Rémi Brague - "Du Dieu des chrétiens et d'un ou deux autres"
CHAPITRE II
CONNAITRE DIEU
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Pour le christianisme, Dieu est quelque chose comme une personne. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il serait un homme. J'éprouve le besoin de le préciser, car, trop souvent, on confond "personne" et "homme", alors que la personne, telle que Boèce l'a définie pour la première fois, est "une substance individuelle de nature rationnelle", qu'elle qu'en soit la nature : homme, ange ou Dieu. Il vaudrait mieux dire en rigueur que Dieu est suprapersonnel. Mais là aussi, un danger nous guette : on risque de comprendre qu'il est impersonnel, alors qu'il vaudrait mieux dire qu'il est plus personnel encore que les personnes que nous côtoyons. Et en tout cas, il ressemble plus à une personne qu'à un objet matériel.
On peut s'en faire une idée en considérant la célèbre réponse à la question de Moïse : "Je suis (serai) que je suis (serai)" (Exode, 3, 14). En un premier temps, on peut voir dans ces mots un refus de répondre, comme les enfants se tirent d'affaire en répétant : "parce que parce que". Et c'est ainsi que quiconque parle hébreu comprend aujourd'hui cette phrase. Mais au fond il s'agit aussi d'une véritable réponse, très précise, parfaitement adéquate à son objet. En effet, d'une personne, d'une liberté, on peut justement dire, et on ne peut dire rien d'autre que : elle sera ce qu'elle sera.
Quand nous demandons à quelqu'un : "qui êtes-vous ?", nous voulons dire le plus souvent : quel est votre nom ? Ou : quel est votre métier ? Ou encore : pourquoi êtes-vous ici ? Que faites-vous ici ? Mais lorsque la question est authentique, lorsqu'elle correspond à un désir de connaître la personne en tant que telle, la seule réponse vraie est : "Tu verras ..." Elle ne peut d'ailleurs être donnée que dans une expérience qui relève de l'amour ou de l'amitié. L'amour consiste justement à laisser ouvert l'espace dans lequel l'autre pourra dire, ou plutôt faire, ce qu'il ou elle est, ou plutôt ce qu'il ou elle sera.
4. Chercher au bon endroit
Or, l'attitude qui culmine dans l'amour, à savoir : laisser ce qui est être ce qu'il "veut" être, se retrouve à tous les niveaux de la connaissance. Reprenons une distinction classique depuis Husserl entre deux sortes de phénomènes : (a) ceux qui me sont immédiatement donnés dans l'expérience que je fais de moi-même, et appelons-les "immanents", et (b) ceux que je reçois d'ailleurs, que l'on appellera des phénomènes "transcendants". Les vécus (Erlebnis) sont immanents, les choses (Ding) sont transcendantes. Les choses désignent en ce cas, de la façon la plus large, tout ce qui ne nous est pas donné dans une expérience immédiate de nous-mêmes. En ce sens, les objets matériels, bien sûr, mais aussi les lois mathématiques, les animaux, les hommes, les anges s'ils existent, et Dieu même sont aussi des "choses".
Énonçons donc une règle qui a l'air d'aller de soi, mais dont les implications vont loin : pour connaître les "choses", puisqu'elles sont "dehors", il faut tout bêtement aller les y chercher là où elles sont. Le "là où elles sont" est parfois relativement simple : pour voir des couleurs, il suffit d'allumer la lumière et d'ouvrir les yeux. Mais il est parfois plus compliqué : pour voir passer un train, il faut être à côté d'une ligne de chemin de fer; pour voir des koalas, il faut faire le voyage jusqu'en Australie, éventuellement jusqu'à l'espèce précise de koalas que l'on cherche; pour savoir ce qu'est l'ivresse, il faut boire de l'alcool, et dans la quantité requise; pour voir des microbes, il faut un microscope. Dans le cas de certaines réalités difficiles d'accès, il faut même toute une stratégie pour, comme on dit très joliment, les "mettre en évidence" : inventer un processus expérimental, des appareils de mesure, tout un attirail souvent fort complexe. Et cette "évidence", contrairement à ce que suggère l'étymologie, n'est pas toujours une façon de "voir" (videre) avec les yeux du corps. On peut déduire l'existence d'une particule à partir de ses effets, reconstituer l'ancêtre d'une espèce animale dont on n'a pas de traces fossiles à partir d'espèces déjà découvertes, faire remonter un fantasme à la surface à l'issue d'une cure psychanalytique. Non, bien sûr, sans un certain résidu d'incertitude.
