Propos et textes captivants de Bernanos

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Re: Propos et textes captivants de Bernanos

par Cinci » mer. 24 janv. 2018, 21:17

(suite et fin )


Ainsi, lorsqu'on s'avance un peu dans l'étude des passions, dès qu'on a dépassé les hypocrisies minuscules, la lisière où tant de romanciers ingénus poursuivent leurs jeux inoffensifs, butinent le mystère (comme l'écrivait l'autre jour l'extraordinaire nigaud qui signe dans le journal Le Matin d'impayables chroniques scientifiques), le plus futile ou le plus vain connaît l'angoisse d'une présence invisible. Si vous ne rencontrez pas ce que vous cherchez, vous en trouverez au moins la trace, aussi nette, aussi certaine, qu'une empreinte marquée dans l'argile ...

Mais je resterai à la lisière ! Je ne pousserai pas plus loin - Qu'en savez-vous ! Il en est du Mal comme de la mort. Vous voyez des hommes jouir tranquillement du soleil, de l'art, de l'amitié, de l'amour, de toutes les choses précieuses de la vie puis tout à coup, sans qu'on sache comment ni pourquoi, l'un d'entre eux repousse son verre encore plein, plie sa serviette, et s'en va vers la mort, ainsi qu'à un rendez-vous strict et urgent.

Mêmement vous les verrez aussi très occupés à leurs amusements futiles, petites haines, petites ambitions, petites passions à fleur de peau, ainsi qu'on mise à la roulette par jetons de vingt sous - innocentes diableries ! ... Puis tout à coup encore, sans qu'on sache comment ni pourquoi, l'un d'entre eux se lève, écoute et s'en va ... Vous le retrouverez sur le banc des Assises, ou sur les dalles de la Morgue, ou vous ne le retrouverez pas du tout. Il a joué sa vie et son honneur contre un vice, et il a perdu son enjeu - Joué avec qui ? ... Eh bien ! avec qui vous voudrez, le nom du partenaire n'importe pas ...

-Mais qui l'a vu ce partenaire ? - Il n'importe pas beaucoup plus de le voir que de le nommer. Supposons qu'il s'appelle Satan ... D'ailleurs, quand l'homme le verrait de ses yeux, à quoi bon ? En serait-il guéri ? Voilà des milliers d'années qu'il voit la guerre et il n'est pas encore las de se tuer.

p. 1089

Re: Propos et textes captivants de Bernanos

par Cinci » mer. 24 janv. 2018, 21:01

(suite)

Et d'ailleurs, de telles expériences ont été tentées. Je lisais dernièrement un vieux livre anglais du XVIIe siècle, retraçant l'extraordinaire histoire de certaines sociétés constituées par des pirates sur la côte de l'Inde, aux Antilles, à Madagascar, sociétés dont la seule loi était celle de la tolérante abbaye de Thélème : "Fais ce que tu voudras ..." Elles étaient anéanties en quelques mois, la plus solide n'a pas duré deux années. A l'arrivée des navires de guerre on ne trouvait jamais que des cases incendiées, des champs stériles et parmi les futailles défoncées et les cadavres, des nègres épouvantés.

Libération des instincts, dites-vous ? Mais quels sont donc ces instincts qui, loin de servir l'espèce, ne vont à rien moins qu'à l'anéantir ? Nous voyons tous les jours l'animal se régler sur la loi de son instinct dégénéré.

Supposons, par exemple, que l'avarice soit l'instinct de propriété qui sous l'influence d'une cause inconnue se propagera tout à coup monstrueusement, aux dépends de l'être entier, ainsi qu'un cancer. Quelle est cette cause ? Comment voit-on se retourner ainsi contre l'homme les facultés de sa nature, pour qu'elles deviennent les instruments de sa propre destruction ?

Voilà cet enfant dans son berceau, toute innocence, toute grâce, toute fraîcheur, clair comme une source, neuf comme le printemps, aussi sincère que la lumière du matin ... Sa petite vie s'élance d'un élan si net et si pur ! Qui donc, qui donc, va le travailler du dedans avec une clairvoyance et une sollicitude sinistres, la précision d'un chirurgien qui sait où pousser ses ciseaux et ses pinces pour atteindre les centres les plus délicats, jour par jour, heure par heure, jusqu'à ce que vous retrouviez, vingt ou trente ans après, le radieux petit être sous les espèces d'un de ces animaux anxieux et solitaires - l'envieux, le jaloux, l'avare - enfin l'un de ces misérables que dévore tout vif la haine absurde d'eux-mêmes, qui préfèrent à la liberté, à la joie, à tous les biens de la terre la terrible et stérile volupté qui les détruit ?

Mais oui, mais oui, sans doute, j'accorde volontiers que nous nous sommes fait des passions une autre image. Nous les voyons trotter coquettement dans le monde, d'un petit air brave et tranquille, nous feignons de croire qu'elles sont décidément apprivoisées. Quiconque les regarde de travers passe pour un sot. - "Chère madame, qu,est-ce que je vois sur vos genoux ? Mais c'est une petite panthère, ma parole ! - Fi donc, monsieur, c'est un gros chat inoffensif. Voyez comme il est caressant ! ... Là-dessus, le poète du lieu (il y a toujours un poète au service de ces bêtes charmantes, et ce n'est jamais lui qui est mangé), le poète du lieu accorde sa lyre, chante les jolies quenottes si bien rangées, si pointues, les merveilleuses petites griffes, la langue rose et délicate comme une fleur ...

"Un amour, mon cher ! - Assurément, chère madame. Cependant j'ai lu ce matin dans le journal qu'une demoiselle Irène a été retrouvée dans la Seine en aval du pont des Saints-Pères. C'est l'amour qui a fait le coup ... Méfiez-vous : je crois reconnaître l'animal ...
- Vous n'y pensez pas, cher monsieur ! Et puis si c'est le même, voyez-vous, il est maintenant rassassié, il n'a plus faim ..."

Hélas ! mesdames et messieurs, les passions ont toujours faim !

Là-dessus, je vous entends : qu'ont à faire avec nous ces bêtes féroces ? Nous savons bien sans doute, à parler franc, que certains sentiments de notre nature ne nous appartiennent pas tout à fait. Sitôt làchés, nous ne nous en rendons plus maîtres. Ils sont l'air d'agir pour leur compte et presque toujours à nos dépens. Mais quoi ? S'il sont si farouches, c'est à la manière des hirondelles et des ramiers. Vous nous parlez d'une ménagerie, c'est une volière qu'il faut dire ! Votre diable, à supposer qu'il existe ailleurs que dans votre sombre imagination, nous ne l'imaginons pas du tout comme un belluaire, poussant contre le genre humain sa troupe de lions. Mais plutôt comme ces charmeurs hindous qui font venir sur leur flûte de roseau tout un petit peuple ailé, jusqu'à cet oiseau si sauvage et si rare, que nul homme ne se peut vanter de l'avoir vu deux fois dans sa vie ...

Peut-être avez-vous raison ... Peut-être aussi n'ai-je pas tort ... Lorsqu'on entre dans cette immense forêt d'Afrique, vaste comme un monde, la première étape est aussi un rêve enchanté plein d'ombre, de parfums, de chants délicieux. Et puis l'ombre peu à peu s'épaissit, les fleurs s'éteignent une à une, et il ne tombe plus des hautes cimes qu'un silence ténébreux. Désormais, la solitude appartient aux monstres.

(à suivre)

Re: Propos et textes captivants de Bernanos

par Cinci » mer. 24 janv. 2018, 20:12

Un autre passage tiré d'une collection de ses lettres globalement datées entre 1920 et 1928. Ici c'est un extrait d'une conférence qui fut prononcée le 15 mars 1927 à Bruxelles. Le texte fut repris dans Le Crépuscule. Il fut également reproduit dans la Revue catholique des idées et des faits, du 22-29 avril 1927.

extrait :

... on passerait encore aisément à l'Église catholique sa notion de Dieu personnelle, bien qu'il soit incomparablement plus rassurant d'imaginer un Dieu hégélien. Mais enfin, on se fait à cet invisible témoin, d'ailleurs peu gênant et l'on attend de la voir en face, en escomptant son indulgence à l'égard d'une créature imbécile. En somme, vous lui laissez le gouvernement de l'autre monde, et il vous suffit de posséder celui-ci, bien décidés à repousser toute incursion de la divinité dans le domaine temporel ... Et d'ailleurs qui risque de le trouver jamais sur son chemin ? S'il se manifeste parfois, du moins, dit-on, dans le secret du coeur, c'est à quelque religieux au fond d'un cloître, à quelque pauvresse amoureuse de sa seule pauvreté, - et qui croit de telles gens sur parole ? Vous savez, le proverbe dit : "A beau mentir qui vient de loin !" Et certes, pour la plupart d'entre nous la cellule d'une carmélite ou d'un chartreux est un lieu du monde beaucoup plus lointain et plus mystérieux qu'Honolulu ou Chandernagor ... Tandis que Satan ?

Si vous accordez seulement qu'il existe vous aurez désormais par jour cent occasions de le rencontrer ! Son royaume à lui est de ce monde, et c'est un prince qui aime à se rendre compte par lui-même, et qui voyage beaucoup. - Justement ! Ne dévoilez pas son incognito ! s'écrie-t-on. A quoi bon ? Nous savons que c'est une relation très compromettante et nous ne le recevons que dans la plus stricte intimité.

Je comprends très bien que Satan soit un de ces sujets de conversation que les maîtresses de maison redoutent le plus. Poser le problème de Satan, c'est poser le problème du Mal. C'est poser un problème qu'on me peut espérer résoudre qu'en offensant beaucoup de monde ... Mais que dire des romanciers qui l'esquivent, alors qu'ils font justement le métier de décrire et d'analyser minutieusement les passions ?

La vie de notre espèce, depuis que cette espèce existe, est une merveilleuse, pathétique et déchirante histoire. Du moins, elle apparaît ainsi à quiconque veut bien y penser un moment ... Qui donc y pense ? [...] L'homme est à peu près, par rapport au drame immense, comme un aveugle qui ne sait de la mer que ce que peut lui en apprendre l'ondulation de la vague entre ses doigts ouverts. Parfois le surnaturel qui le cernait de toutes parts, fait brèche dans sa fragile enceinte, les forces monstrueuses qui depuis des siècles ébranlent l'humanité jusque dans ses racines, déferlent tout à coup, irrésistibles, et il reconnaît la douleur et la mort. Les reconnaît-il seulement ? Ne les subit-il pas plutôt avec une sorte de stupeur ? Et encore, de ces forces monstrueuses, celles que je viens de nommer se définissent d'elles-mêmes, ne peuvent du moins être esquivées tout entières. Mais le Mal !

Il y a une conspiration contre le Mal, non pas pour le détruire, ah ! non ! - pour le déguiser, simplement. Si nous avons tant de répugnance à croire au diable - enfin à l'esprit du Mal - c'est que nous n'osons pas croire que le Mal ait un esprit, une volonté, un dessein. Non ! Nous ne voulons pas imaginer que cet animal pervers et charmant, dont la discipline sociale a fait presque une bête familière, si facile à entretenir à peu de frais, pour notre agrément, médite de tout dévorer, est réellement non moins insatiable que la douleur, et ne le cède pour l'avidité, qu'à la mort.

