadre, de légitimité qu'à la condition d'être produit d'une manière ou d'une autre par la société, de sortir d'elle, d'émaner de la volonté libre manifestée par les individus qui la composent. En un mot le pouvoir devient, - et quelles que soient les modalités de son exercice -, la représentation de la société.

Enfin, la disposition de la société, elle aussi, dans le temps s'inverse. Si elle obéissait au passé de la tradition, elle bascule maintenant vers l'invention de l'avenir : ce que nous appelons histoire, au sens moderne. Toutes les sociétés sont historiques, en ceci qu'elles changent et que, propriété bien plus mystérieuse, elles ne peuvent pas ne pas changer. Il est impossible d'imaginer une société humaine qui serait durablement stable. Pourquoi ?

Toutes les sociétés sont historiques, mais la plupart des sociétés antérieures à la nôtre changeaient malgré elles, sans en être conscientes, malgré ce qu'elles se racontaient et en dépit de leurs prétentions à rester fidèles à leurs traditions, qu'elles ne cessaient de réinterpréter - nais c'est nous qui le savons, pas elles.

Au contraire, les sociétés modernes, non seulement savent qu'elles changent et qu'elles deviennent consciemment historiques avec le développement de toutes les sciences nouvelles qui vont surgir pour décrire et analyser ce changement, mais elles veulent changer : elles s'organisent en vue de leur propre transformation. Elles se déploient en se tournant vers le futur, en vue de leur production d'elles-mêmes, en se projetant dans l'avenir, raison pour laquelle elles se mettent à valoriser par-dessus tout la production matérielle et la technique, et se vouent à l'économie.

p. 79


(à suivre)

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Bassmeg » mer. 10 oct. 2018, 21:43

Bonsoir Cinci,

Merci pour le partage, il y a beaucoup de choses à dire et le sujet est vaste.

Si j'ai bien compris, selon les auteurs cités, la sécularisation aurait profité aux religions (à la base, ça m' a paru paradoxal, mais une fois lu l'article, en fait ca se tient). L' idée me parait vraiment interessante, originale, et surtout, crédible.

C'est vrai que depuis l' avénement des Lumieres, de la méthode scientifique et du rationnalisme, les religions sont de moins en moins compétitives pour ce qui est d' administrer un état ou une population (le dernier exemple en date est daesch, on sait tous que ce n' est pas souhaitable).

Résultat, il me semble qu 'une espece de modus vivendi s' est trouvé, bon gré mal gré entre les religions et les peuples. Ca me rappelle le NOMA de Jay Gould (non overlapping magisteria- non empiettement des domaines de compétences). Aux peuples de s'administrer et de se régir depuis la naissance des individus a leur mort. Aux religions de gérer l'avant vie et l'après vie.

Jean Paul II a dit un jour a Stephen Hawking "Ce qu' il y a après le Big Bang, c' est à vous. Mais ce qu' il y a avant le Big Bang, c' est à nous.".

Je crois qu 'on en est là. A part dans de plus en plus rares isolats, les religions n' interviennent plus directement dans les affaires des gouvernements. Grace a votre partage, je viens de comprendre que ce n'était pas forcément un mal pour les religions en question à l'heure actuelle, mais plutôt un avantage.

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » sam. 13 oct. 2018, 5:01

Merci pour le commentaire.

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Bassmeg » lun. 15 oct. 2018, 22:49

Merci à vous pour le partage, surtout. Ça m' a aidé à comprendre pourquoi la sécularisation des sociétés n' est pas le fléau sataniste que décrivent certains nostalgiques de la théocratie, et aussi pourquoi la sécularisation peut même être bénéfique a tous les cultes et toutes les religions. Je sentais confusément l' idée, mais formulé comme vous l' avez fait, c' est plus clair.

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Re: L'âge séculier ...

Message non lu par Cinci » mar. 22 oct. 2019, 20:22

Une brève ...
Le christianisme recule en Grande-Bretagne

De nouvelles données du recensement de 2011 indiquent que le nombre de personnes s'identifiant comme chrétiens en Angleterre et au Pays de Galles a diminué de 4 millions au cours des dix dernières années, de 37,3 millions en 2001 à 33 millions en 2011.

Les données indiquent aussi que le nombre de personnes se déclarant athées a augmenté de 6 millions à 14,1 millions.

"Cela devrait servir d'avertissement aux Églises que leurs attitudes de plus en plus conservatrices ne passent pas auprès du grand public", a affirmé Terry Sanderson, président de la National Secular Society. "Cela remet aussi en question le statut officiel de l'Église d'Angleterre, dont la prétention de parler au nom de la nation entière est maintenant très difficile à prendre au sérieux."

D'autres enquêtes ont détecté des tendances semblables. Le sondage British Social Attitudes de 2012 a indiqué que seulement la moitié environ des Britanniques déclarent une appartenance religieuse, une baisse marquée par rapport à 1991 ou les deux tiers en faisaient autant. A peine le quart des jeunes s'identifient comme religieux.

Source : Religion News Service


Quand on pense à la déchristianisation des terres de l'ouest ...

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