L’unique Église du Christ " subsiste " dans l’Église catholique
Arrivé à ce point, je voudrais interrompre l’analyse du concept de " communio " et prendre encore position, au moins brièvement, en ce qui concerne le point le plus discuté de Lumen gentium : la signification de la phrase de Lumen gentium n. 8, à laquelle j’ai déjà fait allusion, selon laquelle l’unique Église du Christ, que nous confessons dans le Symbole comme une, sainte, catholique et apostolique, " subsiste " dans l’Église catholique qui est guidée par Pierre et par les évêques en communion avec lui.
En 1985, la Congrégation pour la Doctrine de la foi s’est vu obligée de prendre position sur ce texte très discuté, à cause d’un livre de Leonardo Boff dans lequel l’auteur soutenait la thèse selon laquelle l’unique Église du Christ, telle qu’elle subsiste dans l’Église catholique romaine, subsisterait aussi en d’autres Églises chrétiennes.
Il est superflu de dire que la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (DC 1985, n. 1895, p. 484-486. NDLR) fut accablée de multiples critiques acerbes, puis mise de côté. Dans notre tentative de réflexion sur le point où nous en sommes aujourd’hui dans la réception de l’ecclésiologie conciliaire, la question de l’interprétation du " subsistit " est inévitable et, à cet égard, l’unique Déclaration du Magistère après le Concile sur ce mot, c’est-à-dire la Notification que je viens de mentionner, ne peut pas être laissée de côté.
Quinze ans plus tard, il apparaît plus clairement qu’alors qu’il ne s’agissait pas ici d’un seul auteur théologique, mais d’une vision de l’Église qui circule avec des variantes diverses et qui est encore très actuelle aujourd’hui. La clarification de 1985 a présenté de manière détaillée le contexte de la thèse de Boff à laquelle je viens de faire brièvement allusion. Il n’est pas nécessaire que nous approfondissions davantage ces détails, car ce qui est en jeu est quelque chose de plus fondamental.
On pourrait caractériser la thèse dont Boff était alors le représentant de relativisme ecclésiologique. Elle trouve sa justification dans la théorie selon laquelle le " Jésus historique " n’aurait pas pensé à une Église, et l’aurait donc encore moins fondée. Comme réalité historique, l’Église ne serait apparue qu’après la résurrection, dans le processus de perte de tension eschatologique, en raison des inévitables nécessités sociologiques de l’institutionnalisation. Et, au commencement, il n’aurait même pas existé d’Église universelle " catholique " mais seulement diverses Églises locales, avec des théologies diverses, des ministères divers, etc. Aucune Église institutionnelle ne pourrait donc affirmer qu’elle est cette unique Église de Jésus-Christ voulue par Dieu lui-même ; toutes les configurations institutionnelles sont donc nées de nécessités sociologiques et donc, comme telles, sont des constructions humaines que l’on peut, ou même que l’on doit, changer radicalement en des circonstances nouvelles. Dans leur qualité théologique, elles ne se différencient les unes les autres que de manière très secondaire et l’on pourrait donc dire que, en toutes, et en tout cas au moins en beaucoup d’entre elles, subsiste " l’unique Église du Christ " (À propos de cette hypothèse, la question surgit naturellement : dans une telle vision, de quel droit peut-on parler simplement d’une unique Église du Christ ?).
La tradition catholique a choisi au contraire un autre point de départ : elle fait confiance aux Évangélistes, elle les croit. Il apparaît alors évident que Jésus, qui annonça le Royaume de Dieu, a rassemblé autour de lui des disciples pour sa réalisation ; il leur a non seulement donné sa Parole comme interprétation nouvelle de l’Ancien Testament, mais, dans le sacrement de la dernière Cène, il leur a fait don d’un nouveau centre unificateur par lequel tous ceux qui confessent qu’ils sont chrétiens deviennent, d’une manière totalement nouvelle, un en lui - si bien que saint Paul a pu désigner cette communion comme le fait d’être un seul corps avec le Christ, comme l’unité d’un seul corps dans l’Esprit. Il apparaît alors évident que la promesse de l’Esprit Saint n’était pas une vague annonce, mais comprenait la réalité de la Pentecôte - le fait, donc, que l’Église ne fut pas pensée et faite par des hommes, mais fut créée par l’intermédiaire de l’Esprit, qu’elle est et demeure une création de l’Esprit Saint.
Mais alors, institution et Esprit sont dans l’Église dans une relation bien différente de celle que les courants de pensée que nous venons de mentionner voudraient nous suggérer. Alors l’institution n’est pas simplement une structure que l’on peut changer ou démolir selon son bon plaisir, qui n’aurait rien à voir avec la réalité de la foi comme telle. Alors, cette forme de corporéité appartient à l’Église elle-même. L’Église du Christ n’est pas cachée d’une manière insaisissable derrière les multiples configurations humaines, mais elle existe réellement comme Église véritable et propre, qui se manifeste dans la profession de foi, dans les sacrements et dans la succession apostolique.