L'homme faible et désarmé s'est protégé depuis des millénaires contre le froid, la pluie, les ténèbres, les bêtes fauves : il s'est aussi protégé de son mieux contre le Mal. L'homme primitif l'a flairé et l'a aussitôt reconnu pour infiniment plus redoutable à son espèce que le froid, la pluie, les ténèbres et les bêtes fauves.

Tenez ...Imaginez un instant notre planète bouleversée par quelque cyclone qui jeterait bas toutes nos villes, comblerait nos puits, bouleverserait nos champs, anéantirait en quelques minutes les réserves constituées par l'épargne et le labeur humains ... Eh bien ! oui ! Nous nous retrouverions nus, au milieu d'une nature hostile. Mais quoi ? Nos pères ont jadis connu ces périls et ils en ont triomphé. Nous en triompherions encore ... Et maintenant tâchez d'imaginer le Mal rendu à sa liberté, les vices et les passions brisant leurs chaînes, lâchés dans le monde comme à travers la jungle. Imaginez la démobilisation brusque de l'immense armée internationale qui sans distinction de races, de patries, de religions, nous protège contre elles. La police, la gendarmerie, la magistrature passent à l'ennemi.

Que dis-je ? supposez même détruit cela qui nous défend au-dedans, la conscience, le respect de soi-même, le soin de la réputation et jusqu'à cette dernière vergogne qui tient l'assassin encore debout devant l'échafaud, dans une espèce de dignité sauvage. J'affirme que la peste noire n'anéantirait pas plus tôt le genre humain que ces forces obscures et féroces que les charmants petits diletantes sortis de la poche de M. Gide caressent de leurs doigts délicats.

(à suivre)

Re: Propos et textes captivants de Bernanos

par Cinci » mar. 23 janv. 2018, 2:59

(suite)

... après la grande coupure de la guerre, la nouvelle génération chercha son maître, nous l'avons laissée élire Proust, sans concurrent.

- Et vous-même, que pensez-vous de Proust ?

La terrible introspection de Proust ne va nulle part. Elle peut tromper un temps encore notre attente, et découvrant sans cesse de nouvelles perspectives, nous tenir en haleine, faire illusion sur la leçon qu'elle va donner, et ne donne jamais. Cette poursuite est hallucinante, pour ne pas dire désespérée. Oh ! ces bêtes raisonnables et lubriques, compliquées comme des instruments de chirurgie, polies comme eux - et pour lesquels le Christ est mort en vain ! Je ne dis pas seulement que Dieu est absent de l'oeuvre de Proust, je dis qu'il est impossible d'y retrouver même sa trace. Je crois qu'il serait impossible de l'y nommer.

- Vous y voyez évidemment un inconvénient du point de vue de l'art ?

- Certes ! Proust a cru pouvoir se placer au point de vue de l'observation pure. L'état de grâce intellectuelle serait une indifférence totale au Bien et au Mal. Cette prétention paraîtrait soutenable si la loi morale nous était imposée du dehors, mais il n'en est rien. Elle est en nous, elle est nous-mêmes. Supposons, hors de l'humanité, un être d'une intelligence supérieure, mais totalement étranger au problème moral. Supposons encore qu'il nous observe et cherche à nous pénétrer. J'accorde qu'il penserait un temps que le Bien est un raisonnement juste qui sollicite l'intelligence, le Mal un appétit charnel qui tend à la suborner. Mais il connaîtrait vite que cela n'explique pas tout. J'ose même dire que cela n'expliquerait bientôt plus rien. Non ! Le romancier a tout à perdre en écartant de son oeuvre le diable et Dieu : ce sont des personnages indispensables. Il est vrai que le naturalisme avait tourné la difficulté : il changeait l'homme en bête.

- Freud a tenté un autre effort de synthèse ?

Léon Daudet vient de dire là-dessus ce qui convient. Mais il est bon que Freud ait attiré de nouveau l'attention sur le problème de l'instinct sexuel. Il serait regrettable que l'étude de tels problèmes soit laissés aux psychiatres qui, à quelques exceptions près, sont d'une incroyable naïveté, ou à des fabricants d'histoires faisandées.

- Est-ce que la théologie morale ...

La théologie morale nous fournit des données indispensables, des repères sûrs. Lorsqu'on en a quelque usage, il est difficile de ne pas crever de rire en voyant tel ou tel romancier découvrir avec fracas ce que le plus petit clerc savait depuis longtemps ...

- Faites-vous allusion à André Gide ?

Oh non ! M. Gide semble, hélas !, merveilleusement dressé au contraire à l'examen particulier. Ce haut cas de perversité intellectuelle n'est pas agréable à regarder en face. D'ailleurs l'étude de Massis est vraiment définitive. [...]



Puis l'interview se poursuivra avec une interrogation sur le rôle du romancier à l'égard du fait religieux...

- Vous pensez que le romancier peut apporter son concours au théologien ?

Évidemment. Le casuiste peut céder à la tentation de raisonner dans le vide. L'homme qui a reçu le don d'imaginer, de créer, qui a ce que j'appellerai la vision intérieure du réel, apporte au théologien une force personnelle de pénétration, d'intuition, d'un énorme intérêt. Le romancier a un rôle apologétique. C'est tellement vrai que l'oeuvre de Proust, par cette espèce d'anxiété qui fait le fond des immenses joies intellectuelles qu'il nous donne a pu être tenues pour bienfaisantes. Elle a réveiller le désir de chercher. Elle a ouvert le champ. Dans cette descente aux abîmes, je me demande pourquoi le romancier catholique se laisserait précéder par personne. C'est à lui de marcher devant. Il a un flambeau à la main.

- On a écrit que le Soleil de Satan était capable de bouleverser bien des âmes ?

Je le souhaite. Tout est préférable à l'équivoque qu'a entretenu le XIXe siècle, à son anarchie, à sa détestable confusion des valeurs morales. Le roman moderne manque de Dieu, mais le diable lui manque aussi. Je conçois qu'un matérialiste n'aime pas d'entendre parler de Satan, puisqu'il ne veut voir, dans la vie intérieure, que le morne champ de bataille des instincts. Le diable introduit, il est difficile de se passer de la Grâce pour expliquer l'homme ... Mon curé de Lumbres est sans doute une manière de saint, mais c'est par ses tentations, par son désespoir qu'il peut nous être rendu accessible. L'expérience vécue de l'amour divin n'est pas du domaine du roman. Mais si je force le lecteur à descendre au fond de sa propre conscience, si je lui démontre, avec la dernière évidence, que l'humaine faiblesse n'explique pas tout, qu'elle est entretenue, exploitée par une sorte de génie féroce et sombre, quel autre parti lui reste-t-il à prendre, que se jeter à genoux, sinon par amour, au moins par terreur, et d'appeler Dieu ? Si j'osais faire un tel rêve, l'oeuvre que je voudrais écrire c'est cette complainte horrible du péché, dont parle Léon Bloy, "sans amertume ni solennité, mais grave, orthodoxe, et d'une inapaisable véracité".

[...]

Comme le disait récemment Vallery-Radot à un rédacteur des Cahiers de Louvain, le roman catholique ce n'est pas celui qui nous entretient que de bons sentiments, c'est celui où la vie de la foi s'affronte avec les passions. Il faut rendre le plus sensible possible le tragique mystère du salut.

Prenons les personnages de Dostoïevski, ceux qu'il appelle lui-même "les Possédés". Nous connaissons le diagnostic posé sur eux par le grand Russe. Mais quel eût été celui du curé d'Ars, par exemple ? Qu'eût-il vu dans ces âmes obscures ? "Nous n'avons pas fini de démontrer à la bête matérialiste qu'il n'est pas bon, ni sûr, de se croire tout à fait à l'abri, dans son sac de peau, des entreprises de l'âme."

p. 1048

Propos et textes captivants de Bernanos

par Cinci » mar. 23 janv. 2018, 1:53

Bonjour,

Lisant des pages de l'écrivain l'autre jour, je me suis dit que ce serait bien de partager quelques bribes. Qu'on soit plus jeune ou plus vieux, il est matériellement impossible d'avoir déjà tout lu. On le sait. Enfin, dans le premier extrait, je suis content de voir comment notre homme situe les autres écrivains français dans son échelle à lui. Bonne lecture.


Trouvé dans un des volumes de la Pléiade et à propos des influences personnelles de l'écrivain fameux :

Transcription d'une interview de Bernanos réalisé en 1926
par Frédéric Lefèvre

"... lorsqu'on a le bonheur (car nous l'avons si rarement choisi !) d'aller au grand sans détour, par une sorte de pressentiment, les maîtres de notre jeunesse, ne sauraient plus être reniés. Bon gré, mal gré, notre oeuvre témoigne pour eux. Ils sont, parce qu'ils sont.

- Quel fut donc le maître de votre adolescence ?

- Balzac. Je l'ai lu à l'âge où les petits garçons dévorent les romans d'aventure ... Ah ! C'est toute une histoire. J'avais volé la clef de la bibliothèque paternelle. Depuis si longtemps, je voyais à travers les vitres côte à côte, sur deux rangs égaux, ces livres inaccessibles ! Mon père les aimait tant ! Il les lisait tous, je crois bien, chaque année, il les relit encore ... [...]

J'avais treize ans ... Je revois notre vieille maison familiale, ma maison chérie - d'autres l'habitent maintenant, mais je suis sûr qu'elle ne les accepte pas, qu'elle les subit, qu'elle nous défend encore, qu'elle défend son âme avec l'humble entêtement propre aux choses ... Je revois la grande pièce aux quatre fenêtres drapées de vieux caramani aux belles couleurs. À droite et à gauche les arbres la serraient, la tenaient toute entière blottie aux creux de leur ombre ... Mon Dieu ! qu'elle était profonde, secrète, sûre, faite pour qu'on y subît le prestige du magicien de génie, du visionnaire assiégé par le rêve auquel il a donné la vie et qui veut, qui exige de nous, avec une espèce de cruauté magnifique, que nous courions son risque, que nous partagions, malgré nous, l'angoisse du cauchemar lucide qui l'assaillait de toutes parts sans seulement faire chanceler sa haute raison ! Oui, je n'étais qu'un petit garçon, mais j'étais tout de même aux côtés de mon grand ami. Je tenais fidèlement sa main. J'entrais avec lui dans ce monde silencieux emporté d'un mouvement frénétique ... Parfois, je n'en pouvais plus, je m'arrêtais bouleversé, je croyais étouffer, mourir. Et j'allais naïvement me regarder dans la glace, rassuré parce que je n'étais qu'un peu pâle, mais vivant ... bien vivant. Ah ! quel réveil !

-Balzac vous satisfait-il pleinement ?

- Non ! ce grand homme a été plus sensible qu'aucun autre aux mouvements de la passion, à son rythme élémentaire. Mais ce n'est cependant que le réalisme humain. Il ne s'est pas élevé à la notion plus générale, universelle de l'humain, au réalisme catholique. Entendons-nous ! Son intelligence a conçu l'ordre catholique, mais si la vérité qu'il a seulement entrevue joint entre elles les parties de son vaste monument, elle n'en pénètre pas la matière même. Il n'y a pas un seul trait à ajouter à chacun de ces visages effrayants, mais il n'a pas été jusqu'à la source secrète, au dernier recès de la conscience où le mal organise du dedans, contre Dieu et pour l'amour de la mort, la part de nous-même dont le péché originel a détruit l'équilibre.