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Si Dieu est le Bien et s'il veut notre bien, qui est notre sanctification, de quelle connaissance de Dieu avons-nous besoin pour cette sanctification ? De celle-là même que nous donne la foi, d'une union dans la volonté avec lui. Deux siècles avant Pascal, à la fin du XVe siècle, on lit sous la plume de l'humaniste florentin Marsile Ficin une phrase qui ressemble étrangement, sans que l'on puisse établir une filiation, à celle que j'ai cité plus haut : "Dieu se donne lui-même en récompense à ceux qui l'aiment plutôt qu'à ceux qui le fouillent" (Amantibus (...) Deus se ipsum retribuit potius quam scrutantibus). Il ne s'agit pas de scruter Dieu, j'oserais presque dire de le passer au scanner. Non par discrétion, mais tout simplement parce que ce n'est pas là l'instrument adapté. Chercher à la "dévisager", ce serait, très littéralement, lui retirer le visage qui en fait une personne.
On comprend mieux alors pourquoi l'acte de foi doit être un acte libre. Ce n'est pas seulement pour qu'il puisse être méritoire, mais pour deux raisons. C'est, d'une part, pour pouvoir être un acte à proprement parler, et pas un automatisme, un réflexe, ou comme on voudra dire. C'est, d'autre part, afin qu'il puisse atteindre véritablement son objet propre. On peut certes dire, si l'on y tient, que l'acte de foi est méritoire. Mais quelle est la récompense qu'il "mérite" ? Nulle autre que d'atteindre son objet. La récompense de la foi, c'est encore plus de foi, de même que la récompense de l'amour n'est autre que davantage d'amour. Dieu ne rétribue pas l'amour par autre chose que par l'amour lui-même.
Selon la théologie la plus classique, comme celle de Thomas D'Aquin, l'acte de foi est un acte de la volonté. Bien entendu, cela ne veut pas dire que l'on ferait exister Dieu en le voulant très fort. Ni même que, toujours en le voulant très fort, on le rendrait visible à autre chose qu'à la volonté, de telle sorte que celle-ci pourrait se mettre en congé et se laisser relayer par une autre faculté, celle de la simple constatation. On peut très bien, par un effort de la volonté, faire apparaître des images et se faire croire qu'elles ont une réalité objective. Pour les auteurs spirituels, il s'agit là d'idoles qu'il faudra détruire dans tarder.
C'est la volonté même qui est l'organe de la vision de Dieu. Les controverses médiévales sur la vision de Dieu qui est la joie des bienheureux, au paradis, ont opposé ceux qui, comme les dominicains, mettaient l'accent sur l'intellect et les franciscains, qui soulignaient le rôle de la volonté. Selon les premiers, la béatitude consiste à "voir" Dieu; selon les seconds, à l'aimer. Mais personne n'a jamais soutenu que le regard du bienheureux pouvait rester braqué sur son objet divin sans un acte d'amour. Il en est ainsi parce que la faculté qui saisit doit être de même nature que l'objet qu'elle saisit. Dieu étant liberté, il ne peut être rencontré que dans la liberté. L'acte de volonté ne vient pas suppléer une connaissance défectueuse, en attendant mieux. La vision béatifique que nous espérons au paradis, ou plutôt qui est le paradis, est une union dans l'amour. Nous ne pourrons jamais nous passer d'aimer.