par Cinci » lun. 09 oct. 2017, 14:01
Quelques réflexions vues chez Thierry-Dominique Humbrecht :
"... chez les catholiques, le paradoxe s'exerce au plan des moeurs et aussi au plan de la foi, dès qu'un prisme interprétatif s'érige en juge du Magistère de l'Église. Même le thème de la "fidélité" peut devenir ambigu, lorsqu'un groupe traditionnaliste entend rester fidèle mais à ses propres options, alors que celles-ci sont en porte-à-faux par rapport à l'enseignement de l'Église. En matière de foi catholique, la fidélité à soi-même n'est rien, si elle n'est d'abord fidélité à l'Église. L'objectivité règle la subjectivité, non l'inverse. La Tradition n'est telle que soumise à l'exercice actuel du Magistère. Une Tradition coupée du Magistère n'est pas traditionnelle. Elle est une idée reconstituée, un romantisme à sa façon, une liberté cabrée qui n'est qu'un refus d'obéir sans l'avouer. Elle utilise alors une technique venue des stratégies de gauche : utiliser la loi contre la loi, pour désobéir en conservant les apparences de l'obéissance. S'agit-il d'obéir au pape quand il rejoint ce que nous pensons déjà et qui nous arrange, en priant pour qu'il se range à nos côtés?
Au titre des contradictions qui peuvent atteindre ceux qui gardent leurs distances vis-à-vis de la modernité, relevons les deux suivantes. La première touche à l'héritage culturel, revendiqué par les milieux traditionnels, non sans pertinence. Cependant, l'investissement consenti n'est pas toujours à la hauteur. Le latin, tant souhaité en liturgie, est peu maîtrisé par les séminaristes concernés et ignoré par les laïcs. Se développe alors une théorie fumeuse sur l'importance d'une langue liturgique qui, par son incompréhensibilité même, préserve les mystères sacrés. Or les mystères chrétiens sont dans la réalité célébrée, pas dans les mots. Ils désignent une réalité qui nous dépasse mais pas avec des mots incompréhensibles. L'énoncé "Ceci est mon corps" est un mystère, accepté dans la foi, qui touche à la conversion de la substance du pain en celle de la personne du Christ, mais la phrase est claire. En outre, les "mystères" de la foi ne sont pas tant des choses que Dieu nous cacherait que celles qu'il nous manifeste, pour notre salut.
Le christianisme n'est pas une religion de ce qui est maintenu à distance. L'Incarnation du Verbe est venue bouleverser de telles catégories : un bébé qui vagit dans la paille entre un âne et un boeuf modifie les catégories du sacré. La grâce divine, l'Église et les sacrements ne cherchent pas tant à cacher qu'à montrer, sans pour autant avilir en rien. Si le latin demeure la langue liturgique de l'Église latine, ce n'est pas tant qu'il est incompréhensible universellement mais au contraire parce qu'il censé constituer une langue commune. Si langue commune veut dire connue de tous et non pas ignorée de chacun, un grave problème guette les générations à venir. Au Concile Vatican III, quel cardinal sera encore capable de parler latin?
La seconde contradiction touche à la manière actuelle, parfois observée, de célébrer ou de préférer la forme dite extraordinaire du rite romain, "l'ancien rite". La célébration offre dans certains cas l'aspect d'une reconstitution, d'un esprit néogothique qui a retenu la géométrie du style plus que sa finesse. S'agit-il de célébrer un sacrement ou bien de prouver que l'on maîtrise les arcanes d'une forme rituelle? En outre, ce rite, qui passe à juste titre pour rétif aux débordements de la subjectivité, apparaît quelquefois célébré par le jeune clergé avec une pesante affectivité. Enfin, il semble choisi par de nombreux "tradis" surtout chez les jeunes générations de laïcs, qui n'ont pas connu la crise de l'Église et n'ont souffert de rien, pour des motivations plus subjectives que liturgiques, de l'ordre de la préférence culturelle, autre nom de l'esthétisme; quand ce n'est pas en vertu de codes mondains de reconnaissance sociale, pour rester entre soi à la sortie de la messe ou au pèlerinage printanier.
De telles motivations rejoignent la tendance contemporaine à remplacer la vérité par l'affectivité, et la communauté par le communautarisme. Même dans ce ce cas chacun a le droit de vivre selon sa culture, la culture traditionnelle comme toute autre. La prudence est de mise pour qui entendrait bouleverser les écosystèmes culturels. L'Église, qui en a vu d'autres, veille maternellement à cette prudence. Mais le souci doctrinal reste loin de certaines militances rituelles.
La science parfois ahurissante d'un étudiant de vingt ans, en fait de détails de sacristie, entre linges d'autel et gestes millimétrés, tous arguments liturgiques proclamés plus décisifs les uns que les autres et objets d'une militance impitoyable, procède d'une excellente volonté chez ce jeune de servir l'Église, zèle que l,on souhaite à beaucoup; mais une telle science laisse parfois rêveur sur ce que son clergé a eu à coeur de lui enseigner sur la hiérarchie des critères théologiques. La forme d'un rite ne peut pas devenir son propre objet, sinon elle finit par remplacer celui de la liturgie, qui est de donner Dieu à contempler et de faire croître la vie spirituelle. Jamais, dans la Tradition de l'Église, la défense et l'illustration d'une forme rituelle n'a été entendue comme un vecteur majeur d'évangélisation; la liturgie, oui; pas la forme rituelle, qui n'est qu'instrumentale.