- Comment en êtres-vous venu à cette conclusion ?

- Mon Dieu ! Je suis né catholique. Je suis de formation catholique. Un jeune Français né catholique et de sang latin peut naturellement aller fort avant dans le mal : il n'en est pas dupe. Il sait le nom de chacune des forces qui se disputent ses sens et sa raison. Il en connaît les espèces et les genres. Elles peuvent le détruire, non l'égarer tout à fait ... [...]

Et puis ... et puis ... il y a eu la guerre !

Mais quoi ! Je vous l'ai dit : je suis d'hérédité, de formation catholique. Les apparences sociales ne m'en imposent pas. Si mon père aimait Balzac, il m'a aussi appris à lire Drumont, historien visionnaire, Michelet mâle, auquel on reviendra. Je savais bien que ce n'était pas les grandes choses, mais les mots qui mentaient. La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole.


Et plus loin, là, l'écrivain va reprendre

Le catholicisme n'est pas une règle seulement imposée du dehors : c'est la règle de la vie, c'est la vie même. Toute oeuvre d'art qui exprime quelque chose de la vie intérieure nous appartient par là même. L'analyse profonde des passions suppose la notion du péché. Sans elle, l'homme moral reste un monstre au sens exact.

- Les romanciers dit catholiques ne sont trop souvent que des romanciers borgnes, des observateurs diminués, quand ils ne demeurent pas hypnotisés par la vision de l'honnête homme classique, ce qui est pis encore ... Pour vous l'honnête homme est une création du Grand Siècle ?

- On ne peut nier que la Renaissance ait abouti là. Jamais pareil effort ne fut tenté hors du plan de la rédemption. Qu'on ne nous oppose pas l'homme antique. S'il tient haut la tête, ce n'est pas dans l'orgueil de sa raison, mais dans la pieuse acceptation de la destinée, d'un fatum supérieur aux dieux.

Sans doute, il y avait, au XVIIe siècle, l'ordre politique acquis par le grand roi. L'ordre religieux, chef d'oeuvre de l'Église gallicane. Ils se sont tous les deux effondrés. Notez que si, par réaction contre le XVIIIe siècle, l'apologétique du XIXe emprunte au romantisme sa sensibilité, ses images, la philosophie restera toujours sur les positions rationalistes prises par Descartes et Malebranche. Comique énorme ! L'apologétique esquivait le plus possible le problème du mal, escamotait les anges et les démons, qui ne subsistaient plus que dans les antithèses du père Hugo ! Il fallait qu'Hugo écrivît La fin de Satan ! On attendait Baudelaire et Rimbaud.

- A cette dernière réflexion, je devine que vous donnez à Rimbaud la même importance "spirituelle" que Claudel lui-même et vous vous expliquez mal que Pierre Lasserre puisse trouver étrange la conversion du père de Tête d'or par l'auteur de la Saison en enfer.



Et Bernanos reprend ...

Certaines preuves matérielles en apportent l'évidence. Mais passons. On ne discute pas Claudel : on peut seulement le nier. Il a donné à toute une génération ce qu'il prétend tenir lui-même de Rimbaud : "L'impression vivante et presque physique du surnaturel". L'admiration même s'efface. fait place à un sentiment d'immense gratitude.

- Prenez garde. La robustesse de votre pensée, la plénitude de votre expression ne manqueront pas d'effrayer les gardiens de l'orthodoxie. Je parie que l'universitaire de La Croix va entrer dans la mêlée. N'a-til pas été devancé par un humoriste qui a reproché à l'abbé Donissan d'être manichéen [...] Manichéen, ma chère, l'abbé Donissan est manichéen. Et l'auteur ! Ah ! L'auteur, on dit que ...

- Oui, je ne comprend pas bien ce qu'on veut dire. Il est vrai qu'à tel ou tel moment de sa douloureuse vie, la grâce paraît tenue en échec dans l'âme bourrelée, mais si pure de l'abbé Donissan. Et puis après ? Sort-il de là que j'attribue les mêmes pouvoirs aux principes contraires du Bien et du Mal ? Encore le curé de Lumbres pèche-t-il sans intention. Serai-je désormais tenu, pour n'être pas suspect, d'écrire des livres où chaque personnage opposera aux tentations la même résistance victorieuse ? Alors on m'accusera, sans doute, de nier le péché originel.

- L'auteur de l'article semble avoir une notion assez vague du pouvoir de Satan. Qui d'ailleurs s'occupe de Satan en dehors de M. Paul Valéry ?

- Oui, on voudrait faire du diable un simple spectateur qui n'intervient que pour applaudir ou siffler. De là à le nier purement et simplement, il y a un pas vite franchi. Et le diable écarté, le moraliste n'exerce qu'un temps sa magistrature. L'hygiéniste l'a bientôt remplacé. Plus de diable, mais aussi plus de morale ... Une hygiène.

- Un romancier catholique n'a-t-il pas prononcé aussi le mot de janséniste [...]

- Il y a là un malentendu, je vous assure. Mon saint de Lumbres est un saint exceptionnellement tourmenté. Disons plus : c'est un saint exceptionnel.

- Tel quel, il fera penser au curé d'Ars ...

- Ah non ! je ne suis pas si hardi de me proposer d'écrire jamais, de recomposer du dedans la vie d'un saint - je dis d'un saint véritable, authentique, donné pour tel par l'Église.

Non ! Je désirais simplement - mais passionnément, j'avais passionnément besoin - de fixer ma pensée, comme on lève les yeux vers une cime dans le ciel, sur un homme surnaturel dont le sacrifice exemplaire, total, nous restituait un par un chacun de ces mots sacrés dont nous craignons d'avoir perdu le sens. Je ne demandais pas à mon saint des émotions esthétiques, mais des leçons. Je rêvais de regarder en lui, sublimés par la grâce, notre amour déçu, le périlleux désespoir où déjà grondait la haine. Et encore cette leçon même, j'aurais voulu la transmettre, la traduite à mes frères plus malheureux. Comment leur aurais-je proposé d.emblée un de ces saints à miracles, à peine posés, toujours prêts à nous échapper, à se dérober par en haut comme un rayon ou un ange ? Voyons ! il faut commencer par le commencement. Mon saint de Lumbres n'est pas un saint : mettons, si vous voulez, que c'en est le manuscrit encore informe.

p. 1043

Georges Bernanos et Simone Weil: même conclusion

par etienne lorant » jeu. 12 févr. 2015, 16:26

On le savait déjà: Bernanos s'était engagé du côté franquiste durant la guerre d'Espagne, tandis que Simone Weil s'était engagée dans le camp adverse. Mais tous les deux, sans s'être consultés étaient rentrés en France devant l'horreur des exécutions sans procès, sans jugement, sans respect de la dignité humaine. A la suite de quoi, Bernanos a écrit "Les grands cimetières sous la lune". Simone Weil avait écrit à Bernanos. Cette lettre, je l'avais déjà citée, il me semble, mais pour celles et ceux que cela intéresserait, le contenu de ce courrier est sous le lien qui suit:

http://www.deslettres.fr/lettre-de-simo ... e-terreur/

Bernanos s'est ensuite exilé en Amérique latine, tandis que Simone, poursuivant sa quête de vérité, s'est finalement convertie au Christ lors d'un séjour à l'abbaye de Solesmes. Son cheminement est très bien rapporté sous cet autre lien :

http://www.lejourduseigneur.com/Web-TV/ ... imone-Weil

Je rapporte toutes ces choses en vue de rapporter ici une découverte que je viens de faire, c'est-à-dire : une conclusion commune entre à Bernanos et Weil, concernant sur ce mot de Bernanos (tiré du Journal d'un curé de campagne" : "L'enfer c'est de ne plus aimer".

__________________

Je cite d'abord le texte de Bernanos :

"L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer. Ne plus aimer, cela sonne à vos oreilles ainsi qu’une expression familièr. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer moins, ou aimer ailleurs. Et si cette faculté qui nous paraît inséparable de notre être, notre être même – comprendre est encore une façon d’aimer – pouvait disparaître, pourtant? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand même, ô prodige! L’erreur commune à tous est d’attribuer à ces créatures abandonnées quelque chose encore de nous, de notre perpétuelle mobilité alors qu’elles sont hors du temps, hors du mouvement, fixées pour toujours. Hélas! Si Dieu nous menait par la main vers une de ces choses douloureuses, eût-elle été jadis l’ami le plus cher, quel langage lui parlerions-nous? Certes, qu’un homme vivant, notre semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jeté tel quel dans ces limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j’irais le disputer à son bourreau. Partager son sort!... Le malheur, l’inconcevable malheur de ces pierres embrasées qui furent des hommes, c’est qu’elles n’ont plus rien à partager. »

Je cite maintenant le texte extrait de mal lecture d'hier soir, tirée de "Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu", de Simone Weil :

"Le malheur a contraint le Christ à supplier d'être épargné, à chercher des consolations auprès des hommes, à se croire abandonné de son Père. Le malheur a contraint un juste à crier contre Dieu: ce que fit Job lorsqu'à bout de douleurs, il s'écrie : "Il se rit du malheur des innocents". Mais dans la bouche de Job, ce n'est pas un blasphème, mais seulement un cri authentique arraché à la douleur. Ainsi, le malheur rend Dieu absent pendant un temps, plus absent qu'un mort, plus absent que la lumière dans un cachot complètement ténébreux. Pendant cette absence, il n'y a rien à aimer. Il faut que l'âme continue à aimer à vide ou du moins à vouloir aimer. Alors, un jour, Dieu vient se montrer lui-même à elle, et lui révéler la beauté du monde, comme ce fut le cas pour Job. Mais si l'âme cesse d'aimer, elle tombe dès ici-bas dans quelque chose de presque équivalent à l'enfer...

Ma conclusion : certaines lectures sont parfois difficiles, mais ce qui est extraordinaire, c'est que - sans se consulter - deux "chercheurs de Dieu" par des chemins, des circonstances et des situations qui diffèrent, arrivent pourtant aux mêmes conclusions.

Et cela me remplit d'espérance.

Dialogue entre le curé de campagne et la comtesse (Bernanos)

par etienne lorant » mar. 20 déc. 2011, 18:54

Note : Voici l'entièreté du passage le plus poignant du "Journal d'un curé de campagne". La comtesse avait renié Dieu à la mort de son bébé nourrisson. A la fin de ce long et extraordinaire débat, elle sera prête à le retrouver dans l'éternité. Lorsque j'avais entre quinze et vingt ans, j'ai bien lu et relu dix fois ce texte qui m'inspirait beaucoup de choses... mais tout à fait confusément. Cela me parlait à l'intérieur de moi, cela parlait d'une forme d'amour, c'était beau, mais quel rapport avec ma vie ? (J'ai souligné les phrases que j'avais retranscrites dans un cahier à part)

Sous le premier prétexte venu – le règlement du service que Mme la comtesse fait célébrer chaque semestre pour les morts de sa famille – je suis allé ce matin au château. Mon agitation était si grande qu’à l’entrée du parc, je me suis arrêté longtemps pour regarder le vieux jardinier Clovis fagotant du bois mort comme à l’ordinaire. Son calme me faisait du bien.
Le domestique a tardé quelques instants, et je me suis rappelé brusquement, avec terreur, que Mme la comtesse avait réglé sa note le mois dernier. Que dire ? Par la porte entrebâillée, je voyais la table dressée pour la collation matinale, et qu’on venait de quitter sans doute. J’ai voulu compter les tasses, les chiffres se brouillaient dans ma tête.

