par Cinci » sam. 16 juil. 2016, 4:42
- Sur le Panthéon
Ce que nos yeux voient donc d'abord, ce que mon corps sent ici, ce que mes oreilles entendent, c'est l'ombre et le piétinement de toute une culture. La possibilité par le Panthéon d'effectuer une nouvelle coupe verticale dans le déroulement du XIXe siècle. Cent années pratiquement sur place. Inutile de quitter cette coupole, tout vient s'y raconter en ordre. De l'achèvement de sa construction en 1789 (elle n'est encore que l'église Sainte-Geneviève), juste avant la prise de la Bastille, à sa réaffection définitive comme Panthéon après bien des viscissitudes en 1885, année de la mort de Hugo.
Commandée à Soufflot par Louis XV en 1754 après réalisation d'un voeu de guérison miraculeuse. L'acharnement par la suite à la déconsacrer traduira aussi la volonté du XIXe siècle d'effacer la promesse faite par Louis XV, sa parole et plus largement son souvenir même comme indice d'un XVIIIe siècle débauché et cynique, léger, pour lequel l'histoire scolaire n'a pas eu de mots assez durs. L'intéressant est que le Panthéon est finalement ce qui reste aujourd'hui (quoique privé de son nom) comme trace d'une prière de cet avant-dernier roi qui avait, comme chacun sait, un goût beaucoup trop marqué pour les plaisirs ... un peu comme si nous pouvions encore visiter actuellement une chapelle élevée sur la demande de l'athée Sade.
Soufflot a eu bien des malheurs pendant les vingt-cinq ans où il a construit son église. Il l'a laissée inachevée en mourant en 1780. Mais à Rome il avait vu l'autre Panthéon, celui des dieux de l'Olympe. Par conséquent, il aura beau concevoir sa basilique comme une espèce de monument "à la perpétuité de la religion chrétienne", l'église va lui échapper en tant qu'église.
Rome se retrouve partout dans le projet de Soufflot. Le plan en croix grecque, le fronton dominant le péristyle soutenu par vingt-deux colonnes corinthiennes à la manière du dôme de Saint-Pierre. Vatican et Panthéon d'Agrippa. L'affrontement des deux passés prêts à ¸etre gobés par la Patrie reconnaissante. Hugo jugea sévèrement la réalisation parisienne : "Un gâteau de Savoie gigantesque" ... Il finira pourtant dessous.
Et après? Qu'est-ce que je vois encore? qu'est-ce que j'entend au Panthéon? Une historie de transferts. Tombeaux errants. Légende des bières. Dalles expulsées. Misère des funérailles nationales. Caprice des dieux. Walhalla à siège éjectable. Ces phénomènes sur sur lesquels Freud s'est guidé pour inventer la pulsion de mort. Laquelle ici au Panthéon s'exerce sur les morts précisément. Lutte des posthumes pour leurs mètres carrés de crypte, leur bout d'espace vital de sarcophage.
Tout commence en 1791 avec la mort de Mirabeau. Déclaration de guerre de la Constituante à l'église Sainte-Geneviève qu'elle décide de débaptiser. Désormais le catholicisme, qui viendra de temps en temps au cours du siècle réoccuper le Panthéon, ne sera plus qu'un locataire provisoire, une sorte de squatter intermittent.
Décret de l'Assemblée, article 1 : l'édifice sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes de l'époque de la liberté française. De cette époque date la décision de graver l'Inscription célèbre sur les vertus de reconnaissance de la Patrie.
Souvenir lyrique de Quinet :
"Dans un transport civique, l'Assemblée constituante baptisa de ce nom le monument qui parut pour la première fois recevoir une âme et un sens. Tout s'expliqua sitôt que l'église devint un temple de la Renommée. Voilà pourquoi cette vaste enceinte nue ressemblait à un forum : c'est la place où se réunira le peuple pour rendre un jugement sur les morts. Il s'agit ici non de l'apothéose d'une bergère, mais de la France, de la patrie sous la figure des grands hommes qui vont surgir au souffle d'un monde nouveau."
On détruit les reliques de sainte Geneviève : immédiatement, cohue de déchets. Et ces restes, ces détritus, ces cadavres, la façon dont on va les fétichiser en les voiturant en grande pompe puis en les précipitant aux poubelles, c'est toute la politique culturelle, la politique du culte au XIXe siècle. Sa cruauté aussi, son cynisme.