Par la formule du " subsistit ", Vatican II - conformément à la tradition catholique - voulait donc dire exactement le contraire du " relativisme théologique " : l’Église de Jésus-Christ existe réellement. Lui-même l’a voulue et l’Esprit Saint la crée continuellement à partir de la Pentecôte, même au milieu de tous les échecs humains, et la soutient dans son identité essentielle. L’institution n’est pas une extériorité inévitable mais théologiquement insignifiante ou même dangereuse, mais elle appartient, en son noyau essentiel, au caractère concret de l’Incarnation. Le Seigneur garde sa parole : " Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ".
À ce point, il devient nécessaire d’enquêter un peu plus sérieusement sur le mot " subsistit ". Par cette expression, le Concile se différencie de la formule de Pie XII qui avait dit dans son Encyclique Mystici Corporis : l’Église catholique " est " (est, en latin) l’unique corps mystique du Christ. Dans la différence entre " subsistit " et " est " se cache tout le problème oecuménique.
Le mot " subsistit " vient de la philosophie ancienne qui s’est développée par la suite dans la scolastique. Lui correspond le mot grec " hypostasis ", qui a dans la christologie un rôle central pour décrire l’union de la nature divine et de la nature humaine dans la personne du Christ. " Subsistere " est un cas spécial de " esse " [être]. C’est l’être dans la forme d’un sujet qui est par lui-même. C’est bien de cela qu’il s’agit ici. Le Concile veut nous dire que l’Église de Jésus-Christ, comme sujet concret en ce monde, peut être rencontrée dans l’Église catholique. Cela ne peut se vérifier qu’une seule fois et la conception selon laquelle le " subsistit " serait à multiplier ne saisit pas, précisément, ce que l’on voulait dire. Par le mot " subsistit ", le Concile a voulu exprimer la singularité et la non multiplicité de l’Église catholique : l’Église existe comme sujet dans la réalité historique.
La différence entre " subsistit " et " est " renferme cependant le drame de la division ecclésiale. Bien que l’Église soit seulement une et subsiste en un unique sujet, des réalités ecclésiales existent en dehors de ce sujet : de véritables Églises locales et diverses Communautés ecclésiales. Puisque le péché est une contradiction, on ne peut pas, en dernière analyse, pleinement résoudre d’un point de vue logique cette différence entre " subsistit " et " est ". Dans le paradoxe de la différence entre singularité et concrétisation de l’Église, d’une part, et existence d’une réalité ecclésiale en dehors de l’unique sujet, d’autre part, se reflète le caractère contradictoire du péché humain, la contradiction de la division. Cette division est quelque chose de totalement différent de la dialectique relativiste que nous avons décrite ci-dessus, dans laquelle la division des chrétiens perd son aspect douloureux et, en réalité, n’est pas une fracture mais seulement la manifestation des multiples variations sur un unique thème, dans laquelle toutes les variations ont raison, d’une certaine manière, et n’ont pas raison.
En réalité, il n’existe plus alors de nécessité intrinsèque de rechercher l’unité, parce que, en vérité, l’unique Église est de toute façon partout et nulle part. Donc, le christianisme n’existerait en réalité que dans la corrélation dialectique de variations opposées. L’oecuménisme consisterait dans le fait que tous, d’une certaine manière, se reconnaissent réciproquement, puisque tous ne seraient que des fragments de la réalité chrétienne. L’oecuménisme serait donc la résignation devant une dialectique relativiste, parce que Jésus appartient au passé et que, de toute façon, la vérité demeure cachée.
La vision du Concile est toute autre : le fait que le " subsistit " de l’unique sujet-Église soit présent dans l’Église catholique ne doit aucunement être attribué aux mérites des catholiques, mais il est l’oeuvre de Dieu, qui le fait perdurer malgré les continuels démérites des sujets humains. Ceux-ci ne peuvent s’en glorifier, mais seulement admirer la fidélité de Dieu, en ayant honte de leurs péchés et en étant en même temps pleins de gratitude. Mais on peut voir l’effet de leurs péchés : tout le monde voit le spectacle des communautés chrétiennes divisées et opposées, qui avancent réciproquement leurs prétentions à la vérité et qui, apparemment, réduisent à néant la prière que fit le Christ la veille de sa Passion. Alors que chacun peut percevoir la division comme réalité historique, on ne peut percevoir que dans la foi la subsistance de l’unique Église dans la figure concrète de l’Église catholique.
C’est bien parce que le Concile Vatican II a ressenti ce paradoxe qu’il a proclamé que l’oecuménisme était un devoir en tant que recherche de l’unité véritable et qu’il l’a confié à l’Église de l’avenir.