par Cinci » jeu. 29 août 2019, 3:45
Bonjour,
Juste pour dire que la galerie nationale à Ottawa tient une exposition temporaire de plusieurs oeuvres du peintre. J'y ai fait un saut. Comme à chaque exposition, on y apprend toujours des petites choses. J'en ai rapporté des pensées du peintre et même un certain cahier que lui-même avait commencé de remplir de ses réflexions personnelles en 1892, dans la Tahiti lointaine. J'ignorais l'existence de ce journal. Il le dédiait à sa fille Aline. Celle-ci qui portait le nom de la mère de Gauguin occupait le second rang parmi une fratrie de cinq enfants.
Le détail émouvant :
"... Aline, née en 1877, était de ses cinq enfants la préférée. Il l'avait revue pour la dernière fois, lors de sa courte visite à Copenhague en mars 1891. Elle avait alors quatorze ans. Il la trouva très jolie et lui ressemblant au physique comme au moral. "Plus tard, je serai ta femme", avait-elle dit à son père. A la fin de décembre 1893, il lui écrira :
"Très chère Aline, que te voilà grande [...] Tu ne t'en souviens pas, et pour cause; mais, moi, je te vis toute petite, bien calme, tu ouvris de beaux yeux bien clairs. Telle tu es restée, je crois, pour toujours. Mademoiselle va au bal. Sais-tu danser ? J'espère que gracieusement oui; et de jeunes messieurs te parlent beaucoup de moi, de ton père. C'est en quelque sorte pour te faire la cour indirectement. Te rappelles-tu il y a trois ans quand tu me disais que tu serais ma femme ? Je souris quelquefois dans mon souvenir à ta naïve pensée [...]
Aline, qui ne verra jamais le cahier qui lui était destiné, mourra, au début de l'hiver 1897, à Copenhague, terrassée en trois jours par une pneumonie contractée, précisément, à la sortie d'un bal. La nouvelle plongera Gauguin, alors à Tahiti, dans le désespoir. Il écrira à Mette : "Je viens de perdre ma fille, je n'aime plus Dieu [...] Sa tombe est ici tout près de moi, mes larmes sont des fleurs vivantes."
Le cahier pour Aline n'a jamais été imprimé. Mais la Bibliothèque d'Art et d'archéologie, fondée par Jacques Doucet, en détient le manuscrit, ce qui a permis à son conservateur, Suzanne Damiron, d'en faire publier, en 1963, une édition à tirage limité en fac-similé, qu'elle accompagne d'une présentation.
Dans le cahier, il écrit des mots comme ceux-là :
"Mon opinion politique ? Je n'en ai pas, mais avec le vote universel, je dois en avoir une. Je suis républicain parce que j'estime que la société doit vivre en paix. La majorité est absolument républicaine en France, je suis donc républicain et d'ailleurs si peu de gens aiment ce qui est grand et noble qu'Il faut un gouvernement démocratique.
Vive la démocratie ! Il n'y a que ça. Philosophiquement je crois que la République est un trompe-l'oeil et j'ai horreur du trompe-l'oeil. Je redeviens antirépublicain (philosophiquement pensant). Intuitivement, d'Instinct sans réflexion. J'aime la noblesse, la beauté, les goûts délicats et cette devise d'autrefois : "Noblesse oblige." J'aime les bonnes manières, la politesse même de Louis XIV. Je suis donc d'instinct et sans savoir pourquoi aristo. Comme artiste. L'art n'est que pour la minorité, lui-même doit être noble. Les grands seigneurs seuls ont protégé l'art, d'Instinct, de devoir (par orgueil peut-être). N'importe ils ont fait faire de grandes choses. Les rois et les papes traitaient un artiste pour ainsi dire d'égal à égal. Les démocrates, banquiers, ministres, critiques d'art prennent des airs protecteurs et ne protègent pas, marchandent comme des acheteurs de poisson à la halle. Et vous voulez qu'un artiste soit républicain !
Voilà toutes mes opinions politiques. J'estime que dans une société tout homme a le droit de vivre et bien vivre proportionnellement à son travail. L'artiste ne peut vivre, donc la société est criminelle et mal organisée."