À l’entrée du salon, Mme la comtesse me regardait – depuis un moment – de ses yeux myopes. Il me semble qu’elle a haussé les épaules, mais sans méchanceté. Cela pouvait signifier : « Pauvre garçon ! toujours le même, on ne le changera pas… » ou quelque chose d’approchant. Nous sommes entrés dans une petite pièce qui fait suite à la salle de réception. Elle m’a désigné un siège, je ne le voyais pas, elle a fini par le pousser elle-même jusqu’à moi. Ma lâcheté m’a fait honte. « Je viens vous parler de mademoiselle votre fille », ai-je dit. Il y a eu un moment de silence. Certes, entre toutes les créatures sur qui veille jour et nuit la douce providence de Dieu, j’étais certainement l’une des plus délaissées, des plus misérables. Mais tout amour-propre était comme mort en moi.

Mme la comtesse a cessé de sourire. « Je vous écoute, a-t-elle dit, parlez sans crainte, je crois en savoir beaucoup plus long que vous sur cette pauvre enfant.
– Madame, ai-je repris, le bon Dieu connaît le secret des âmes, lui seul. Les plus clairvoyants s’y laissent prendre.
– Et vous ? (elle feignait de tisonner le feu avec une attention passionnée) vous rangez-vous parmi les clairvoyants ? »
Peut-être voulait-elle me blesser. Mais j’étais bien incapable à cette minute de ressentir aucune offense. Ce qui l’emporte toujours en moi, d’ordinaire, c’est le sentiment de notre impuissance à tous, pauvres êtres, de notre aveuglement invincible, et ce sentiment était alors plus fort que jamais, c’était comme un étau qui me serrait le cœur.
« Madame, ai-je dit, si haut que la richesse ou la naissance nous ait placés, on est toujours le serviteur de quelqu’un. Moi, je suis le serviteur de tous. Et encore, serviteur est-il un mot trop noble pour un malheureux petit prêtre tel que moi, je devrais dire la chose de tous, ou moins même, s’il plaît à Dieu.
– Peut-on être moins qu’une chose ?
– Il y a des choses de rebut, des choses qu’on jette, faute de pouvoir s’en servir. Et si, par exemple, j’étais reconnu par mes supérieurs incapable de remplir la modeste charge qu’ils m’ont confiée, je serais une chose de rebut.
– Avec une telle opinion de vous-même, je vous trouve bien imprudent de prétendre…
– Je ne prétends à rien, ai-je répondu. Ce tisonnier n’est qu’un instrument dans vos mains. Si le bon Dieu lui avait donné juste assez de connaissance pour se mettre de lui-même à votre portée, lorsque vous en avez besoin, ce serait à peu près ce que je suis pour vous tous, ce que je voudrais être ».

Elle a souri, bien que son visage exprimât certainement autre chose que la gaieté, ou l’ironie. J’étais d’ailleurs bien surpris de mon calme. Peut-être faisait-il avec l’humilité de mes paroles un contraste qui l’intriguait, la gênait ?… Elle m’a regardé plusieurs fois à la dérobée, en soupirant.
« Que voulez-vous dire de ma fille ?
– Je l’ai vue hier, à l’église.
– À l’église ? vous m’étonnez. Les filles révoltées contre leurs parents n’ont rien à faire à l’église.
– L’église est à tout le monde, madame ».
Elle m’a regardé de nouveau, cette fois en face. Les yeux semblaient sourire encore, tandis que tout le bas de sa figure marquait la surprise, la méfiance, un entêtement inexprimable.
«Vous êtes dupe d’une petite personne intrigante.
– Ne la poussez pas au désespoir, ai-je dit, Dieu le défend ».
Je me suis recueilli un moment. Les bûches sifflaient dans l’âtre. Par la fenêtre ouverte, à travers les rideaux de linon, on voyait l’immense pelouse fermée par la muraille noire des pins, sous un ciel taciturne. C’était comme un étang d’eau croupissante. Les paroles que je venais de prononcer me frappaient de stupeur. Elles étaient si loin de ma pensée, un quart d’heure plus tôt ! Et je sentais bien aussi qu’elles étaient irréparables, que je devrais aller jusqu’au bout. L’être que j’avais devant moi ne ressemblait guère non plus à celui que j’avais imaginé.

– Monsieur le curé, a-t-elle repris, je ne doute pas que vos intentions soient bonnes, excellentes même. Puisque vous reconnaissez volontiers votre inexpérience, je n’insisterai pas. Il est, d’ailleurs, certaines conjonctures auxquelles – expérimenté ou non – un homme ne comprendra jamais rien. Les femmes seules savent les regarder en face. Vous ne croyez qu’aux apparences, vous autres. Et il est de ces désordres…
Tous les désordres procèdent du même père, et c’est le père du mensonge.
– Il y a désordre et désordre.
– Sans doute, lui dis-je, mais nous savons qu’il n’est qu’un ordre, celui de la charité ».
Elle s’est mise à rire, d’un rire cruel, haineux.
« Je ne m’attendais certes pas… » a-t-elle commencé. Je crois qu’elle a lu dans mon regard la surprise, la pitié, elle s’est dominée aussitôt.
« Que savez-vous ? que vous a-t-elle raconté ? Les jeunes personnes sont toujours malheureuses, incomprises. Et on trouve toujours des naïfs pour les croire… »
Je l’ai regardée bien en face. Comment ai-je eu l’audace de parler ainsi ?
« Vous n’aimez pas votre fille, ai-je dit.
– Osez-vous !…
– Madame, Dieu m’est témoin que je suis venu ici ce matin dans le dessein de vous servir tous. Et je suis trop sot pour avoir rien préparé par avance. C’est vous-même qui venez de me dicter ces paroles, et je regrette qu’elles vous aient offensée.
– Vous avez le pouvoir de lire dans mon cœur, peut-être ?
– Je crois que oui, madame », ai-je répondu.
J’ai craint qu’elle ne perdît patience, m’injuriât. Ses yeux gris, si doux d’ordinaire, semblaient noircir. Mais elle a finalement baissé la tête, et de la pointe du tisonnier, elle traçait des cercles dans la cendre.
– Savez-vous, dit-elle enfin d’une voix douce, que vos supérieurs jugeraient sévèrement votre conduite ?
– Mes supérieurs peuvent me désavouer, s’il leur plaît, ils en ont le droit.
– Je vous connais, vous êtes un brave jeune prêtre, sans vanité, sans ambition, vous n’avez certainement pas le goût de l’intrigue, il faut qu’on vous ait fait la leçon. Cette manière de parler… cette assurance… ma parole, je crois rêver ! Voyons, soyez franc. Vous me prenez pour une mauvaise mère, une marâtre ?
– Je ne me permets pas de vous juger.
– Alors ?
– Je ne me permets pas non plus de juger Mademoiselle. Mais j’ai l’expérience de la souffrance, je sais ce que c’est.
– À votre âge ?
– L’âge n’y fait rien. Je sais aussi que la souffrance a son langage, qu’on ne doit pas la prendre au mot, la condamner sur ses paroles, qu’elle blasphème tout, société, famille, patrie, Dieu même.
– Vous approuvez cela peut-être ?
– Je n’approuve pas, j’essaie de comprendre. Un prêtre est comme un médecin, il ne doit pas avoir peur des plaies, du pus, de la sanie. Toutes les plaies de l’âme suppurent, Madame ».
Elle a pâli brusquement et fait le geste de se lever.
« Voilà pourquoi je n’ai pas retenu les paroles de Mademoiselle, je n’en avais d’ailleurs pas le droit. Un prêtre n’a d’attention que pour la souffrance, si elle est vraie. Qu’importent les mots qui l’expriment ? Et seraient-ils autant de mensonges…
– Oui, le mensonge et la vérité sur le même plan, jolie morale !
– Je ne suis pas un professeur de morale », ai-je dit.
Elle perdait visiblement patience, et j’attendais qu’elle me signifiât mon congé. Elle aurait sûrement souhaité me renvoyer, mais chaque fois qu’elle jetait les yeux sur mon triste visage (je le voyais dans la glace, et le reflet vert des pelouses le faisait paraître encore plus ridicule, plus livide), elle avait un imperceptible mouvement du menton, elle semblait retrouver la force et la volonté de me convaincre, d’avoir le dernier mot.
« Ma fille est tout simplement jalouse de l’institutrice, elle a dû vous raconter des horreurs ?
– Je pense qu’elle est surtout jalouse de l’amitié de son père.
– Jalouse de son père ? Et que serais-je, moi ?
– Il faudrait la rassurer, l’apaiser.
– Oui, je devrais me jeter à ses pieds, lui demander pardon ?
– Du moins ne pas la laisser s’éloigner de vous, de sa maison, avec le désespoir dans le cœur.
– Elle partira pourtant.
– Vous pouvez l’y forcer. Dieu sera juge ».
Je me suis levé. Elle s’est levée en même temps que moi, et j’ai lu dans son regard une espèce d’effroi. Elle semblait redouter que je la quittasse et en même temps lutter contre l’envie de tout dire, de livrer son pauvre secret. Elle ne le retenait plus. Il est sorti d’elle enfin, comme il était sorti de l’autre, de sa fille.
« Vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Vous ne connaissez rien de la vie. À cinq ans, ma fille était ce qu’elle est aujourd’hui. Tout, et tout de suite, voilà sa devise. Oh ! vous vous faites de la vie de famille, vous autres prêtres, une idée naïve, absurde. Il suffit de vous entendre – (elle rit) – aux obsèques. Famille unie, père respecté, mère incomparable, spectacle consolant, cellule sociale, notre chère France, et patati, et patata… L’étrange n’est pas que vous disiez ces choses, mais que vous imaginiez qu’elles touchent, que vous les disiez avec plaisir. La famille, monsieur… »
Elle s’est arrêtée brusquement, si brusquement qu’elle a paru ravaler ses paroles, au sens littéral du mot. Quoi ! était-ce la même dame, si réservée, si douce, qu’à ma première visite au château, j’avais vue blottie au fond de sa grande bergère, son visage pensif, sous la dentelle noire ?… Sa voix même était si changée que j’avais peine à la reconnaître, elle devenait criarde, traînait sur les dernières syllabes. Je crois qu’elle s’en rendait compte et qu’elle souffrait terriblement de ne pouvoir se dominer. Je ne savais que penser d’une pareille faiblesse chez une femme d’habitude si maîtresse d’elle-même. Car mon audace s’explique encore : j’avais probablement perdu la tête, je me suis jeté en avant, à la manière d’un timide, qui, pour être sûr de remplir son devoir jusqu’au bout, se ferme toute retraite, s’engage à fond. Mais elle ? Il lui était si facile, je crois, de me déconcerter ! Un certain sourire aurait probablement suffi.

