Suroît a écrit : ↑mer. 06 nov. 2019, 1:03
Le problème n'est pas le désir d'un monde parfait […] Le nihilisme advient quand cette volonté de perfection en vient à nier la réalité du réel, si je puis dire, c'est-à-dire lorsque l'homme en vient à nier sa finitude,[…] son incomplétude, pour substituer au réel tel qu'il est un arrière monde imaginaire, une illusion de paradis terrestre à réaliser, c'est-à-dire une consolation […] et c'est en ce sens qu'il y a
nihilisme, c'est-à-dire volonté de nier le réel, désir que le réel et la condition humaine ne soient pas ce qu'ils sont.
Je reproche à l'ensemble de votre intervention un parti pris métaphysique qui se garde bien de s'annoncer au lecteur, tout en entretenant un certain flou quant aux termes utilisés. Vous critiquez l'aspiration de quelques-uns, nommés nihilistes dans le cadre de cette discussion, à modifier le réel. Lorsque le mot "réel" est emprunté, il est j'estime indispensable d'en préciser les contours sémantiques. Car, et je sais que vous ne pouvez l'ignorer, sous ce vocable peut se voir décrite l'expérience d'un réel formalisé (une expérience mise en forme par des objets), normalisé (ces objets sont reliés par des relations rationnelles) et subjectivé (je m'inscris en tant qu'objet de ce réel doté d'une histoire). En ce sens, cette première définition du mot réel vise le constat du contenu d'expérience. Mais un second sens du mot lui attribue une visée d'un ordre supérieur. Ce n'est plus seulement une simple liste du contenu de l'expérience, mais l'affirmation que ce contenu, présenté comme tel, est insurpassable, définitif, inscrit dans le marbre de l'éternité. Or cette dernière interprétation est sujette à débat. Actuellement, personne n'a jamais pu démontrer ni l'existence d'un réel, qu'il soit transcendant ou immanent, ni l'assurance que si un tel réel devait exister, nous aurions la moindre chance d'en soulever le voile : ces discussions d'inspiration kantienne ont pris un nouveau tour depuis 1925 et la formalisation de la physique moderne, la fameuse mécanique quantique. Sans parler d'Einstein qui, pas le dernier pour les bons mots, affirmait qu'il était impossible pour le physicien de "sortir" de la physique pour appréhender objectivement la réalité qu'il prétendait décrire. La centralité épistémique de l'être humain, insurpassable et reconnue depuis un bon moment maintenant, semble pour vous prêter le flanc à deux exceptions : l'affirmation d'un réel qui ne nous concernerait pas, et même l'une ou l'autre de ses caractéristiques. Ce n'est pas rien…
Suroît a écrit : ↑mer. 06 nov. 2019, 1:03
Il y a même, dans les idéologies du progrès les plus dures, un rejet de la vie, un refus de notre présent et de la nécessité de notre finitude, avec tout ce qu'implique cette finitude (à commencer par le fait que nous ne soyons pas tout puissants!). La liberté humaine est par définition inquiétante, capable du mal et de la violence comme du bien. Notre finitude nous est essentielle, et nous ne pouvons pas faire que les forces de l'univers ne soient pas plus puissantes que nous. Rejeter cette condition, c'est rejeter la vie humaine, sa liberté par essence indeterminée et capable de tout, bref, c'est rejeter la situation d'être humain.
Vous partez de l'idée de finitude pour en déduire un au-delà. C'est ma foi très instinctif, mais incorrect quant à votre double conclusion qui amène la nécessité de l'existence d'un être qui "nous" dépasserait et de sa possible connaissance, au moins partielle, par l'homme. Alors bien sûr, on ne peut nier qu'il y ait de l'Être : "il y a" bel et bien. Mais aucun contenu de cet éprouvé, aucun contenu de l'expérience c'est-à-dire les objets et leurs relations, autrement dit aucun Etants, ne pourra être démontré comme étant cet Être, au nom de la centralité épistémologique. L'Être est partout tout en étant nulle part, et ne nécessite même pas le moindre Etant.