Parmi les prêtres attachés à la forme dite extraordinaire du rite romain, ceux de la première génération, qui furent parfois des plus virulents pour en défendre le principe, avouent que ce qui comptait d'abord pour eux était leur mission de pasteurs, mais que, chez les plus jeunes, la militance pour le rite tient parfois lieu de motivation pastorale. Intéressante analyse, venue de l'intérieur, sur ce déplacement actuel du centre de gravité, qui risque de rétrécir le champ d'action et donc le coeur du prêtre, le réduisant à une vocation de gardien de temple ou même de sacristain. Les sacrements de l'Église sont établis pour le salut des âmes. Ils doivent être célébrés conformément à ce que demande l'Église, en tous points, avec le génie de célébrer, dont l'esprit est dans la lettre et aussi dans le souffle de son exécution, en vue du bien des fidèles.
Une question se pose : à tenir compte de l'état des communautés, l'exclusivité voulue de la forme ancienne du rite n'empêcherait-elle pas un prêtre alors qu'il est jeune et débordant d'énergie, de desservir tous les chrétiens de son propre territoire? Par la force des choses, le risque n'est pas mince d'un tri sociologique, et aussi, par conséquent, d'une relative inoccupation de nombre de ces prêtres. Or un prêtre séculier n'est pas ordonné pour desservir seulement un milieu dont il sait qu'il est privilégié. La réduction du ministère des prêtres traditionnalistes à un milieu social et à un réseau limité est ce à quoi les condamne le choix exclusif de la forme extraordinaire du rite. D'où les questions de fond que certains d'entre eux finissent par se poser, quant aux motivations de cette exclusivité.
La question est autre, à notre sens, pour les moines qui revendiquent aussi la forme extraordinaire du rite. Leur vie est ordonnée à la liturgie en son exécution la plus contemplative (entre répertoire musicale et communauté cloîtrée), et donc à un type de rayonnement qu'un public averti vient chercher dans une abbaye. Le cérémonial s'anime, l'étiquette du rite est vécue de l'intérieur, la prière vient remplacer la militance. "
Tiré de :
T.-D. Humbrecht, L'évangélisation impertinente, p. 118
Quelques réflexions vues chez Thierry-Dominique Humbrecht :
"... chez les catholiques, le paradoxe s'exerce au plan des moeurs et aussi au plan de la foi, dès qu'un prisme interprétatif s'érige en juge du Magistère de l'Église. Même le thème de la "fidélité" peut devenir ambigu, lorsqu'un groupe traditionnaliste entend rester fidèle mais à ses propres options, alors que celles-ci sont en porte-à-faux par rapport à l'enseignement de l'Église. En matière de foi catholique, la fidélité à soi-même n'est rien, si elle n'est d'abord fidélité à l'Église. L'objectivité règle la subjectivité, non l'inverse. La Tradition n'est telle que soumise à l'exercice actuel du Magistère. Une Tradition coupée du Magistère n'est pas traditionnelle. Elle est une idée reconstituée, un romantisme à sa façon, une liberté cabrée qui n'est qu'un refus d'obéir sans l'avouer. Elle utilise alors une technique venue des stratégies de gauche : utiliser la loi contre la loi, pour désobéir en conservant les apparences de l'obéissance. S'agit-il d'obéir au pape quand il rejoint ce que nous pensons déjà et qui nous arrange, en priant pour qu'il se range à nos côtés?
Au titre des contradictions qui peuvent atteindre ceux qui gardent leurs distances vis-à-vis de la modernité, relevons les deux suivantes. La première touche à l'héritage culturel, revendiqué par les milieux traditionnels, non sans pertinence. Cependant, l'investissement consenti n'est pas toujours à la hauteur. Le latin, tant souhaité en liturgie, est peu maîtrisé par les séminaristes concernés et ignoré par les laïcs. Se développe alors une théorie fumeuse sur l'importance d'une langue liturgique qui, par son incompréhensibilité même, préserve les mystères sacrés. Or les mystères chrétiens sont dans la réalité célébrée, pas dans les mots. Ils désignent une réalité qui nous dépasse mais pas avec des mots incompréhensibles. L'énoncé "Ceci est mon corps" est un mystère, accepté dans la foi, qui touche à la conversion de la substance du pain en celle de la personne du Christ, mais la phrase est claire. En outre, les "mystères" de la foi ne sont pas tant des choses que Dieu nous cacherait que celles qu'il nous manifeste, pour notre salut.