Ailleurs :
"La noblesse était héréditaire et on a eu son 93 pour abolir cet usage. La fortune aujourd'hui est héréditaire, n'est-ce pas le même privilège ? "
ou
"J'ai connu la misère extrême, c'est à dire avoir faim, avoir froid et tout ce qui s'ensuit. Ce n'est rien ou presque rien, on s'y habitue et avec de la volonté on finit par en rire. Mais ce qui est terrible dans la misère, c'est l'empêchement au travail, au développement des facultés intellectuelles. A Paris surtout, comme dans les grandes villes, la course à la monnaie vous prend les trois-quarts de votre temps, la moitié de votre énergie. Il est vrai par contre que la souffrance vous aiguise le génie. Il n'en faut pas trop cependant, sinon elle vous tue."
Sur la mort de Vincent Van Gogh
Il écrivait à Émile Bernard en août 1890 : "J'ai eu la nouvelle de la mort de Vincent, et je suis content que vous ayez été à son enterrement. Si attristante que soit cette mort, elle me désole peu, car je la prévoyais et je connaissais les souffrances de ce pauvre garçon en lutte avec sa folie. Mourir dans ce moment c'est un grand bonheur pour lui, c'est la fin de ses souffrances, et s'il revient dans une autre vie il portera le fruit de sa belle conduite en ce monde (selon la loi de Bouddha). Il a emporté avec lui la consolation de n'avoir pas été abandonné par son frère et d'avoir été compris de quelques artistes. En ce moment, je mets toute mon intelligence artistique au repos, et je sommeille, je me suis disposé à ne rien comprendre.
Le 27 juillet 1890, Vincent Van Gogh s'était donné la mort.
Un autre point d'intérêt est lorsque le 8 décembre 1892, de Tahiti, Gauguin expliquait à sa femme le sens de son tableau Manao tupapau ("Elle pense à l'esprit des morts"). Il écrivait :
"Afin que tu comprennes et puisses faire comme dit (le malin), je vais te donner l'explication du plus raide et du reste, celui de mes tableaux que je tiens à garder ou à vendre cher : le Manao Tupapau. Je fis un nu de jeune fille. Dans cette position, un rien, elle est indécente. Cependant je la veux ainsi, les lignes et le mouvement m'intéressent. Alors je lui donne dans la tête un peu d'effroi. Cet effroi il faut le prétexter sinon l'expliquer et cela dans le caractère de la personne, une Maorie. Ce peuple a de tradition une très grande peur de l'esprit des morts. Une jeune fille de chez nous aurait peu d'être surprise dans cette position. La femme ici point. Il me faut expliquer cet effroi avec le moins possible de moyens littéraires comme autrefois on le faisait. Alors je fais ceci. Harmonie générale, sombre, triste, effrayante sonnant dans l'oeil comme un glas funèbre. Le violet, le bleu sombre et le jaune orangé. Je fais le linge jaune verdâtre, 1) parce que le linge de ce sauvage est un autre linge que le nôtre (écorce d'arbre battue); 2) parce qu'il suscite, suggère la lumière factice. La femme canaque ne couche jamais dans l'obscurité, et cependant je ne veux pas d'effet de lampe (c'est commun); 3) ce jaune reliant le jaune orangé et le bleu complète l'accord musical. Il y a quelques fleurs dans le fond, mais elles ne doivent pas être réelles, étant imaginatives. Je les fais ressemblant à des étincelles. Pour le Canaque les phosphorescences de la nuit sont de l'esprit des morts et ils y croient et ils en ont peur. Enfin, pour terminer, je fais le revenant tout simplement une petite bonne femme; parce que la jeune fille, ne connaissant pas les théâtres de spirites français, ne peut faire autrement que de voir lié à l'esprit du mort le mort lui-même, c'est à dire une personne comme elle. Voilà un petit texte qui te rendra savante auprès des critiques lorsqu'ils te bombarderont de leurs malicieuses questions. Pour terminer il faut de la peinture faire très simplement, le motif étant sauvage, enfant ... "
A l'occasion de cet exposition j'ai réalisé que Gauguin avait peint quelques tableaux dans les toutes dernières années de sa vie, en 1901, mais alors quelques natures mortes avec des tournesols, pour rendre hommage à Van Gogh en quelque sorte. J'ignorais l'existence de ces tableaux. Dans l'un d'eux, Gauguin répond à une des toiles devenues célèbres de Van Gogh et que ce dernier avait peinte en 1888 à Arles, au moment où il attendait la venue de Gauguin plein d'espoir pour mettre sur pied son atelier du midi. Le fameux fauteuil sur lequel était posé un livre et une chandelle allumée. Alors Gauguin peindra en 1901 une chaise sur laquelle reposera un bouquet de tournesols symbolisant cette fois la présence du peintre hollandais.
