Un petit écrit de ce cher Comte-Sponville (agnostique) pourrait peut-être aider l'un ou l'autre à ancrer ou mieux définir ses propres idées ?
Voici :
Mais c'est ici qu'il faut faire attention ..."... une tolérance universelle serait bien sûr moralement condamnable : parce qu'elle oublierait les victimes, parce qu'elle les abandonnerait à leur sort. Tolérer, c'est accepter ce qu'on pourrait condamner, c'est laisser faire ce qu'on pourrait empêcher ou combattre. C'est donc renoncer à une part de son pouvoir, de sa force, de sa colère ... Ainsi tolère-t-on les caprices d'un enfant ou les positions d'un adversaire. Mais ce n'est vertueux que pour autant qu'on prenne sur soi, comme on dit, qu'on surmonte pour cela son propre intérêt, sa propre souffrance, sa propre impatience. La tolérance ne vaut que contre soi, et pour autrui. Il n'y a pas de tolérance quand on a rien à perdre, encore moins quand on a tout à gagner à supporter, c'est à dire à ne rien faire. "Nous avons tous assez de force, disait La Rochefoucauld, pour supporter les maux d'autrui." Peut-être, mais nul n'y verrait de la tolérance.
Tolérer c'est prendre sur soi : la tolérance qui prend sur autrui n'en est plus une. Tolérer la souffrance des autres, tolérer l'injustice dont on est pas soi-même victime, tolérer l'horreur qui nous épargne, ce n'est plus de la tolérance : c'est de l'égoïsme, c'est de l'indifférence, ou pire. Tolérer Hitler, c'était se faire son complice, au moins par omission, par abandon , et cette tolérance était déjà de la collaboration. Plutôt la haine, plutôt la fureur, plutôt la violence, que cette passivité devant l'horreur, que cette acceptation du pire ! Une tolérance universelle serait tolérance de l'atroce : atroce tolérance !
Au contraire de l'amour ou de la générosité, qui n'ont pas de limites intrinsèques ni d'autres finitudes que la nôtre, la tolérance est donc essentiellement limitée : une tolérance infinie serait la fin de la tolérance !
En somme, le philosophe nous accordera donc le fait que la tolérance est une vertu. Mais il ajoute que la tolérance en soi comporte des limites. A l'intérieur d'une certaine limite, le vertueux devra donc mettre en pratique sa vertu à l'égard de ceux qui en serait moins pourvu.Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Ce n'est pas si simple. Car celui qui n'est juste qu'avec les justes, généreux qu'avec les généreux, miséricordieux qu'avec les miséricordieux, etc., n'est ni juste ni généreux ni miséricordieux. Pas davantage n'est tolérant celui qui l'est qu'avec les tolérants. Si la tolérance est une vertu, comme je le crois et comme on l'accorde ordinairement, elle vaut donc par elle-même, y compris vis-¸a -vis ceux qui ne la pratiquent pas. La morale n'est ni un marché ni un miroir.
Il écrira aussi plus loin et parce que le phénomène est lié :
"... qu'est-ce que le totalitarisme ? C'est le pouvoir total d'un parti ou d'un État sur le tout d'une société. Mais si le totalitarisme se distingue d'une dictature ou de l'absolutisme, c'est surtout par sa dimension idéologique. Le totalitarisme n'est jamais le pouvoir d'un homme ou d'un groupe : c'est aussi, et peut-être d'abord, le pouvoir d'une doctrine, d'une idéologie (souvent à prétention scientifique) , d'une "vérité" prétendue telle. [...] le totalitarisme, ajoute Hannah Arendt, fonctionne à l'idéologie ou (vu de l'intérieur) à la "vérité". C'est en quoi tout totalitarisme est intolérant : parce que la vérité ne se discute pas, ne se vote pas et n'a que faire des préférences ou des opinions de chacun. C'est comme une tyrannie du vrai.
Et c'est en quoi aussi toute intolérance tend au totalitarisme ou, en matière religieuse, à l'intégrisme : on ne peut prétendre imposer son point de vue qu'au nom de sa vérité supposée, ou plutôt c'est à cette condition seulement que cette imposition pourra se prétendre légitime."
Tiré de :
A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, 1995, p. 216