Entrée de Mirabeau en 1791, accompagné par un cortège de quatre cent mille personnes. Le cercueil monte les escaliers à minuit. Arrivée du premier fantôme dans les douze coups égrénés. Les esprits frappent toujours la nuit. Transfert de Voltaire trois mois plus tard. Foule impressionnante, bataillons d'enfants, sapeurs de la Garde nationale. Fleurs, clubs, corporations, hommes à piques. Des gosses portent un grand plan en relief de la Bastille [...] Des bustes de Franklin, Rousseau, Mirabeau, moulés dans le plâtre de la prison détruite, oscillent au-dessus du remous humain. On a vraiment recyclé toute la Bastille. Une grande couronne a été maçonnée avec le mortier des cachots. Le sarcophage est tiré par douze chevaux blancs. Des torchent brûlent.
D'autres encore, bien d'autres ensuite. Lepelletier de Saint-Fargeau, député régicide, le colonel Beaurepaire. Et Marat en 1794. Après que l'on eut viré Mirabeau dont on avait découvert les trahisons entretemps. Cérémonie d'expulsion : un huissier de la Convention s'avance vers la porte d'entrée et lit le décret. Esprit es-tu là? Oui? Dehors! Triste jour, soupire Michelet où, après avoir tué les vivants, la Révolution se mit à tuer les morts ... les déchets de Mirabeau croiseront les restes de Marat. Grandeur et décadence des fétiches.
maxime du vouloir-guérir radical,
Ingratitude de la Patrie. Marat, le médecin Marat, pontife-maxime Marat dont Michelet dit : Ce médecin sans malades prend la France pour malade, il la saignera, Marat lui-même ne tiendra pas longtemps, il sera éjecté au bout de cinq mois, on traînera ses restes dans la rue, jusqu'au fond des caniveaux.
[...]
J'abrège. Les portes du Panthéon deviennent un véritable tourniquet. Bousculade à tous les guichets. Porte à tambour. Moulinet. Le 11 octobre 1794, Rousseau arrive dans une urne. L'orchestre à la tête du cortège joue les airs du Devin de village. Mais quelques années plus tard, une nuit de la Restauration, des ouvriers descendent dans la crypte, violent sa tombe et celle de Voltaire. Les restes des deux écrivains sont jetés dans un sac et précipités en rase campagne au fond d'un trou. Hugo écrit un texte où il rêve sur le choc rapide des deux crânes au moment de la culbute. Les étincelles qui en jaillissent.
Les monuments de Voltaire et Rousseau sont toujours face à face dans la crypte du mausolée. Celui de Rousseau me fascine. Un sarcophage en bois peint. On lui a donné la forme d'une petite maison. Avec une porte au-dessus de laquelle on peut lire son nom. Sweet Home ... La porte est entrouverte. Une main qui tient un bouquet en sort pour l'éternité. Chaumière hantée. Chalet macabre. Comme si on avait moulé la main d'esprit du fantôme Rousseau. Profession de foi du vampire savoyard. A l'autre bout du siècle, des spirites mouleront ainsi des mains, des doigts, des pieds d'ectoplasmes.
[...]
Accélération : de 1806 à 1815, quarante-deux personnages sont inhumés dans la crypte. Un caveau particulier avait été prévu pour les dignitaires protestants, mais il n'y en aura que quatre. Baptême, Rebaptême, Débaptême. Napoléon Ier rend le Panthéon au clergé tout en lui conservant ses fonctions panthéonesques. Louis XVIII en 1822 fait effacer l'inscription du fronton et remet du latin sur Paris : D.O.M. sub invocat S. Genovafae. Lud. XV dicavit Lud. XVIII restitut. On commande au baron Gros une apothéose de sainte Geneviève avec assomption de Louis XVI parmi les fleurs et les anges.
Encore un tour de roue. 1830. Immédiatement l'inscription "Aux grands hommes" reparaît. On la hisse sur un panneau de bois aux applaudissements unanimes. Nouvelles fournées de décomposés. Benjamin Constant parmi eux. Grande cérémonie. La coupole tendue de noir, des draperies tricolores [...] Louis-Philippe y assiste. Hymne chanté par les ténors de l'opéra : "Ceux qui pieusement sont mort pour la Patrie ..." Le peintre Gérard à qui Charles X avait commandé des sujets religieux, change les motifs : Gloire, Patrie, Justice et mort. Chassé-croisé des allégories. Gargouillis.
Milieu de siècle. 1851 : Louis-Napoléon rend son église à sainte Geneviève.
Vingt ans plus tard, en 1871, les dirigeants de la Commune font scier la croix du fronton et celle du dôme pour les remplacer par des drapeaux rouges. Quelques semaines après, sur les marches du temple : les Versaillais assassineront les insurgés.
[...]