Mon Dieu, est-ce à cause du désordre de ma pensée, de mon cœur ? L’angoisse dont je souffre est-elle contagieuse ? J’ai, depuis quelque temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son repaire, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, la bouche, la voix… On dirait que l’ennemi dédaigne de rester caché devant un si chétif adversaire, vient me défier en face, se rit de moi. Nous sommes restés debout côte à côte. Je me souviens que la pluie fouettait les vitres. Je me souviens aussi du vieux Clovis qui, sa besogne faite, s’essuyait les mains à son tablier bleu. On entendait, de l’autre côté du vestibule, un bruit de verres choqués, de vaisselle remuée. Tout était calme, facile, familier.
– Singulière victime ! a-t-elle repris. Une petite bête de proie, plutôt. Voilà ce qu’elle est.

Son regard m’observait en dessous. Je n’avais rien à répondre, je me suis tu. Ce silence a paru l’exaspérer.
– Je me demande pourquoi je vous confie ces secrets de ma vie. N’importe ! Je ne vais pourtant pas vous mentir ! C’est vrai que je désirais passionnément un fils. Je l’ai eu. Il n’a vécu que dix-huit mois. Sa sœur, déjà, le haïssait… Oui, si petite qu’elle fût, elle le haïssait. Quant à son père…
Elle a dû reprendre son souffle avant de poursuivre. Ses yeux étaient fixes, ses mains, qu’elle tenait pendantes, faisaient le geste de se raccrocher, de se soutenir à quelque chose d’invisible. Elle avait l’air de glisser sur une pente.
– Le dernier jour, ils sont sortis tous les deux. Quand ils sont revenus, le petit était mort. Ils ne se quittaient plus. Et comme elle était habile ! Ce mot vous semble étrange, naturellement ? Vous vous figurez qu’une fille attend sa majorité pour être une femme, hein ? Les prêtres sont souvent naïfs. Lorsque le chaton joue avec la pelote de laine, j’ignore s’il pense aux souris, mais il fait exactement ce qu’il faut. Un homme a besoin de tendresse, dit-on, soit. Mais d’une espèce de tendresse, d’une seule, – rien qu’une – de celle qui convient à sa nature, celle pour laquelle il est né. La sincérité, qu’importe ! Est-ce que nous autres, mères, nous ne donnons pas aux garçons le goût du mensonge, des mensonges qui, dès le berceau, apaisent, rassurent, endorment, des mensonges doux et tièdes comme un sein ? Bref, j’ai bien vite compris que cette petite fille était maîtresse chez moi, que je devrais me résigner au rôle sacrifié, n’être que spectatrice, ou servante. Moi qui vivais du souvenir de mon fils, le retrouvais partout – sa chaise, ses robes, un jouet brisé, ô misère ! Que dire ? Une femme comme moi ne s’abaisse pas à certaines rivalités déshonorantes. Et d’ailleurs, ma misère était sans remède. Les pires disgrâces familiales ont toujours quelque chose de risible. Bref, j’ai vécu. J’ai vécu entre ces deux êtres, si exactement faits l’un pour l’autre, bien que parfaitement dissemblables, et dont la sollicitude à mon égard – toujours complice – m’exaspérait. Oui, blâmez-moi si vous voulez, elle me déchirait le cœur, elle y versait mille poisons, j’aurais préféré leur haine. Enfin, j’ai tenu bon, j’ai subi ma peine en silence. J’étais jeune alors, je plaisais. Lorsqu’on est sûre de plaire, qu’il ne tient qu’à vous d’aimer, d’être aimée, la vertu n’est pas difficile, du moins aux femmes de ma sorte. Le seul orgueil suffirait à nous tenir debout. Je n’ai manqué à aucun de mes devoirs. Parfois même je me trouvais heureuse. Mon mari n’est pas un homme supérieur, il s’en faut. Par quel miracle Chantal, dont le jugement est très sûr, souvent féroce, n’a-t-elle pas compris que… Elle n’a rien compris. Jusqu’au jour… Notez bien, monsieur, que j’ai supporté toute ma vie des infidélités sans nombre, si grossières, si puériles, qu’elles ne me faisaient aucun mal. D’ailleurs, d’elle et de moi, ce n’était pas moi, certes, la plus trompée !…»
Elle s’est tue de nouveau. Je crois que j’ai machinalement posé ma main sur son bras. J’étais à bout d’étonnement, de pitié.
« J’ai compris, madame, lui dis-je. Je ne voudrais pas que vous regrettiez un jour d’avoir tenu au pauvre homme que je suis des propos que le prêtre seul devrait entendre ».
Elle m’a jeté un regard égaré.
« J’irai jusqu’au bout, a-t-elle dit d’une voix sifflante. Vous l’aurez voulu ainsi.
– Je ne l’ai pas voulu !
– Il ne fallait pas venir. Et d’ailleurs vous savez bien forcer les confidences, vous êtes un rusé petit prêtre. Allons ! finissons-en ! Que vous a dit Chantal ? Tâchez de répondre franchement ».
Elle frappait du pied comme sa fille. Elle se tenait debout, le bras replié sur la tablette de la cheminée, mais sa main s’était crispée autour d’un vieil éventail placé là parmi d’autres bibelots, et je voyais le manche d’écaille éclater peu à peu sous ses doigts.
« Elle ne peut pas souffrir l’institutrice, elle n’a jamais souffert ici personne ! »
Je me suis tu.
« Répondez donc ! Elle vous aura raconté que son père… Oh ! ne niez pas, je lis la vérité dans vos yeux. Et vous l’avez crue ? Une misérable petite fille qui ose… »
Elle n’a pu achever… je crois que mon silence, ou mon regard, ou ce je ne sais quoi qui sortait de moi, – quelle tristesse – l’arrêtait avant qu’elle ait pu réussir à hausser le ton et chaque fois elle devait reprendre, bien que tremblant de dépit, sa voix ordinaire, à peine plus rauque. Je crois que cette impuissance, qui l’avait d’abord irritée, finissait par l’inquiéter. Comme elle desserrait les doigts, l’éventail brisé glissa hors de sa paume, et elle en repoussa vivement les morceaux sous la pendule, en rougissant.
« Je me suis emportée », commença-t-elle, mais la feinte douceur de son accent sonnait trop faux. Elle avait l’air d’un ouvrier maladroit qui, essayant ses outils l’un après l’autre, sans trouver celui qu’il cherche, les jette rageusement derrière lui.
« Enfin, c’est à vous de parler. Pourquoi êtes-vous venu, que demandez-vous ?
– Mlle Chantal m’a parlé de son départ très prochain.
– Très prochain, en effet. La chose est d’ailleurs réglée depuis longtemps. Elle vous a menti. De quel droit vous opposeriez-vous à… reprit-elle en s’efforçant de rire.
– Je n’ai aucun droit, je voulais seulement connaître vos intentions, et si la décision est irrévocable…
– Elle l’est. Je ne pense pas qu’une jeune fille puisse raisonnablement considérer un séjour de quelques mois en Angleterre, dans une famille amie, comme une épreuve au-dessus de ses forces ?
– C’est pourquoi j’aurais souhaité m’entendre avec vous pour obtenir de mademoiselle votre fille qu’elle se résigne, obéisse.
– Obéir ? Vous la tueriez plutôt !
– Je crains, en effet, qu’elle ne se porte à quelque extrémité.
– À quelque extrémité… comme vous parlez bien ! Vous voulez sans doute insinuer qu’elle se tuera ? Mais c’est la dernière chose dont elle soit capable ! Elle perd la tête pour une angine, elle a horriblement peur de la mort. Sur ce point-là seulement elle ressemble à son père.
– Madame, ai-je dit, ce sont ces gens-là qui se tuent.
– Allons donc !
Le vide fascine ceux qui n’osent pas le regarder en face, ils s’y jettent par crainte d’y tomber.
– Il faut qu’on vous ait appris cela, vous l’aurez lu. Cela dépasse bien votre expérience. Vous avez peur de la mort, vous ?
– Oui, madame. Mais permettez-moi de vous parler franchement. Elle est un passage très difficile, elle n’est pas faite pour les têtes orgueilleuses ».
La patience m’a échappé. « J’ai moins peur de ma mort que de la vôtre », lui dis-je. C’est vrai que je la voyais, ou croyais la voir, en ce moment, morte. Et sans doute l’image qui se formait dans mon regard a dû passer dans le sien, car elle a poussé un cri étouffé, une sorte de gémissement farouche. Elle est allée jusqu’à la fenêtre.
« Mon mari est libre de garder ici qui lui plaît. D’ailleurs l’institutrice est sans ressources, nous ne pouvons la jeter à la rue pour satisfaire aux rancunes d’une effrontée ! »
Une fois encore elle n’a pu poursuivre sur le même ton, sa voix a fléchi.
« Il est possible que mon mari se soit montré à son égard trop… trop attentif, trop familier. Les hommes de son âge sont volontiers sentimentaux… ou croient l’être ».
Elle s’arrêta de nouveau.
« Et si cela m’est égal, après tout ! Quoi ! J’aurais souffert, depuis tant d’années, des humiliations ridicules – il m’a trompée avec toutes les bonnes, des filles impossibles, de vrais souillons – et je devrais aujourd’hui, alors que je ne suis plus qu’une vieille femme, que je me résigne à l’être, ouvrir les yeux, lutter, courir des risques, et pourquoi ? Faut-il faire plus de cas de l’orgueil de ma fille que du mien ? Ce que j’ai enduré, ne peut-elle donc l’endurer à son tour ? »
Elle avait prononcé cette phrase affreuse sans élever le ton. Debout dans l’embrasure de l’immense fenêtre, un bras pendant le long du corps, l’autre dressé par-dessus sa tête, la main chiffonnant le rideau de tulle, elle me jetait ces paroles comme elle eût craché un poison brûlant. À travers les vitres trempées de pluie, je voyais le parc, si noble, si calme, les courbes majestueuses des pelouses, les vieux arbres solennels… Certes, cette femme n’eût dû m’inspirer que pitié. Mais alors que d’ordinaire il m’est si facile d’accepter la faute d’autrui, d’en partager la honte, le contraste de la maison paisible et de ses affreux secrets me révoltait. Oui, la folie des hommes m’apparaissait moins que leur entêtement, leur malice, l’aide sournoise qu’ils apportent, sous le regard de Dieu, à toutes les puissances de la confusion et de la mort. Quoi ! l’ignorance, la maladie, la misère dévorent des milliers d’innocents, et lorsque la Providence, par miracle, ménage quelque asile où puisse fleurir la paix, les passions viennent s’y tapir en rampant, et sitôt dans la place, y hurlent jour et nuit comme des bêtes…
« Madame, lui dis-je, prenez garde !
– Garde à qui ? à quoi ? À vous, peut-être ? Ne dramatisons rien. Ce que vous venez d’entendre, je ne l’avais encore avoué à personne.
– Pas même à votre confesseur ?
– Cela ne regarde pas mon confesseur. Ce sont là des sentiments dont je ne suis pas maîtresse. Ils n’ont d’ailleurs jamais inspiré ma conduite. Ce foyer, monsieur l’abbé, est un foyer chrétien.
– Chrétien ! » m’écriai-je. Le mot m’avait frappé comme en pleine poitrine, il me brûlait.
« Certes, madame, vous y accueillez le Christ, mais qu’en faites-vous ? Il était aussi chez Caïphe.
– Caïphe ? Êtes-vous fou ? Je ne reproche pas à mon mari, ni à ma fille de ne pas me comprendre. Certains malentendus sont irréparables. On s’y résigne.
– Oui, madame, on se résigne à ne pas aimer. Le démon aura tout profané, jusqu’à la résignation des saints.
– Vous raisonnez comme un homme du peuple. Chaque famille a ses secrets. Quand nous mettrions les nôtres à la fenêtre, en serions-nous plus avancés ? Trompée tant de fois, j’aurais pu être une épouse infidèle. Je n’ai rien dans mon passé dont je puisse rougir.
– Bénies soient les fautes qui laissent en nous de la honte ! Plût à Dieu que vous vous méprisiez vous-même !
– Drôle de morale.
– Ce n’est pas la morale du monde, en effet. Qu’importe à Dieu le prestige, la dignité, la science, si tout cela n’est qu’un suaire de soie sur un cadavre pourri.
– Peut-être préféreriez-vous le scandale ?
– Croyez-vous les pauvres aveugles et sourds ? Hélas ! la misère n’a que trop de clairvoyance ! Il n’est crédulité pire, madame, que celle des ventres repus. Oh ! vous pouvez bien cacher aux misérables les vices de vos maisons, ils les reconnaissent de loin, à l’odeur. On nous rebat les oreilles de l’abomination des païens, du moins n’exigeaient-ils des esclaves qu’une soumission pareille à celle des bêtes domestiques, et ils souriaient, une fois l’an, aux revanches des Saturnales. Au lieu que vous autres, abusant de la Parole divine qui enseigne au pauvre l’obéissance du cœur, vous prétendez dérober par ruse ce que vous devriez recevoir à genoux, ainsi qu’un don céleste. Il n’est pire désordre en ce monde que l’hypocrisie des puissants.
– Des puissants ! Je pourrai vous nommer dix fermiers plus riches que nous. Mais, mon pauvre abbé, nous sommes de très petites gens.
– On vous croit des maîtres, des seigneurs. Il n’y a d’autre fondement de la puissance que l’illusion des misérables.
– C’est de la phraséologie. Les misérables se soucient bien de nos affaires de famille !
– Oh ! madame, lui dis-je, il n’y a réellement qu’une famille, la grande famille humaine dont Notre-Seigneur est le chef. Et vous autres, riches, auriez pu être ses fils privilégiés. Rappelez-vous l’Ancien Testament : les biens de la terre y sont très souvent le gage de la faveur céleste. Quoi donc ! N’était-ce pas un privilège assez précieux que de naître exempt de ces servitudes temporelles qui font de la vie des besogneux une monotone recherche du nécessaire, une lutte épuisante contre la faim, la soif, ce ventre insatiable qui réclame chaque jour son dû ? Vos maisons devraient être des maisons de paix, de prière. N’avez-vous donc jamais été émue de la fidélité des pauvres à l’image naïve qu’ils se forment de vous ? Hélas, vous parlez toujours de leur vie, sans comprendre qu’ils désirent moins vos biens que ce je ne sais quoi, qu’ils ne sauraient d’ailleurs nommer, qui enchante parfois leur solitude, un rêve de magnificence, de grandeur, un pauvre rêve, un rêve de pauvre, mais que Dieu bénit ? »

