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par Charles » jeu. 10 juil. 2008, 17:08
Le mal premier et originaire dont souffre la créature, c'est d'avoir été engendrée. En même temps qu'elle découvre qu'elle est, elle découvre qu'elle n'a pas toujours été, et que cet être reçu peut être perdu - qu'elle n'a pas l'être par définition. Ce mal, seul un être doué d'intelligence peut le connaître et en souffrir. Et cette souffrance est à la mesure de la bonté et de la joie d'être et d'avoir été engendré.
Deux voies s'ouvrent à celui qui fait l'expérience spirituelle de sa condition de créature.
L'une est de ne rien céder sur la conscience qu'il a de sa condition, et au contraire de se rassembler : de pâtir cet écartèlement entre la joie suprême d'être et l'angoisse d'avoir à mourir. Sans rien abandonner ni de la joie, ni de l'angoisse. Le Christianisme conduit par ce chemin, avec la mort violente comme perspective constante, celle du Christ, le risque d'être saisi et mis à mort, et d'une mort la plus difficile. Et en même temps la joie d'être un homme, de ne rien laisser contraindre notre amour, pas même la menace de mort. Parce que cette conscience embrasse l'angoisse et la joie les plus profondes, elle entend la Révélation du Dieu qui est l'auteur de son être et son sauveur. Platon disait que l'homme devait regarder en Dieu pour se connaître soi-même, mais c'est plutôt qu'en se connaissant lui-même, il trouve Dieu tout près, déjà là depuis le commencement. Avec toute conversion, il y a un éclaircissement de l'homme sur sa propre condition et un rassemblement. Quand le Christ dit "lève-toi et marche", c'est aussi pour celui qui est guéri une chose de cet ordre qui lui advient. De répandu au sol, il est rassemblé et redressé, debout, droit, clarifié et retrouvé. C'est vraiment cela, il retrouve sa joie et sa mort, il se retrouve lui-même.
L'autre voie est de refuser et la joie d'être et l'angoisse de la mort. On choisit de vivre en dédaignant ce qui fait grandir notre joie et en étouffant autant que possible l'angoisse de mourir, et l'on refuse bien sûr d'entendre la parole de Dieu. C'est la voie de ceux qui disent qu'il souhaiteraient mourir dans leur sommeil, comme des végétaux. Ils ont pour stratégie de se répandre, sur des divans de psychanalystes par exemple ou ailleurs, pour se défaire de l'encombrement de leur mort comme de leur joie. Ils se préfèrent éclatés, morcelés, dispersés plutôt que conscients de l'enjeu qu'est la vie humaine. Le souhait de mourir dans son sommeil est peut-être le plus symptomatique de ce refus d'être une créature. Et son corrélatif, le refus d'être précédé, sous toutes ses manifestations : la honte d'avoir tels parents, la haine pour eux, la passion révolutionnaire et totalitaire, le désir de faire table rase du passé, le désir d'être LE commencement, d'un règne de mille ans ou de toute chose qui ne dépende d'aucun antécédent, désir qui se confond d'ailleurs avec une certaine forme de suicide, le souhait de ne pas être né, etc. etc. Il y a tout un attirail par lequel on tente de se rêver un être inconditionnel. C'est-à-dire de se prendre pour Dieu. Un mensonge donc. Souhaiter mourir dans son sommeil, comment cela ne serait-il pas aussi un mensonge sur la vie elle-même ?
Ce mal originaire et qui est donc de ne pas être inconditionnellement, par définition, comme seul Dieu est, je disais que seul un être intelligent pouvait le pâtir. Mais il faut dire qu'il doit nécessairement le pâtir. Quelque soit sa grandeur, à partir du moment où il se perçoit comme limité dans son être et donc soumis au risque de le perdre, il doit éprouver une angoisse. Que Dieu seul peut apaiser. L'ange le plus parfait qu'on puisse concevoir, plus solide et inaltérable que le diamant, le plus étranger aux maladies et aux blessures, le plus à l'abri de la corruption, lui aussi, sachant qu'il n'est pas par définition, doit être confronté à cette angoisse. La question étant de savoir si la créature choisit la fuite et la révolte, ou de se retourner vers le Créateur en disant Père en tes mais je remets mon esprit... Car non, nous ne sommes pas des dieux, mais nous avons un Dieu qui est avec nous et qui nous sauve. Et le signe auquel on reconnaît qu'on est passé sur la rive de Dieu, c'est qu'on regarde la Création de son point de vue, avec la même tendresse prévenante. Plutôt que de se voiler la face ou de jouer la comédie pathétique de la rébellion, on se découvre le désir de recueillir la Création, parce qu'elle a besoin d'être recueillie, étant fragile et éphémère : de s'occuper des faibles, des malades, des abandonnés, des enfants, des vieux, des prisonniers. On se dit comme Noé : non, je ne peux pas les laisser... Comme aussi Saint François d'Assise ou la Bienheureuse Teresa de Calcutta, et quantité d'enfants de Dieu...