L'église Sainte-Geneviève a été débaptisée trois fois au cours de ce siècle. Aux moments saignants. Et toute l'époque au fond s'est déterminée en fonction des épisodes de ce feuilleton. Entrée et sortie des morts; choix des cadavres; jugements derniers patriotiques; théophobies, panthéophilies, nomination, renomination, dénomination.
Pour? Contre? Hugo, Nerval, Michelet, Sand, Sue, sont absolument pour. Baudelaire est contre obstinément. Il deviendra même "Belge" pour cette raison. Avant de s'apercevoir que les Belges sont des Français. C'est à dire occultistes-socialistes. Flaubert? Il intègre comme un buvard le panthéonisme dans ses lettres [...] "J'ai une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries. J'adore Dieu au contraire! Je crois en l'Être suprême, à un Créateur quel qu'il soit, peu m'importe qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyens et de père de famille. Mon Dieu à moi c'est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire, de Béranger! Je suis pour la Profession de foi du curé savoyard et les éternels principes de 1789!" Flaubert écrit toujours avec une frénésie minutieuse contre ses amis. Contre ceux qu'il aime en même temps qu'il écrit. Contre Hugo, Sand, Michelet, Renan qu'Il ne cesse pourtant d'admirer. C'est à dire aussi contre lui. "Madame Bovary c'est moi. C'est moi contre moi."
[...]
N'oublions jamais la main de Rousseau qui sort de son tombeau pour venir chatouiller le siècle du progrès ...
[...]
Il y a eu par la suite jusqu'à nos jours d'autres élus pour le Panthéon. Zola, Jaurès, Jean Moulin. Les vagues de l'histoire nationale. Dans une chambre derrière une grille Hugo et Zola sont ensemble. Ils font caveau commun, face à face. Mais la véritable épopée du Panthéon se termine avec l'enterrement de Hugo. Porté sur un char de triomphe comme seul Voltaire en avait eu un avant lui parmi les écrivains. Dans la foule de l'enterrement de Hugo, il y avait bien des noms qui sont devenus célèbres ensuite pour des raisons variées. Maurice Barrès ou Drumont par exemple, qui ont longuement raconté la scène. Il y avait Claudel aussi. C'était en 1885.
[...]
Et soudain vers la fin du siècle, qui aperçoit-on de loin? Qui vient là, qui va entrer pour produire la fêlure de sa trouvaille dans les assises du monument? Protégé par une commande officielle? C'est Rodin à qui on a demandé un Hugo pour boucher un trou dans le transept gauche du temple. Il présente son projet en 1891. Le poète est assis sur un rocher, sa main droite soutenant le front entraîné en avant, avec derrière lui trois muses soufflant dans un ballon de sa méditation poétique. La statue a été rejetée bien sûr, mais on lui offre une réparation quelques années plus tard en lui demandant de détacher son Penseur de la porte de l'enfer pour le planter devant l'ancienne église née d'une maladie guérie de Louis XV.
Le 21 avril 1906, au cours de l'inauguration, une actrice en péplum lit du Hugo entre les colonnes. On attendra cette fois la mort de Rodin pour oser expulser sa statue.
En 1922, sous prétexte que sa masse gênait les cérémonies officielles, le conseil municipal décrète son retour à l'hôtel Biron. Cela fait déjà un temps qu'on n'expulse plus les morts, on se rabat sur les oeuvres d'art. Surtout quand elles provoquent un tel scandale. Le Penseur n'était pas digérable. "Pithécanthrope", disait-on. Brute humaine sculptée dans les limbes. King Kong devant le caveau de famille. L'oubli surgit de la préhistoire. La bête sexuelle polymorphe au milieu des fétiches embaumés [...] Si le Penseur était resté là, aucun président de la république n'aurait peut-être osé passer devant, même sous des caméras de télévision, pour s'introniser parmi les morts.
Eh bien en 1936 il y avait encore quelqu'un qui se souvenait que le Rodin avait été au Panthéon. Rencontre intéressante, surprenante même. C'est dans Mort à crédit que Céline brusquement fait parler Courtial de Pereire (Courtial, adepte du positivisme d'Auguste Comte comme personne) :
"Tiens, Ferdinand! Toi qui bagottes, tu connais bien le Panthéon? ... Dis, pauvre confus? Tu n'as rien remarqué? Tu l'as jamais vu, le Penseur ? Il est sur son socle ... Il est là ... Que fait-il? Hein, Ferdinand? Il pense, mon ami. Oui! Ça seulement! Il pense! Eh bien, Ferdinand, il est seul. Il est seul! ... Voilà! ... Moi aussi, je suis seul! ... Il est nu! Moi aussi je suis nu! ..."