Elle s’est avancée vers moi, comme pour me signifier mon congé. Je sentais que mes dernières paroles lui avaient donné le temps de se reprendre, je regrettai de les avoir prononcées. À les relire, elles m’inquiètent. Oh, je ne les désavoue pas, non ! Mais elles ne sont qu’humaines, rien de plus. Elles expriment une déception très cruelle, très profonde, de mon cœur d’enfant. Certes, d’autres que moi, des millions d’êtres de ma classe, de mon espèce, la connaîtront encore. Elle est dans l’héritage du pauvre, elle est l’un des éléments essentiels de la pauvreté, elle est sans doute la pauvreté même. Dieu veut que le misérable mendie la grandeur comme le reste, alors qu’elle rayonne de lui, à son insu.

J’ai pris mon chapeau que j’avais posé sur une chaise. Lorsqu’elle m’a vu au seuil, la main sur la poignée de la porte, elle a eu un mouvement de tout l’être, une sorte d’élan, qui m’a bouleversé. Je lisais dans ses yeux une inquiétude incompréhensible.
« Vous êtes un prêtre bizarre, dit-elle d’une voix qui tremblait d’impatience, d’énervement, un prêtre tel que je n’en ai jamais connu. Quittons-nous du moins bons amis.
– Comment ne serais-je pas votre ami, madame, je suis votre prêtre, votre pasteur.
– Des phrases ! Que savez-vous de moi, au juste ?
– Ce que vous m’en avez dit.
– Vous voulez me jeter dans le trouble, vous n’y réussirez pas. J’ai trop de bon sens ».
Je me suis tu.
« Enfin, dit-elle en frappant du pied, nous serons jugés sur nos actes, je suppose ? Quelle faute ai-je commise ? Il est vrai que nous sommes, ma fille et moi, comme deux étrangères. Jusqu’ici nous n’en avions rien laissé paraître. La crise est venue. J’exécute les volontés de mon mari. S’il se trompe… Oh ! il croit que sa fille lui reviendra ».
Quelque chose a bougé dans son visage, elle s’est mordu les lèvres, trop tard.
« Et vous, le croyez-vous, madame ? » ai-je dit. Dieu ! Elle a jeté la tête en arrière et j’ai vu – oui, j’ai vu – le temps d’un éclair, l’aveu monter malgré elle des profondeurs de son âme sans pardon. Le regard surpris en plein mensonge disait : « oui », alors que l’irrésistible mouvement de l’être intérieur jetait le « non » par la bouche entrouverte.
Je crois que ce « non » l’a surprise elle-même, mais elle n’a pas tenté de le reprendre. Les haines familiales sont les plus dangereuses de toutes pour la raison qu’elles se satisfont à mesure, par un perpétuel contact, elles ressemblent à ces abcès ouverts qui empoisonnent peu à peu, sans fièvre.
« Madame, lui dis-je, vous jetez un enfant hors de sa maison, et vous savez que c’est pour toujours.
– Cela dépend d’elle.
– Je m’y opposerai.
– Vous ne la connaissez guère. Elle a trop de fierté pour rester ici par tolérance, elle ne le souffrirait pas ».
La patience m’échappait. « Dieu vous brisera ! » m’écriai-je. Elle a poussé une sorte de gémissement, oh, non pas un gémissement de vaincu qui demande grâce, c’était plutôt le soupir, le profond soupir d’un être qui recueille ses forces avant de porter un défi.
« Me briser ? Il m’a déjà brisée. Que peut-il désormais contre moi ? Il m’a pris mon fils. Je ne le crains plus.
– Dieu l’a éloigné de vous pour un temps, et votre dureté…
– Taisez-vous !
– La dureté de votre cœur peut vous séparer de lui pour toujours.
– Vous blasphémez, Dieu ne se venge pas.
– Il ne se venge pas, ce sont des mots humains, ils n’ont de sens que pour vous.
– Mon fils me haïrait peut-être ? Le fils que j’ai porté, que j’ai nourri !
Vous ne vous haïrez pas, vous ne vous connaîtrez plus.
– Taisez-vous !
– Non, je ne me tairai pas, madame. Les prêtres se sont tus trop souvent, et je voudrais que ce fût seulement par pitié. Mais nous sommes lâches. Le principe une fois posé, nous laissons dire. Et qu’est-ce que vous avez fait de l’enfer, vous autres ? Une espèce de prison perpétuelle, analogue aux vôtres, et vous y enfermez sournoisement par avance le gibier humain que vos polices traquent depuis le commencement du monde – les ennemis de la société. Vous voulez bien y joindre les blasphémateurs et les sacrilèges. Quel esprit sensé, quel cœur fier accepterait sans dégoût une telle image de la justice de Dieu ? Lorsque cette image vous gêne, il vous est trop facile de l’écarter. On juge l’enfer d’après les maximes de ce monde et l’enfer n’est pas de ce monde. Il n’est pas de ce monde, et moins encore du monde chrétien. Un châtiment éternel, une éternelle expiation – le miracle est que nous puissions en avoir l’idée ici-bas, alors que la faute à peine sortie de nous, il suffit d’un regard, d’un signe, d’un muet appel pour que le pardon fonce dessus, du haut des cieux, comme un aigle. Ah ! c’est que le plus misérable des hommes vivants, s’il croit ne plus aimer, garde encore la puissance d’aimer. Notre haine même rayonne et le moins torturé des démons s’épanouirait dans ce que nous appelons le désespoir, ainsi que dans un lumineux, un triomphal matin. L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer. Ne plus aimer, cela sonne à vos oreilles ainsi qu’une expression familière. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer moins, ou aimer ailleurs. Et si cette faculté qui nous paraît inséparable de notre être, notre être même – comprendre est encore une façon d’aimer – pouvait disparaître, pourtant ? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand même, ô prodige ! L’erreur commune à tous est d’attribuer à ces créatures abandonnées quelque chose encore de nous, de notre perpétuelle mobilité alors qu’elles sont hors du temps, hors du mouvement, fixées pour toujours. Hélas ! si Dieu nous menait par la main vers une de ces choses douloureuses, eût-elle été jadis l’ami le plus cher, quel langage lui parlerions-nous ? Certes, qu’un homme vivant, notre semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jeté tel quel dans ces limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j’irais le disputer à son bourreau. Partager son sort !… Le malheur, l’inconcevable malheur de ces pierres embrasées qui furent des hommes, c’est qu’elles n’ont plus rien à partager ».

Je crois rapporter assez fidèlement mes propos, et il se peut qu’à la lecture, ils fassent quelque impression. Mais je suis sûr de les avoir prononcés si maladroitement, si gauchement qu’ils devaient paraître ridicules. À peine ai-je pu articuler distinctement les derniers. J’étais brisé. Qui m’eût vu, le dos appuyé au mur, pétrissant mon chapeau entre les doigts, auprès de cette femme impérieuse, m’eût pris pour un coupable, essayant vainement de se justifier. (Sans doute étais-je cela, en effet.) Elle m’observait avec une attention extraordinaire.