Bonjour,
Juste pour dire que la galerie nationale à Ottawa tient une exposition temporaire de plusieurs oeuvres du peintre. J'y ai fait un saut. Comme à chaque exposition, on y apprend toujours des petites choses. J'en ai rapporté des pensées du peintre et même un certain cahier que lui-même avait commencé de remplir de ses réflexions personnelles en 1892, dans la Tahiti lointaine. J'ignorais l'existence de ce journal. Il le dédiait à sa fille Aline. Celle-ci qui portait le nom de la mère de Gauguin occupait le second rang parmi une fratrie de cinq enfants.
Le détail émouvant :
"... Aline, née en 1877, était de ses cinq enfants la préférée. Il l'avait revue pour la dernière fois, lors de sa courte visite à Copenhague en mars 1891. Elle avait alors quatorze ans. Il la trouva très jolie et lui ressemblant au physique comme au moral. "Plus tard, je serai ta femme", avait-elle dit à son père. A la fin de décembre 1893, il lui écrira :
"Très chère Aline, que te voilà grande [...] Tu ne t'en souviens pas, et pour cause; mais, moi, je te vis toute petite, bien calme, tu ouvris de beaux yeux bien clairs. Telle tu es restée, je crois, pour toujours. Mademoiselle va au bal. Sais-tu danser ? J'espère que gracieusement oui; et de jeunes messieurs te parlent beaucoup de moi, de ton père. C'est en quelque sorte pour te faire la cour indirectement. Te rappelles-tu il y a trois ans quand tu me disais que tu serais ma femme ? Je souris quelquefois dans mon souvenir à ta naïve pensée [...]
Aline, qui ne verra jamais le cahier qui lui était destiné, mourra, au début de l'hiver 1897, à Copenhague, terrassée en trois jours par une pneumonie contractée, précisément, à la sortie d'un bal. La nouvelle plongera Gauguin, alors à Tahiti, dans le désespoir. Il écrira à Mette : "Je viens de perdre ma fille, je n'aime plus Dieu [...] Sa tombe est ici tout près de moi, mes larmes sont des fleurs vivantes."
Le cahier pour Aline n'a jamais été imprimé. Mais la Bibliothèque d'Art et d'archéologie, fondée par Jacques Doucet, en détient le manuscrit, ce qui a permis à son conservateur, Suzanne Damiron, d'en faire publier, en 1963, une édition à tirage limité en fac-similé, qu'elle accompagne d'une présentation.
Dans le cahier, il écrit des mots comme ceux-là :
"Mon opinion politique ? Je n'en ai pas, mais avec le vote universel, je dois en avoir une. Je suis républicain parce que j'estime que la société doit vivre en paix. La majorité est absolument républicaine en France, je suis donc républicain et d'ailleurs si peu de gens aiment ce qui est grand et noble qu'Il faut un gouvernement démocratique.
Vive la démocratie ! Il n'y a que ça. Philosophiquement je crois que la République est un trompe-l'oeil et j'ai horreur du trompe-l'oeil. Je redeviens antirépublicain (philosophiquement pensant). Intuitivement, d'Instinct sans réflexion. J'aime la noblesse, la beauté, les goûts délicats et cette devise d'autrefois : "Noblesse oblige." J'aime les bonnes manières, la politesse même de Louis XIV. Je suis donc d'instinct et sans savoir pourquoi aristo. Comme artiste. L'art n'est que pour la minorité, lui-même doit être noble. Les grands seigneurs seuls ont protégé l'art, d'Instinct, de devoir (par orgueil peut-être). N'importe ils ont fait faire de grandes choses. Les rois et les papes traitaient un artiste pour ainsi dire d'égal à égal. Les démocrates, banquiers, ministres, critiques d'art prennent des airs protecteurs et ne protègent pas, marchandent comme des acheteurs de poisson à la halle. Et vous voulez qu'un artiste soit républicain !
Voilà toutes mes opinions politiques. J'estime que dans une société tout homme a le droit de vivre et bien vivre proportionnellement à son travail. L'artiste ne peut vivre, donc la société est criminelle et mal organisée."
