Re: Pour en finir avec l'intégrisme
Publié : sam. 16 avr. 2016, 14:03
par Cinci
Un mot d'Émile Poulat touchant le problème de l'intégralisme catholique. En deux parties, pour plus de confort :
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- "[...] il y a eu en 1976, un cas Lefebvre, puis une affaire Lefebvre.
Un archevêque dressé contre le pape et, seul, prêchant l'insoumission au Saint-Siège au nom de l'obéissance due à Dieu et de la fidélité à la tradition catholique, cela, certes, ne se voit pas tous les jours. Que cet archevêque défie le pape sans être aussitôt foudroyé, excommunié, et sans même qu'un procès soit ouvert contre lui selon les règles du droit canonique, voilà qui est encore moins banal. [...]
Comment devient-on Mgr Lefebvre?
D'une manière toute naturelle et toute simple, jusqu'au jour, précisément, où tout s'est détraqué et embrouillé, où un homme qui ne l'a ni voulu ni cherché, que rien n'y prédestinait, se trouve projeté sous les feux de l'actualité. Parce que ce qui était naturel a cessé de l'être; parce que ce qui était de règle et que cet homme veut continuer à enseigner ce qu'il a toujours enseigné comme il l'a enseigné, à faire ce qu'il a toujours fait comme on le faisait partout : la messe en latin, le catéchisme d'autrefois, les prêtres s'occupant des églises et donnant les sacrements, en un mot la religion d'avant tous les changements que le dernier concile a produits.
Aurait-il ainsi gravi les échelons de la hiérarchie catholique si, au sommet, on n'avait pas discerné et apprécié ses qualités au service de cette religion? Et ce service n'était-il pas celui d'une vérité immuable? Le monde évolue très vite : cette vérité doit-elle changer aussi pour suivre le mouvement?
Certes, l'Église n'est pas figée dans un passéisme hiératique et sacré. Elle ne méprise pas le progrès ni ses avantages; ce n'est pas son histoire qui la lie, mais sa foi, la doctrine dont elle a le dépôt. Elle peut et doit donc savoir modifier ses habitudes, faire son aggiornamento comme l'y invitait Jean XXIII. Il lui faut se moderniser. Mais, juste lâché, le mot révèle ses ambiguïtés. Se moderniser, mais qu'est-ce à dire et jusqu'où? Va-t-on commencer par tout démolir pour mieux reconstruire?
Marcel Lefebvre
Marcel Lefebvre est né en 1905, à Tourcoing (Nord), dans une famille très religieuse de bourgeoisie aisée. Études secondaires dans un collège catholique, puis sept années à Rome, où il est élève du Séminaire français (que dirigent les pères de la congrégation missionnaire du Saint-Esprit) et où il suit les cours de l'université Grégorienne (confiée aux jésuites). Climat traditionnel et même traditionaliste : on y est hostile aux idées libérales et démocratiques, à tout ce qui sent la Révolution et les principes de 1789; corrélativement, on y est favorable à Maurras [...] Drame : en décembre 1926, Pie XI condamne l'Action française et son chef, puis démet de sa charge le supérieur du Séminaire français, qui répugne au nouveau cours, et, pour la même raison, obtient la démission du cardinal Billot, théologien jésuite dont l'influence était grande à la Grégorienne. Un demi-siècle plus tard, la blessure n'est pas cicatrisée, mais le jeune Lefebvre ne reniera jamais ses maîtres.
La condamnation, pourtant, ne remettait pas en cause les doctrines romaines telles qu'elles étaient alors enseignées, mais elle orientait de façon nouvelle l'action de la jeunesse catholique : concrètement, elle opposait à l'Action française l'Action catholique et ses mouvements, dont on peut dire qu'ils ont été le milieu où ont germé les inquiétudes du futur concile avec son souci d'ouverture.
[...]
Ordonné prêtre en 1929 [...] Il est sacré évêque et nommé, en 1947, vicaire apostolique de Dakar; en 1948, délégué apostolique pour l'Afrique française; en 1955, premier archevêque de Dakar. L'Afrique bouge, mais il reste égal à lui-même : on l'aime, on l'estime, on l'écoute, [...] C'est une homme pieux, dévoué, austère, affable, "au magnifique passé missionnaire", comme on dit, que suit sa réputation d'avoir été l'un des hommes de confiance de Pie XII .
En 1968, il renonce à son poste de supérieur général et se consacre à ce qui va devenir le centre de sa vie : à l'heure où les séminaires se transforment ou se ferment, où les vocations se tarissent, où le sens du sacerdoce se perd, former un clergé à l'ancienne. En 1970, il obtient de l'évêque de Fribourg l'érection d'une fraternité sacerdotale Saint-Pie X [...] Le 29 juin 1976, Mgr Lefebvre ordonne treize nouveaux prêtres malgré la défense du Saint-Siège, qui, le 24 juillet, le déclare "suspens", lui interdisant ainsi tout acte du culte. Il passe outre : le 29 août, il célèbre à Lille une messe annoncée à grand renfort de publicité.