« Il n’y a pas de faute, dit-elle d’une voix rauque, qui puisse légitimer… »
Il me semblait l’entendre à travers un de ces épais brouillards qui étouffent les sons. Et en même temps la tristesse s’emparait de moi, une tristesse indéfinissable contre laquelle j’étais totalement impuissant. Peut-être fut-ce la plus grande tentation de ma vie. À ce moment, Dieu m’a aidé : j’ai senti tout à coup une larme sur ma joue. Une seule larme, comme on en voit sur le visage des moribonds, à l’extrême limite de leurs misères. Elle regardait cette larme couler.
« M’avez-vous entendue ? fit-elle. M’avez-vous comprise ? Je vous disais qu’aucune faute au monde…»
J’avouais que non, que je ne l’avais pas entendue. Elle ne me quittait pas des yeux.
« Reposez-vous un moment, vous n’êtes pas en état de faire dix pas, je suis plus forte que vous. Allons ! tout cela ne ressemble guère à ce qu’on nous enseigne. Ce sont des rêveries, des poèmes. Je ne vous prends pas pour un méchant homme. Je suis sûre qu’à la réflexion vous rougirez de ce chantage abominable. Rien ne peut nous séparer, en ce monde ou dans l’autre, de ce que nous avons aimé plus que nous-mêmes, plus que la vie, plus que le salut.
– Madame, lui dis-je, même en ce monde, il suffit d’un rien, d’une pauvre petite hémorragie cérébrale, de moins encore, et nous ne connaissons plus des personnes jadis très chères.
– La mort n’est pas la folie.
– Elle nous est plus inconnue en effet.
– L’amour est plus fort que la mort, cela est écrit dans vos livres.
– Ce n’est pas nous qui avons inventé l’amour. Il a son ordre, il a sa loi.
– Dieu en est maître.
– Il n’est pas le maître de l’amour, il est l’amour même. Si vous voulez aimer, ne vous mettez pas hors de l’amour
».
Elle a posé ses deux mains sur mon bras, sa figure touchait presque la mienne.
« C’est insensé, vous me parlez comme à une criminelle. Les infidélités de mon mari, l’indifférence de ma fille, sa révolte, tout cela n’est rien, rien, rien !
– Madame, lui dis-je, je vous parle en prêtre, et selon les lumières qui me sont données. Vous auriez tort de me prendre pour un exalté. Si jeune que je sois, je n’ignore pas qu’il est bien des foyers comme le vôtre, ou plus malheureux encore. Mais tel mal qui épargne l’un, tue l’autre, et il me semble que Dieu m’a permis de connaître le danger qui vous menace, vous, vous seule.
– Autant dire que je suis la cause de tout.
– Oh ! Madame, personne ne sait par avance ce qui peut sortir, à la longue, d’une mauvaise pensée. Il en est des mauvaises comme des bonnes : pour mille que le vent emporte, que les ronces étouffent, que le soleil dessèche, une seule pousse des racines. La semence du mal et du bien vole partout. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard : elle réprime ou flétrit des actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption.
– Ce sont des folies, de pures folies, des rêves malsains ». (Elle était livide)
« Si on pensait à ces choses on ne pourrait pas vivre.
– Je le crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre, en effet ».
À lire ces lignes, on pensera sans doute que je ne parlais pas au hasard, que je suivais un plan. Il n’en était rien, je le jure. Je me défendais, voilà tout.
« Daignerez-vous me dire quelle est cette faute cachée, fit-elle après un long silence, le ver dans le fruit ?…
– Il faut vous résigner à… à la volonté de Dieu, ouvrir votre cœur ».
Je n’osais pas lui parler plus clairement du petit mort, et le mot de résignation a paru la surprendre.
« Me résigner ? à quoi ?… » Puis elle a compris tout à coup.

Il m’arrive de rencontrer des pécheurs endurcis. La plupart ne se défendent contre Dieu que par une espèce de sentiment aveugle, et il est même poignant de retrouver sur les traits d’un vieillard, plaidant pour son vice, l’expression à la fois niaise et farouche d’un enfant boudeur. Mais cette fois j’ai vu la révolte, la vraie révolte, éclater sur un visage humain. Cela ne s’exprimait ni par le regard, fixe et comme voilé, ni par la bouche, et la tête même, loin de se redresser fièrement, penchait sur l’épaule, semblait plutôt plier sous un invisible fardeau… Ah ! les fanfaronnades du blasphème n’ont rien qui approche de cette simplicité tragique ! On aurait dit que le brusque emportement de la volonté, son embrasement, laissait le corps inerte, impassible, épuisé par une trop grande dépense de l’être.
« Me résigner ? a-t-elle dit d’une voix douce qui glaçait le cœur, qu’entendez-vous par là ? Ne le suis-je point ? Si je ne m’étais résignée, je serais morte. Résignée ! Je ne le suis que trop, résignée ! j’en ai honte (sa voix, sans s’élever de ton, avait une sonorité bizarre, et comme un éclat métallique). Oh, j’ai plus d’une fois, jadis, envié ces femmes débiles qui ne remontent pas de telles pentes. Mais nous sommes bâties à chaux et à sable, nous autres. Pour empêcher ce misérable corps d’oublier, j’aurais dû le tuer. Ne se tue pas qui veut.
– Je ne parle pas de cette résignation-là, lui dis-je, vous le savez bien.
– Quoi donc ? Je vais à la messe, je fais mes pâques, j’aurais pu abandonner toute pratique, j’y ai pensé. Cela m’a paru indigne de moi.
– Madame, n’importe quel blasphème vaudrait mieux qu’un tel propos. Il a, dans votre bouche, toute la dureté de l’enfer ».
Elle s’est tue, le regard fixé sur le mur.
« Comment osez-vous ainsi traiter Dieu ? Vous lui fermez votre cœur, et vous…
– Je vivais en paix, du moins. J’y serais morte.
– Cela n’est plus possible ».
Elle s’est redressée comme une vipère.
« Dieu m’était devenu indifférent. Lorsque vous m’aurez forcée à convenir que je le hais, en serez-vous plus avancé, imbécile ?
– Vous ne le haïssez plus, lui dis-je. La haine est indifférence et mépris. Et maintenant, vous voilà enfin face à face, Lui et vous ».
Elle regardait toujours le même point de l’espace, sans répondre.

À ce moment, je ne sais quelle terreur m’a pris. Tout ce que je venais de dire, tout ce qu’elle m’avait dit, ce dialogue interminable m’est apparu dénué de sens. Quel homme raisonnable en eût jugé autrement ? Sans doute m’étais-je laissé berner par une jeune fille enragée de jalousie et d’orgueil, j’avais cru lire le suicide dans ses yeux, la volonté du suicide, aussi clairement, aussi distinctement qu’un mot écrit sur le mur. Ce n’était qu’une de ces impulsions irréfléchies dont la violence même est suspecte. Et sans doute la femme qui se tenait devant moi, comme devant un juge, avait réellement vécu bien des années dans cette paix terrible des âmes refusées, qui est la forme la plus atroce, la plus incurable, la moins humaine, du désespoir. Mais une telle misère est justement de celles qu’un prêtre ne devrait aborder qu’en tremblant. J’avais voulu réchauffer d’un coup ce cœur glacé, porter la lumière au dernier recès d’une conscience que la pitié de Dieu voulait peut-être laisser encore dans de miséricordieuses ténèbres. Que dire ? Que faire ? J’étais comme un homme qui, ayant grimpé d’un trait une pente vertigineuse, ouvre les yeux, s’arrête ébloui, hors d’état de monter ou de descendre.

C’est alors – non ! cela ne peut s’exprimer – tandis que je luttais de toutes mes forces contre le doute, la peur, que l’esprit de prière rentra en moi. Qu’on m’entende bien : depuis le début de cet entretien extraordinaire, je n’avais cessé de prier, au sens que les chrétiens frivoles donnent à ce mot. Une malheureuse bête, sous la cloche pneumatique, peut faire tous les mouvements de la respiration, qu’importe. Et voilà que soudain l’air siffle de nouveau dans ses bronches, déplie un à un les délicats tissus pulmonaires déjà flétris, les artères tremblent au premier coup de bélier du sang rouge – l’être entier est comme un navire à la détonation des voiles qui se gonflent.
Elle s’est laissée tomber dans son fauteuil, la tête entre ses mains. Sa mantille déchirée traînait sur son épaule, elle l’arracha doucement, la jeta doucement à ses pieds. Je ne perdais aucun de ses mouvements, et cependant j’avais l’impression étrange que nous n’étions ni l’un ni l’autre dans ce triste petit salon, que la pièce était vide.
Je l’ai vue tirer de son corsage un médaillon, au bout d’une simple chaîne d’argent. Et toujours avec cette même douceur, plus effrayante qu’aucune violence, elle a fait sauter de l’ongle le couvercle dont le verre a roulé sur le tapis, sans qu’elle parût y prendre garde. Il lui restait une mèche blonde au bout des doigts, on aurait dit un copeau d’or.
– Vous me jurez… a-t-elle commencé. Mais elle a vu tout de suite dans mon regard que j’avais compris, que je ne jurerais rien.
« Ma fille, lui ai-je dit (le mot est venu de lui-même à mes lèvres), on ne marchande pas avec le bon Dieu, il faut se rendre à lui, sans condition. Donnez-lui tout, il vous rendra plus encore. Je ne suis ni un prophète, ni un devin, et de ce lieu où nous allons tous, Lui seul est revenu ».
Elle n’a pas protesté, elle s’est penchée seulement un peu plus vers la terre, et à chaque parole, je voyais trembler ses épaules.
« Ce que je puis vous affirmer néanmoins, c’est qu’il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu, vivants ou morts, et nous sommes dedans ».
J’ai prononcé ces paroles, j’aurais pu en prononcer d’autres, cela avait à ce moment si peu d’importance ! Il me semblait qu’une main mystérieuse venait d’ouvrir une brèche dans on ne sait quelle muraille invisible, et la paix rentrait de toutes parts, prenait majestueusement son niveau, une paix inconnue de la terre, la douce paix des morts, ainsi qu’une eau profonde.
– Cela me paraît clair, fit-elle d’une voix prodigieusement altérée, mais calme. Savez-vous ce que je me demandais tout à l’heure, il y a un instant ? Je ne devrais pas vous l’avouer peut-être ? Hé bien, je me disais : "S’il existait quelque part, en ce monde ou dans l’autre, un lieu où Dieu ne soit pas – dussé-je y souffrir mille morts, à chaque seconde, éternellement – j’y emporterais mon… (elle n’osa pas prononcer le nom du petit mort) et je dirais à Dieu : 'Satisfais-toi ! écrase-nous !' " Cela vous paraît sans doute horrible ?
– Non, madame.
– Comment, non ?
– Parce que moi aussi, madame, … il m’arrive parfois… Je n’ai pu achever. L’image du docteur Delbende était devant moi, – sur le mien son vieux regard usé, inflexible, un regard où je craignais de lire. Et j’entendais aussi, je croyais entendre, à cette minute même, le gémissement arraché à tant de poitrines d’hommes, les soupirs, les sanglots, les râles – notre misérable humanité sous le pressoir, cet effrayant murmure…
Allons donc ! m’a-t-elle dit lentement. Est-ce qu’on peut ?… Les enfants mêmes, les bons petits enfants au cœur fidèle… En avez-vous vu mourir seulement ?
– Non, madame.
– Il a croisé sagement ses petites mains, il a pris un air grave et… et… j’avais essayé de le faire boire, un moment auparavant, et il y avait encore, sur sa bouche gercée, une goutte de lait… »
Elle s’est mise à trembler comme une feuille. Il me semblait que j’étais seul, seul debout, entre Dieu et cette créature torturée. C’était comme de grands coups qui sonnaient dans ma poitrine. Notre-Seigneur a permis néanmoins que je fisse face.
« Madame, lui dis-je, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe ? Cela est déjà fait, ma fille… »
Elle n’osait pas regarder le médaillon qu’elle tenait toujours dans sa main. J’étais si loin de m’attendre à ce qu’elle allait faire !
Elle m’a dit : « Répétez cette phrase… cette phrase sur… l’enfer, c’est de ne plus aimer.
– Oui, madame.
– Répétez !
– L’enfer, c’est de ne plus aimer. Tant que nous sommes en vie, nous pouvons nous faire illusion, croire que nous aimons par nos propres forces, que nous aimons hors de Dieu. Mais nous ressemblons à des fous qui tendent les bras vers le reflet de la lune dans l’eau. Je vous demande pardon, j’exprime très mal ce que je pense ».
Elle a eu un sourire singulier qui n’a pas réussi à détendre son visage contracté, un sourire funèbre. Elle avait refermé le poing sur le médaillon, et de l’autre main, elle serrait ce poing sur sa poitrine.
« Que voulez-vous que je dise ?
– Dites : Que votre règne arrive.
– Que votre règne arrive !
– Que votre volonté soit faite ».
Elle s’est levée brusquement, la main toujours serrée contre sa poitrine.
« Voyons, m’écriai-je, c’est une parole que vous avez répétée bien des fois, il faut maintenant la prononcer du fond du cœur.
– Je n’ai jamais récité le Pater depuis… depuis que… D’ailleurs, vous le savez, vous savez les choses avant qu’on ne vous les dise », a-t-elle repris en haussant les épaules, et cette fois avec colère. Puis elle a fait un geste dont je n’ai compris le sens que plus tard. Son front était luisant de sueur.
« Je ne peux pas, gémit-elle, il me semble que je le perds deux fois.
Le règne dont vous venez de souhaiter l’avènement est aussi le vôtre et le sien.
– Alors, que ce règne arrive !
»
Son regard s’est levé sur le mien, et nous sommes restés ainsi quelques secondes, puis elle m’a dit :
« C’est à vous que je me rends.
– À moi !
– Oui, à vous. J’ai offensé Dieu, j’ai dû le haïr. Oui, je crois maintenant que je serais morte avec cette haine dans le cœur. Mais je ne me rends qu’à vous.
– Je suis un trop pauvre homme. C’est comme si vous déposiez une pièce d’or dans une main percée.
– Il y a une heure, ma vie me paraissait bien en ordre, chaque chose à sa place, et vous n’y avez rien laissé debout, rien.
– Donnez-la telle quelle à Dieu.
– Je veux donner tout ou rien, nous sommes des filles ainsi faites.
– Donnez tout.
– Oh ! vous ne pouvez comprendre, vous me croyez déjà docile. Ce qui me reste d’orgueil suffirait bien à vous damner !
– Donnez votre orgueil avec le reste, donnez tout ».
Le mot à peine prononcé, j’ai vu monter dans son regard je ne sais quelle lueur, mais il était trop tard pour que je puisse empêcher quoi que ce soit. Elle a lancé le médaillon au milieu des bûches en flammes. Je me suis jeté à genoux, j’ai enfoncé mon bras dans le feu, je ne sentais pas la brûlure. Un instant, j’ai cru saisir entre mes doigts la petite mèche blonde, mais elle m’a échappé, elle est tombée dans la braise rouge. Il s’est fait derrière moi un si terrible silence que je n’osais pas me retourner. Le drap de ma manche était brûlé jusqu’au coude.
– Comment avez-vous osé ! ai-je balbutié. Quelle folie ! Elle avait reculé vers le mur, elle y appuyait son dos, ses mains.
« Je vous demande pardon », a-t-elle dit d’une voix humble.
« Prenez-vous Dieu pour un bourreau ? Il veut que nous ayons pitié de nous-mêmes. Et d’ailleurs, nos peines ne nous appartiennent pas, il les assume, elles sont dans son cœur. Nous n’avons pas le droit d’aller les y chercher pour les défier, les outrager. Comprenez-vous ?
– Ce qui est fait est fait, je n’y peux rien.
– Soyez donc en paix, ma fille », lui dis-je. Et je l’ai bénie.
Mes doigts saignaient un peu, la peau se soulevait par plaques. Elle a déchiré un mouchoir et m’a pansé. Nous n’échangions aucune parole. La paix que j’avais appelée sur elle était descendue sur moi. Et si simple, si familière qu’aucune présence n’aurait pu réussir à la troubler. Oui, nous étions rentrés si doucement dans la vie de chaque jour que le témoin le plus attentif n’eût rien surpris de ce secret, qui déjà ne nous appartenait plus.