Le christianisme n'est pas une religion de ce qui est maintenu à distance. L'Incarnation du Verbe est venue bouleverser de telles catégories : un bébé qui vagit dans la paille entre un âne et un boeuf modifie les catégories du sacré. La grâce divine, l'Église et les sacrements ne cherchent pas tant à cacher qu'à montrer, sans pour autant avilir en rien. Si le latin demeure la langue liturgique de l'Église latine, ce n'est pas tant qu'il est incompréhensible universellement mais au contraire parce qu'il censé constituer une langue commune. Si langue commune veut dire connue de tous et non pas ignorée de chacun, un grave problème guette les générations à venir. Au Concile Vatican III, quel cardinal sera encore capable de parler latin?
La seconde contradiction touche à la manière actuelle, parfois observée, de célébrer ou de préférer la forme dite extraordinaire du rite romain, "l'ancien rite". La célébration offre dans certains cas l'aspect d'une reconstitution, d'un esprit néogothique qui a retenu la géométrie du style plus que sa finesse. S'agit-il de célébrer un sacrement ou bien de prouver que l'on maîtrise les arcanes d'une forme rituelle? En outre, ce rite, qui passe à juste titre pour rétif aux débordements de la subjectivité, apparaît quelquefois célébré par le jeune clergé avec une pesante affectivité. Enfin, il semble choisi par de nombreux "tradis" surtout chez les jeunes générations de laïcs, qui n'ont pas connu la crise de l'Église et n'ont souffert de rien, pour des motivations plus subjectives que liturgiques, de l'ordre de la préférence culturelle, autre nom de l'esthétisme; quand ce n'est pas en vertu de codes mondains de reconnaissance sociale, pour rester entre soi à la sortie de la messe ou au pèlerinage printanier.
De telles motivations rejoignent la tendance contemporaine à remplacer la vérité par l'affectivité, et la communauté par le communautarisme. Même dans ce ce cas chacun a le droit de vivre selon sa culture, la culture traditionnelle comme toute autre. La prudence est de mise pour qui entendrait bouleverser les écosystèmes culturels. L'Église, qui en a vu d'autres, veille maternellement à cette prudence. Mais le souci doctrinal reste loin de certaines militances rituelles.
La science parfois ahurissante d'un étudiant de vingt ans, en fait de détails de sacristie, entre linges d'autel et gestes millimétrés, tous arguments liturgiques proclamés plus décisifs les uns que les autres et objets d'une militance impitoyable, procède d'une excellente volonté chez ce jeune de servir l'Église, zèle que l,on souhaite à beaucoup; mais une telle science laisse parfois rêveur sur ce que son clergé a eu à coeur de lui enseigner sur la hiérarchie des critères théologiques. La forme d'un rite ne peut pas devenir son propre objet, sinon elle finit par remplacer celui de la liturgie, qui est de donner Dieu à contempler et de faire croître la vie spirituelle. Jamais, dans la Tradition de l'Église, la défense et l'illustration d'une forme rituelle n'a été entendue comme un vecteur majeur d'évangélisation; la liturgie, oui; pas la forme rituelle, qui n'est qu'instrumentale.
Parmi les prêtres attachés à la forme dite extraordinaire du rite romain, ceux de la première génération, qui furent parfois des plus virulents pour en défendre le principe, avouent que ce qui comptait d'abord pour eux était leur mission de pasteurs, mais que, chez les plus jeunes, la militance pour le rite tient parfois lieu de motivation pastorale. Intéressante analyse, venue de l'intérieur, sur ce déplacement actuel du centre de gravité, qui risque de rétrécir le champ d'action et donc le coeur du prêtre, le réduisant à une vocation de gardien de temple ou même de sacristain. Les sacrements de l'Église sont établis pour le salut des âmes. Ils doivent être célébrés conformément à ce que demande l'Église, en tous points, avec le génie de célébrer, dont l'esprit est dans la lettre et aussi dans le souffle de son exécution, en vue du bien des fidèles.
Une question se pose : à tenir compte de l'état des communautés, l'exclusivité voulue de la forme ancienne du rite n'empêcherait-elle pas un prêtre alors qu'il est jeune et débordant d'énergie, de desservir tous les chrétiens de son propre territoire? Par la force des choses, le risque n'est pas mince d'un tri sociologique, et aussi, par conséquent, d'une relative inoccupation de nombre de ces prêtres. Or un prêtre séculier n'est pas ordonné pour desservir seulement un milieu dont il sait qu'il est privilégié. La réduction du ministère des prêtres traditionnalistes à un milieu social et à un réseau limité est ce à quoi les condamne le choix exclusif de la forme extraordinaire du rite. D'où les questions de fond que certains d'entre eux finissent par se poser, quant aux motivations de cette exclusivité.
La question est autre, à notre sens, pour les moines qui revendiquent aussi la forme extraordinaire du rite. Leur vie est ordonnée à la liturgie en son exécution la plus contemplative (entre répertoire musicale et communauté cloîtrée), et donc à un type de rayonnement qu'un public averti vient chercher dans une abbaye. Le cérémonial s'anime, l'étiquette du rite est vécue de l'intérieur, la prière vient remplacer la militance. "
Tiré de :
T.-D. Humbrecht, [u]L'évangélisation impertinente[/u], p. 118