Ailleurs :
"La noblesse était héréditaire et on a eu son 93 pour abolir cet usage. La fortune aujourd'hui est héréditaire, n'est-ce pas le même privilège ? "
ou
"J'ai connu la misère extrême, c'est à dire avoir faim, avoir froid et tout ce qui s'ensuit. Ce n'est rien ou presque rien, on s'y habitue et avec de la volonté on finit par en rire. Mais ce qui est terrible dans la misère, c'est l'empêchement au travail, au développement des facultés intellectuelles. A Paris surtout, comme dans les grandes villes, la course à la monnaie vous prend les trois-quarts de votre temps, la moitié de votre énergie. Il est vrai par contre que la souffrance vous aiguise le génie. Il n'en faut pas trop cependant, sinon elle vous tue."
[b]Sur la mort de Vincent Van Gogh
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Il écrivait à Émile Bernard en août 1890 : "J'ai eu la nouvelle de la mort de Vincent, et je suis content que vous ayez été à son enterrement. Si attristante que soit cette mort, elle me désole peu, car je la prévoyais et je connaissais les souffrances de ce pauvre garçon en lutte avec sa folie. Mourir dans ce moment c'est un grand bonheur pour lui, c'est la fin de ses souffrances, et s'il revient dans une autre vie il portera le fruit de sa belle conduite en ce monde (selon la loi de Bouddha). Il a emporté avec lui la consolation de n'avoir pas été abandonné par son frère et d'avoir été compris de quelques artistes. En ce moment, je mets toute mon intelligence artistique au repos, et je sommeille, je me suis disposé à ne rien comprendre.
[size=85]Le 27 juillet 1890, Vincent Van Gogh s'était donné la mort.
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Un autre point d'intérêt est lorsque le 8 décembre 1892, de Tahiti, Gauguin expliquait à sa femme le sens de son tableau Manao tupapau ("Elle pense à l'esprit des morts"). Il écrivait :
"Afin que tu comprennes et puisses faire comme dit (le malin), je vais te donner l'explication du plus raide et du reste, celui de mes tableaux que je tiens à garder ou à vendre cher : le Manao Tupapau. Je fis un nu de jeune fille. Dans cette position, un rien, elle est indécente. Cependant je la veux ainsi, les lignes et le mouvement m'intéressent. Alors je lui donne dans la tête un peu d'effroi. Cet effroi il faut le prétexter sinon l'expliquer et cela dans le caractère de la personne, une Maorie. Ce peuple a de tradition une très grande peur de l'esprit des morts. Une jeune fille de chez nous aurait peu d'être surprise dans cette position. La femme ici point. Il me faut expliquer cet effroi avec le moins possible de moyens littéraires comme autrefois on le faisait. Alors je fais ceci. Harmonie générale, sombre, triste, effrayante sonnant dans l'oeil comme un glas funèbre. Le violet, le bleu sombre et le jaune orangé. Je fais le linge jaune verdâtre, 1) parce que le linge de ce sauvage est un autre linge que le nôtre (écorce d'arbre battue); 2) parce qu'il suscite, suggère la lumière factice. La femme canaque ne couche jamais dans l'obscurité, et cependant je ne veux pas d'effet de lampe (c'est commun); 3) ce jaune reliant le jaune orangé et le bleu complète l'accord musical. Il y a quelques fleurs dans le fond, mais elles ne doivent pas être réelles, étant imaginatives. Je les fais ressemblant à des étincelles. Pour le Canaque les phosphorescences de la nuit sont de l'esprit des morts et ils y croient et ils en ont peur. Enfin, pour terminer, je fais le revenant tout simplement une petite bonne femme; parce que la jeune fille, ne connaissant pas les théâtres de spirites français, ne peut faire autrement que de voir lié à l'esprit du mort le mort lui-même, c'est à dire une personne comme elle. Voilà un petit texte qui te rendra savante auprès des critiques lorsqu'ils te bombarderont de leurs malicieuses questions. Pour terminer il faut de la peinture faire très simplement, le motif étant sauvage, enfant ... "
A l'occasion de cet exposition j'ai réalisé que Gauguin avait peint quelques tableaux dans les toutes dernières années de sa vie, en 1901, mais alors quelques natures mortes avec des tournesols, pour rendre hommage à Van Gogh en quelque sorte. J'ignorais l'existence de ces tableaux. Dans l'un d'eux, Gauguin répond à une des toiles devenues célèbres de Van Gogh et que ce dernier avait peinte en 1888 à Arles, au moment où il attendait la venue de Gauguin plein d'espoir pour mettre sur pied son atelier du midi. Le fameux fauteuil sur lequel était posé un livre et une chandelle allumée. Alors Gauguin peindra en 1901 une chaise sur laquelle reposera un bouquet de tournesols symbolisant cette fois la présence du peintre hollandais.