[...]
1885, perdu dans la foule bouleversée, Claudel assiste aux funérailles de Hugo sur la montagne Sainte-Geneviève. 1886, à Noël, il se converti à Notre-Dame.
Ensuite, il commence le bilan, c'est à dire sa vie d'écrivain. [...]
Et pour salaire de ce travail, tous contre lui en même temps. Tous! Tous les héritiers des familles du XIXe siècle menacés dans leur héritage : rationalistes rescapés, positivistes nostradamiques, surréalistes gymnosophistes, vicaires de la table rase des sacrifices, libres penseurs, techniciens de la forme et de la langue, scientistes justiciers, curés défroqués, militants de la foi universelle, fakirs du cosmos-cathédrale et des maisons pour le peuple. Tous procureurs parce qu'associés.
Mais là où on touche au plus sensible de la haine anti-Claudel, c'est quand on arrive à son pétainisme. Ah oui, il fut pétainiste. D'environ juin 1940 à décembre 1940. C'est beaucoup trop, d'accord, mais combien le furent jusqu'en 1942 sur lesquels on a passé l'éponge depuis longtemps? Pourquoi? Parce qu'en plus de cette incontestable flétrissure, ils ne commirent pas l'erreur d'être aussi catholiques. Pourquoi Claudel reste-t-il seul impardonnable? Parce qu'il fut six mois pétainiste? ou plutôt parce qu'il fut toute sa vie catholique?
Ses crimes tiennent ici en quelques lignes. 1940, Pétain arrive au pouvoir et Claudel s'aveugle sur l'ignominie de Vichy parce qu'il ne voit qu'une chose : on rend leurs biens aux Chartreux, on va effacer les lois Combes. En décembre de la même année, à l'occasion de la représentation de L'Annonce à Vichy, dit-il, il écrit un poème au Maréchal. Mais il a déjà ouvert les yeux. Le régime de Laval est totalitaire et les catholiques qui retournent à leur ordure antisémite lui répugnent. "Pétain m'a eu", confie-t-il un peu plus tard à Henri Guillemin. "Je le croyais loyal [...] Maintenant j'ai compris."
Vieux, près de mourir et d'aller abandonner ses restes sous une dalle du jardin de Brangues, il se souvenait encore avoir assisté au lycée Louis-le-Grand à la cérémonie de distribution des prix présidée par le XIXe siècle en personne , je veux dire Renan. L'élève Claudel avait quinze ans.
Imaginons-le écoutant Renan glorieux et finissant, et imaginons en même temps Claudel si vieux en 1953, après deux guerres mondiales et des millions de morts. Imaginons-les tous les deux, les deux Claudel, le jeune et le vieux se donnant la main par-dessus presque un siècle d'abominations planétaires, pour écouter le discours de Renan :
"La barbarie est vaincue sans retour parce que tout aspire à être scientifique. La barbarie n'aura jamais d'artillerie et, si elle en avait, elle ne saurait pas la manier. La barbarie n'aura jamais d'industrie savante, de fortes organisations politiques, car tout cela suppose une grande application intellectuelle." Et Claudel patiemment, Claudel qui a pu vérifier la valeur des prophéties de Renan, continue à transcrire ce bourdonnement XIXe dans ses oreilles : "Vous verrez le XXe siècle, jeunes élèves. Ah! voilà un privilège que je vous envie; vous verrez de l'imprévu. Vous entendrez ce que l'on dira de nous; vous saurez ce qu'il y aura eu de fragile ou de solide dans nos rêves. Croyez-moi, soyez alors indulgents. Ce pauvre XIXe siècle dont on dira tant de mal, aura eu ses bonnes parties, des esprits sincères, des coeurs chauds, des héros du devoir", etc.
En 1941, il notait un rêve dans son Journal : "Ernest Renan énorme, vêtu de noir, tout petit, qui m'accompagne en gémissant dans un escalier en disant qu'il est décidé à se convertir." La même année et le même jour, indique-t-il ailleurs, Renan en France quittait le séminaire et Newman en Angleterre se convertissait ...
(pp.94-106)
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[color=#0000BF][list][b]Sur le Panthéon[/b]
Ce que nos yeux voient donc d'abord, ce que mon corps sent ici, ce que mes oreilles entendent, c'est l'ombre et le piétinement de toute une culture. La possibilité par le Panthéon d'effectuer une nouvelle coupe verticale dans le déroulement du XIXe siècle. Cent années pratiquement sur place. Inutile de quitter cette coupole, tout vient s'y raconter en ordre. De l'achèvement de sa construction en 1789 (elle n'est encore que l'église Sainte-Geneviève), juste avant la prise de la Bastille, à sa réaffection définitive comme Panthéon après bien des viscissitudes en 1885, année de la mort de Hugo.