Elle m’a demandé de l’entendre demain en confession. Je lui ai fait promettre de ne rapporter à personne ce qui s’était passé entre nous, m’engageant à observer moi-même un silence absolu. « Quoi qu’il arrive», ai-je dit. En prononçant ces derniers mots, j’ai senti mon cœur se serrer, la tristesse m’a envahi de nouveau. Que la volonté de Dieu soit faite.
J’ai quitté le château à onze heures et il m’a fallu partir immédiatement pour Dombasle. Au retour je me suis arrêté à la corne du bois, d’où l’on découvre le plat pays, les longues pentes à peine sensibles qui dévalent lentement vers la mer. J’avais acheté au village un peu de pain et de beurre, que j’ai mangé de bon appétit. Comme après chaque décisive épreuve de ma vie, j’éprouvais une sorte de torpeur, un engourdissement de la pensée, qui n’est pas désagréable, me donne une curieuse illusion de légèreté, de bonheur. Quel bonheur ? Je ne saurais le dire. C’est une joie sans visage. Ce qui devait être, a été, n’est déjà plus, voilà tout.

Je suis rentré chez moi très tard, et j’ai croisé sur la route le vieux Clovis qui m’a remis un petit paquet de la part de Mme la comtesse. Je ne me décidais pas à l’ouvrir, et pourtant je savais ce qu’il contenait. C’était le petit médaillon, maintenant vide, au bout de sa chaîne brisée.
Il y avait aussi une lettre. La voici. Elle est étrange.
« Monsieur le curé, je ne vous crois pas capable d’imaginer l’état dans lequel vous m’avez laissée, ces questions de psychologie doivent vous laisser parfaitement indifférent. Que vous dire ? Le souvenir désespéré d’un petit enfant me tenait éloignée de tout, dans une solitude effrayante, et il me semble qu’un autre enfant m’a tirée de cette solitude. J’espère ne pas vous froisser en vous traitant ainsi d’enfant ? Vous l’êtes. Que le bon Dieu vous garde tel, à jamais !
« Je me demande ce que vous avez fait, comment vous l’avez fait. Ou plutôt, je ne me le demande plus. Tout est bien. Je ne croyais pas la résignation possible. Et ce n’est pas la résignation qui est venue, en effet. Elle n’est pas dans ma nature, et mon pressentiment là-dessus ne me trompait pas. Je ne suis pas résignée, je suis heureuse. Je ne désire rien.
« Ne m’attendez pas demain. J’irai me confesser à l’abbé X…, comme d’habitude. Je tâcherai de le faire avec le plus de sincérité, mais aussi avec le plus de discrétion possible, n’est-ce pas ? Tout cela est tellement simple ! Quand j’aurai dit : « J’ai péché volontairement contre l’espérance, à chaque heure du jour, depuis onze ans », j’aurai tout dit. L’espérance ! Je l’avais tenue morte entre mes bras, par l’affreux soir d’un mars venteux, désolé… j’avais senti son dernier souffle sur ma joue, à une place que je sais. Voilà qu’elle m’est rendue. Non pas prêtée cette fois, mais donnée. Une espérance bien à moi, rien qu’à moi, qui ne ressemble pas plus à ce que les philosophes nomment ainsi, que le mot amour ne ressemble à l’être aimé. Une espérance qui est comme la chair de ma chair. Cela est inexprimable. Il faudrait des mots de petit enfant.
« Je voulais vous dire ces choses dès ce soir. Il le fallait. Et puis, nous n’en reparlerons plus, n’est-ce pas ? plus jamais ! Ce mot est doux. Jamais. En l’écrivant, je le prononce tout bas, et il me semble qu’il exprime d’une manière merveilleuse, ineffable, la paix que j’ai reçue de vous ».
J’ai glissé cette lettre dans mon Imitation, un vieux livre qui appartenait à maman, et qui sent encore la lavande, la lavande qu’elle mettait en sachet dans son linge, à l’ancienne mode. Elle ne l’a pas lue souvent, car les caractères sont petits et les pages d’un papier si fin que ses pauvres doigts, gercés par les lessives, n’arrivaient pas à les tourner.
Jamais… plus jamais… Pourquoi cela ?… C’est vrai que ce mot est doux.
J’ai envie de dormir. Pour achever mon bréviaire, il m’a fallu marcher de long en large, mes yeux se fermaient malgré moi. Suis-je heureux ou non, je ne sais.

..............................

Six heures et demie.
Mme la comtesse est morte cette nuit.

Re: Banalité des assassinats - infanticides de Douai

par coeurderoy » sam. 31 juil. 2010, 15:24

Bonjour,
juste un mot (sans parler de cette triste affaire...) : le passage de Bernanos que vous citez me revient à l'esprit Etienne : je l'avais trouvé très déprimant, démoralisant en le lisant : impression que le destin de Mouchette était comme écrit d'avance, inévitable, enchaînée qu'elle est aux péchés de ses ancêtres...
Est-ce bien chrétien, je me le demande : on ne sent ni la joie, ni la victoire de la Rédemption ni la créance dans le triomphe de l'homme nouveau, lavé par la grâce, sur le vieux monde (j'aime beaucoup Georges Bernanos cependant !). Je me souviens d'une dédicace de La Joie dans une bibliothèque que j'inventoriais, faite à la comtesse de Rohan-Chabot et datée de 1928, château de la Motte-Tilly : Bernanos signait "d'un mauvais élève qui est toujours le dernier en espérance"... L'espérance fut vraiment un combat pour cet homme tant il avait une conscience aiguë du mal qui ronge les âmes... Aujourd'hui je me demande si sa vision du monde ne faisait pas une part trop belle à "l'adversaire"...
Cordialement

Propos et textes captivants de Bernanos

par sola » lun. 11 avr. 2005, 15:21

;) Il existe un groupe de gens qui oeuvrent pour l'ouverture du procès en béatification de Georges Bernanos.

J'adore son oeuvre (ainsi que celle de Bloy d'ailleurs) mais je pense que c'est un peu perdu d'avance, non? La sainteté de cet homme ne fait pas de doute, mais il en a fait des vagues, aussi... Je crois que ses écrits de polémiste et de pamphlétaire (quant à Bloy, n'en parlons pas!!!) rendent l'ouverture d'un procès en béatification bien improbable... :( Ou alors, dans 200 ans? quand plus personne ne saura où seront rangés ses écrits les plus virulents... (ceux de sa jeunesse par exemple). :)

Si ça ne tenait qu'à moi, il serait béatifié, le nombre de croyants qui lui doivent un gain ou un regain de foi est énorme. ses textes sont inspirés, les deux pieds déjà campés dans l'au-delà, c'est un vrai vertige à chaque fois de le lire. Et puis voir béatifié un intellectuel laic, ça ne ferait pas de mal. Tous ces saints presque tous religieux donnent une vision déformée de la réalité de la sainteté dans le monde...

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