Depuis lors, chacune des parties campe sur ses positions [...]
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- L'écho et les remous suscités par cette affaire ont révélé à l'épiscopat français une résistance au cours nouveau qu'ils mesuraient mal [...] Tout montre en Mgr Lefebvre un évêque isolé. Pourtant sa fraternité comptait en avril 1976, 111 membres et 51 postulants, dont 126 séminaristes et 13 prêtres. Outre le Séminaire d'Ecône, elle dispose de trois maisons (États-Unis, Suisse alémanique, Italie) et, en France, de cinq prieurés [...] Mais surtout, il y a l'opinion publique, que deux sondages ont consultée en août 1976 [...] On apprend ainsi que pour 46% des catholiques et 58% des pratiquants réguliers [...] que, pour 40% des premiers et 48% des seconds, l'Église est allée trop loin [...] que 25% des Français approuvent Mgr Lefebvre, que 35% préfèrent la messe en latin [...] En Suisse, 24% des catholiques lui sont favorables, et 38% en Suisse romande. En août 1976, le Times de Londre a été submergé de lettres également favorables ... Manifestement, les sympathies maurrassiennes et les préférences politiques du prélat n'ont guère à voir dans ces jugements.
L'affaire Lefebvre n'est pas une simple manoeuvre de diversion, destinée à détourner l'attention et l'effort des vrais combats de notre temps : la misère, la faim, la guerre, la pollution, la torture, etc. Mais il est bien vrai qu'il ne faut pas la réduire à une histoire de rites liturgiques, de formules dogmatiques et d'exigences disciplinaires. Après le point critique atteint au moment de la crise moderniste, elle marque le point critique de la réaction antimoderniste devant l'un des grands enjeux de l'histoire actuelle : le destin du christianisme dans une culture qui l'exclut et les questions que pose cette situation pour les églises et les fidèles.
Mgr Lefebvre c'est un clignotant : il signale, avertit, sans pouvoir obliger personne, mais sans désemparer. Advienne que pourra. Il assume la mauvaise conscience romaine de transformations acceptées après avoir été longtemps déclarées inacceptables, consenties après avoir été impitoyablement combattues, sans autre fondement en dernière instance qu'un changement de perspective et de majorité.
Mgr Lefebvre symbolise , dans l'Église romaine, un problème théorique vital pour elle. Ouvert par le modernisme, il est encore en mal de solution. [...] On peut aussi le transposer de la théorie dans la pratique : certains, dont Mgr Lefebvre, tiennent que la doctrine commande l'action; de l'autre côté règne l'idée que le temps répondra à qui aura su vivre. C'est la vieille querelle scolastique qui refait surface, sur les rapports de l'essence et de l'existence. Elle avait déjà occupé les beaux jours du Sillon, qui entonnait un hymne à la vie quand on lui avançait les exigences de la théologie.
Le concile a inauguré une période de décompression : relâchement de la discipline, évanescence des interdits, libre examen de la doctrine, libération des contrôles, explosion d'énergies, recherches en tous sens, un festival impromptu à désarçonner les plus chevronnés. Ce déchaînement, au sens propre, et cet entraînement peuvent se comprendre sans grande difficulté, sinon s'apprécier de même. Le nouveau prime et prospère. Nouvelles théologies, nouvelles exégèses, nouvelles liturgies, nouvelles méthodes, etc. Depuis le Moyen Age au moins se mesurent antiqui et moderni, les Anciens et les Modernes comme dira le Grand Siècle. Mais la dispute se déroulait dans un même univers théorique : les modernes se voulaient plus anciens que les anciens; ils en appelaient d'une tradition récente à une tradition antérieure; ils légitimaient le changement par le ressourcement. "Révolution par la tradition", a dit un historien anglais de ce modèle.
Or voici qu'a surgi l'ambition d'un autre modèle , qui joue de la rupture et se passe de précédent. "Cela ne s'est jamais fait, cela se fera", Après tout, pourquoi pas, s'Il est avéré que notre régime culturel ne connaît pas de précédent et qu'un seuil est à franchir inéluctablement, fut-ce au prix d'un choc. Mais acceptation ne vaut pas solution.
Le système catholique s'est toujours défini par une exigence radicale de continuité : dans la succession apostolique, dans le développement dogmatique, l'argumentation théologique, la célébration eucharistique ou sur le registre mineure des dévotions, partout l'on trouve le même archétype. [...] Le catholicisme peut-il sans explication avec lui-même renoncer à cette propriété qu'il a toujours défendue comme sa prunelle? Tenu par un passé et une tradition qu'il n'a cessé d'enrichir mais aussi de revendiquer avec fierté, peut-il les désavouer sans se renier?
Source : Émile Poulat, Une Église ébranlée. Changement, conflit et continuité de Pie XII à Jean-Paul II, Paris, Castermann, 1980, pp. 274- 280