De cette manière, il ne s'agit évidemment pas de nier la vie (je me demande d'ailleurs ce que vous entendez par là, exactement). La finitude nous permet de "jouer" avec des objets, dans un monde qui n'est ni ouvert ni fermé dans l'absolu, elle est la condition intrinsèque de ce jeu, d'un jeu au sein duquel nous avons le sentiment de ne pas pouvoir tout faire. Mais rien ne nous empêche d'imaginer pouvoir toujours faire plus. Rien ne nous l'interdit sinon la foi ou une morale. Vivre, c'est s'inscrire pleinement dans un jeu en apparence illimité aux insondables promesses. Je m'inscris donc en totale opposition avec votre thèse : vivre c'est au contraire admettre notre finitude non pas en tant que négatif d'un être quelconque qui nous serait accessible d'une manière ou d'une autre pour nous "dire" le bien, le mal ou comment nous comporter ou espérer. Cela, pour moi, c'est plutôt mourir. Vivre, c'est s'élancer dans une recherche toujours renouvelée, dans un renouveau permanent des relations dont je sais jouir. En fin de compte, vivre c'est intégrer l'Être non pas comme étant
là au loin, dans un Etant diaphane atone et fantomatique, mais bel et bien
ici et
maintenant.
Suroît a écrit : ↑mer. 06 nov. 2019, 1:03
C'est pourquoi il y a dans le nihilisme une volonté de néant, un désir de négation de l'être et de notre essence, du présent, et ce par la consolation d'une idéologie répondant soit disant à toutes les frustrations humaines.
Vous développez une vision très caricaturale du nihilisme !
Suroît a écrit : ↑mer. 06 nov. 2019, 1:03
Ceux qui veulent un monde sans plus aucun mal, par exemple, devront m'expliquer ce qu'ils feront de la liberté humaine dans leur idéal de perfection... et comment fait-on pour supprimer la liberté humaine autrement qu'en détruisant l'humanité de l'homme?
Et que faire de la contingence, et des innombrables causes que nous ne maîtrisons pas et qui peuvent subvenir à tout instant?
Deux points de réponses. Le premier, courant, revient à affirmer que si la liberté humaine est une sensation éprouvée par l'association d'une volonté limitée par un monde contingent, elle n'en est pas moins qu'un concept. Personne ne peut réellement dire si nous sommes absolument "libres de dire non", si notre liberté n'est pas que le miroir éprouvé d'une suite mécanique de type matérialiste, ou d'une Volonté Divine. En ce sens, associer la liberté à l'essence, à l'humanité de l'homme, m'a toujours semblé d'une grande naïveté et source de confusion. Le deuxième me fait remarquer que l'absence du mal dans nos sociétés ne peut en aucun cas se résumer à une absence de liberté. D'une part car nous ne pouvons pas être empêchés de faire quelque chose qui n'existe pas, ou plus. D'autre part parce que le mal et le bien sont des notions issues en droite ligne de notre expérience sensible. Il suffit d'une molécule pour transformer la plus terrible souffrance en expérience du Tonnerre de Dieu, et vice-versa. Correctement administrés, certains composés feraient passer la vie dans une prison de Raqqa pour un passage au Paradis.
Il est parfaitement possible de faire croire à quelqu'un qu'il est libre dans un 9m², ou en prison au Paradis Eternel. L'étude psychologique de certains cas est édifiant, croyez-moi. Je le répète, la liberté de l'homme n'est pas une certitude, encore moins un trait de sa Nature, et elle est à géométrie variable.
Je vous rejoins par contre en ce qui concerne la contingence. L'ennui, c'est que ce concept est un concept terminus. Evoquer la contingence, c'est évoquer l'idée que, oui, tout peut arriver et mettre à mal le scénario rationnel savamment établi. C'est d'ailleurs ce qui se passe, on ne cesse de modifier nos axiomes rationnels au fil du temps. La contingence, c'est le White Spirit de la pensée, le joker de la philosophie. C'est pour cette raison que la science l'intègre, pour mieux la neutraliser, en tant que fil directeur de son développement.