par Cinci » jeu. 27 oct. 2016, 19:34
D'ailleurs ...
Pour le mois d'octobre 2016, le journal
Le Monde diplomatique produit un bon article touchant la question de la souveraineté des peuples, tout à fait en lien avec la question de l'Union européenne et différents traités; avec la nouvelle mentalité de nos élites politiques, devrais-je dire.
On ne peut pas s'arrêter au fait que ce journal serait un journal de socialo-gauchistes, nous suggérant peut-être, dans la foulée, qu'il ne vaudrait pas la peine de le consulter. -
A quoi bon?
Voici :
- La gouvernance contre la démocratie
De l'art d'ignorer le peuple
Par un retournement spectaculaire, dans nos démocraties modernes, ce ne sont plus les électeurs qui choisissent et orientent les élus, ce sont les dirigeants qui jugent les citoyens. [...]
On le sait : un principe à géométrie variable n'est pas un principe, c'est un préjugé. Celui-ci peut être analysé de deux manière : mépris de classe ou haine de la démocratie. Le premier sentiment dégouline assurément de la bouche du toujours subtil Alain Minc :"Ce référendum n'est pas la victoire des peuples sur les élites, mais des gens peu formés sur les gens éduqués". A aucun moment l'idée n'effleure la classe dirigeante que les citoyens rejettent les traités européens non parce qu'ils seraient mal informés, mais parce qu'au contraire ils tirent des leçons tout à fait logiques d'une expérience décevante de près de soixante ans.
Le second sentiment dépasse le clivage de classe; il est philosophique. C'est la démocratie elle-même qui est contestée au travers des coups portés à deux idées cardinales : d'une part, "que la volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics" (article 21, alinéa 3 de la Déclaration universelle des droits de l'homme); d'autre part, "que tous les membres du corps social sont citoyens et concourent à la formation de la volonté générale, quels que soient leur origine ou leur statut social". C'est cette philosophie imposée par des siècles de luttes sociales et politiques qui fait aujourd'hui l'objet d'une offensive idéologique de grande ampleur à la faveur des impératifs de la construction européenne. [...]
L'Union européenne agit comme le révélateur d'une délégitimation de la démocratie, également à l'oeuvre à l'échelle nationale. Il ne s'agit plus d'une crise, mais d'un changement progressif de régime politique dont les institutions de Bruxelles constituent un laboratoire. Dans ce système, nommé "gouvernance", le peuple n'est que l'une des sources de l'autorité des pouvoirs publics, en concurrence avec d'autres : les marchés, les experts, la "société civile".
[...]
La "société civile" ne repose en effet sur aucun critère de représentativité ou de légitimité. Protéiforme, elle est aussi le règne de l'inégalité puisque ses acteurs disposent de moyens extrêmement variables, suivant les intérêts qu'ils défendent. Depuis le milieu des années 1990, explique la sociologue Hélène Michel, la "société civile" est devenue un acteur à part entière du fonctionnement de l'Union européenne. [...] A l'instar de l'expert dont la décision se substituerait à celle des décideurs publics, la "société civile", tout énigmatique qu'elle soit, devient le porte-parole autoproclamé des citoyens. Ce fonctionnement accorde une place considérable aux frénétiques de toutes les causes, relayés par les médias sociaux et des médias peu regardants, dont la représentativité prétendue est souvent mesurée par sondage (et non par élection) . Et le peuple dans tout ça? Il n'est plus qu'un groupe de pression parmi d'autres. Dans une Union européenne qui se méfie des bulletins de vote, la partie n'est pas égale.
Loin d'être purement technique, la "gouvernance" est un concept idéologique tiré de la science administrative anglo-saxonne, notamment américaine, contemporain de l'essor du néo-libéralisme.
Popularisé sous le terme de "bonne gouvernance", il vise au moins d'État, à l'extension des marchés , à la "bonne gestion" (cf dossier La gouvernance, Revue internationale des sciences sociales, Paris , no 155, 1er janvier 1998)
Économie de marché, gouvernance et "société civile" relèvent du même corpus idéologique post-démocratique.
[...]
La marginalisation de la souveraineté populaire par la gouvernance explique la facilité avec laquelle les dirigeants européens, et notamment français, contournent le verdict des urnes : leur légitimité ne viendrait qu'en partie des électeurs. Cela expliquerait la stupeur provoquée par le comportement du Royaume-Uni, qui, non content de consulter son peuple, envisage de respecter sa volonté ...
Les résultats des derniers référendums ("Brexit" au Royaume-Uni, rejet par les Pays-Bas de l'accord d'association avec l'Ukraine) laissent penser que l'État-nation demeure, pour la plupart des peuples du Vieux Continent, le cadre légitime de la démocratie. Symbole, passé relativement inaperçu de ce hiatus : le 19 janvier 2006, le Parlement européen avait voté une résolution demandant qu'on trouve un moyen de contourner les référendums français et néerlandais sur le traité constitutionnel européen.
L'attention portée aux revendications populaires est perçue comme du clientélisme primaire, quand la défense débridée des intérêts dominants est présentée comme le nec plus ultra de la modernité. On peut raisonnablement penser qu'un contrôle plus étroit des peuples sur leurs gouvernements mènerait à des politiques tout autres que celles d'aujourd'hui. C'est pourquoi, comme en 1789, la démocratie, malgré ses imperfections, demeure une revendication proprement révolutionnaire, en France comme dans de nombreux pays de l'Union européenne corsetés par la gouvernance.
Source : Anne-Cécile Robert, "La gouvernance contre la démocratie. De l'art d'ignorer les peuples" dans Le Monde diplomatique, numéro 751, octobre 2016, p. 3
D'ailleurs ...
Pour le mois d'octobre 2016, le journal [i]Le Monde diplomatique[/i] produit un bon article touchant la question de la souveraineté des peuples, tout à fait en lien avec la question de l'Union européenne et différents traités; avec la nouvelle mentalité de nos élites politiques, devrais-je dire.
On ne peut pas s'arrêter au fait que ce journal serait un journal de socialo-gauchistes, nous suggérant peut-être, dans la foulée, qu'il ne vaudrait pas la peine de le consulter. - [i]A quoi bon? [/i]
Voici :
[list][b]La gouvernance contre la démocratie
De l'art d'ignorer le peuple[/b]
Par un retournement spectaculaire, dans nos démocraties modernes, ce ne sont plus les électeurs qui choisissent et orientent les élus, ce sont les dirigeants qui jugent les citoyens. [...]
On le sait : un principe à géométrie variable n'est pas un principe, c'est un préjugé. Celui-ci peut être analysé de deux manière : mépris de classe ou haine de la démocratie. Le premier sentiment dégouline assurément de la bouche du toujours subtil Alain Minc :"Ce référendum n'est pas la victoire des peuples sur les élites, mais des gens peu formés sur les gens éduqués". A aucun moment l'idée n'effleure la classe dirigeante que les citoyens rejettent les traités européens non parce qu'ils seraient mal informés, mais parce qu'au contraire ils tirent des leçons tout à fait logiques d'une expérience décevante de près de soixante ans.
Le second sentiment dépasse le clivage de classe; il est philosophique. C'est la démocratie elle-même qui est contestée au travers des coups portés à deux idées cardinales : d'une part, "que la volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics" (article 21, alinéa 3 de la Déclaration universelle des droits de l'homme); d'autre part, "que tous les membres du corps social sont citoyens et concourent à la formation de la volonté générale, quels que soient leur origine ou leur statut social". C'est cette philosophie imposée par des siècles de luttes sociales et politiques qui fait aujourd'hui l'objet d'une offensive idéologique de grande ampleur à la faveur des impératifs de la construction européenne. [...]
L'Union européenne agit comme le révélateur d'une délégitimation de la démocratie, également à l'oeuvre à l'échelle nationale. Il ne s'agit plus d'une crise, mais d'un changement progressif de régime politique dont les institutions de Bruxelles constituent un laboratoire. Dans ce système, nommé "gouvernance", le peuple n'est que l'une des sources de l'autorité des pouvoirs publics, en concurrence avec d'autres : les marchés, les experts, la "société civile".
[...]
La "société civile" ne repose en effet sur aucun critère de représentativité ou de légitimité. Protéiforme, elle est aussi le règne de l'inégalité puisque ses acteurs disposent de moyens extrêmement variables, suivant les intérêts qu'ils défendent. Depuis le milieu des années 1990, explique la sociologue Hélène Michel, la "société civile" est devenue un acteur à part entière du fonctionnement de l'Union européenne. [...] A l'instar de l'expert dont la décision se substituerait à celle des décideurs publics, la "société civile", tout énigmatique qu'elle soit, devient le porte-parole autoproclamé des citoyens. Ce fonctionnement accorde une place considérable aux frénétiques de toutes les causes, relayés par les médias sociaux et des médias peu regardants, dont la représentativité prétendue est souvent mesurée par sondage (et non par élection) . Et le peuple dans tout ça? Il n'est plus qu'un groupe de pression parmi d'autres. Dans une Union européenne qui se méfie des bulletins de vote, la partie n'est pas égale.
Loin d'être purement technique, la "gouvernance" est un concept idéologique tiré de la science administrative anglo-saxonne, notamment américaine, contemporain de l'essor du néo-libéralisme.
Popularisé sous le terme de "bonne gouvernance", il vise au moins d'État, à l'extension des marchés , à la "bonne gestion" (cf dossier La gouvernance, [i]Revue internationale des sciences sociales[/i], Paris , no 155, 1er janvier 1998)
Économie de marché, gouvernance et "société civile" relèvent du même corpus idéologique post-démocratique.
[...]
La marginalisation de la souveraineté populaire par la gouvernance explique la facilité avec laquelle les dirigeants européens, et notamment français, contournent le verdict des urnes : leur légitimité ne viendrait qu'en partie des électeurs. Cela expliquerait la stupeur provoquée par le comportement du Royaume-Uni, qui, non content de consulter son peuple, envisage de respecter sa volonté ...
Les résultats des derniers référendums ("Brexit" au Royaume-Uni, rejet par les Pays-Bas de l'accord d'association avec l'Ukraine) laissent penser que l'État-nation demeure, pour la plupart des peuples du Vieux Continent, le cadre légitime de la démocratie. Symbole, passé relativement inaperçu de ce hiatus : le 19 janvier 2006, le Parlement européen avait voté une résolution demandant qu'on trouve un moyen de contourner les référendums français et néerlandais sur le traité constitutionnel européen.
L'attention portée aux revendications populaires est perçue comme du clientélisme primaire, quand la défense débridée des intérêts dominants est présentée comme le nec plus ultra de la modernité. On peut raisonnablement penser qu'un contrôle plus étroit des peuples sur leurs gouvernements mènerait à des politiques tout autres que celles d'aujourd'hui. C'est pourquoi, comme en 1789, la démocratie, malgré ses imperfections, demeure une revendication proprement révolutionnaire, en France comme dans de nombreux pays de l'Union européenne corsetés par la gouvernance.
Source : [b]Anne-Cécile Robert[/b], "La gouvernance contre la démocratie. De l'art d'ignorer les peuples" dans [i]Le Monde diplomatique[/i], numéro 751, octobre 2016, p. 3
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