Commandée à Soufflot par[b] Louis XV[/b] en 1754 après réalisation d'un voeu de guérison miraculeuse. L'acharnement par la suite à la déconsacrer traduira aussi la volonté du XIXe siècle d'effacer la promesse faite par Louis XV, sa parole et plus largement son souvenir même comme indice d'un XVIIIe siècle débauché et cynique, léger, pour lequel l'histoire scolaire n'a pas eu de mots assez durs. L'intéressant est que le Panthéon est finalement ce qui reste aujourd'hui (quoique privé de son nom) comme trace d'une prière de cet avant-dernier roi qui avait, comme chacun sait, un goût beaucoup trop marqué pour les plaisirs ... un peu comme si nous pouvions encore visiter actuellement une chapelle élevée sur la demande de l'athée Sade.
Soufflot a eu bien des malheurs pendant les vingt-cinq ans où il a construit son église. Il l'a laissée inachevée en mourant en 1780. Mais à Rome il avait vu l'autre Panthéon, celui des dieux de l'Olympe. Par conséquent, il aura beau concevoir sa basilique comme une espèce de monument "à la perpétuité de la religion chrétienne", l'église va lui échapper en tant qu'église.
Rome se retrouve partout dans le projet de Soufflot. Le plan en croix grecque, le fronton dominant le péristyle soutenu par vingt-deux colonnes corinthiennes à la manière du dôme de Saint-Pierre. Vatican et Panthéon d'Agrippa. L'affrontement des deux passés prêts à ¸etre gobés par la Patrie reconnaissante. Hugo jugea sévèrement la réalisation parisienne : "Un gâteau de Savoie gigantesque" ... Il finira pourtant dessous.
Et après? Qu'est-ce que je vois encore? qu'est-ce que j'entend au Panthéon? Une historie de transferts. Tombeaux errants. Légende des bières. Dalles expulsées. Misère des funérailles nationales. Caprice des dieux. Walhalla à siège éjectable. Ces phénomènes sur sur lesquels Freud s'est guidé pour inventer la pulsion de mort. Laquelle ici au Panthéon s'exerce sur les morts précisément. Lutte des posthumes pour leurs mètres carrés de crypte, leur bout d'espace vital de sarcophage.
Tout commence en 1791 avec la mort de Mirabeau. Déclaration de guerre de la Constituante à l'église Sainte-Geneviève qu'elle décide de débaptiser. Désormais le catholicisme, qui viendra de temps en temps au cours du siècle réoccuper le Panthéon, ne sera plus qu'un locataire provisoire, une sorte de squatter intermittent.
Décret de l'Assemblée, article 1 : l'édifice sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes de l'époque de la liberté française. De cette époque date la décision de graver l'Inscription célèbre sur les vertus de reconnaissance de la Patrie.
Souvenir lyrique de Quinet :
"Dans un transport civique, l'Assemblée constituante baptisa de ce nom le monument qui parut pour la première fois recevoir une âme et un sens. Tout s'expliqua sitôt que l'église devint un temple de la Renommée. Voilà pourquoi cette vaste enceinte nue ressemblait à un forum : c'est la place où se réunira le peuple pour rendre un jugement sur les morts. Il s'agit ici non de l'apothéose d'une bergère, mais de la France, de la patrie sous la figure des grands hommes qui vont surgir au souffle d'un monde nouveau."
On détruit les reliques de sainte Geneviève : immédiatement, cohue de déchets. Et ces restes, ces détritus, ces cadavres, la façon dont on va les fétichiser en les voiturant en grande pompe puis en les précipitant aux poubelles, c'est toute la politique culturelle, la politique du culte au XIXe siècle. Sa cruauté aussi, son cynisme.
Entrée de Mirabeau en 1791, accompagné par un cortège de quatre cent mille personnes. Le cercueil monte les escaliers à minuit. Arrivée du premier fantôme dans les douze coups égrénés. Les esprits frappent toujours la nuit. Transfert de Voltaire trois mois plus tard. Foule impressionnante, bataillons d'enfants, sapeurs de la Garde nationale. Fleurs, clubs, corporations, hommes à piques. Des gosses portent un grand plan en relief de la Bastille [...] Des bustes de Franklin, Rousseau, Mirabeau, moulés dans le plâtre de la prison détruite, oscillent au-dessus du remous humain. On a vraiment recyclé toute la Bastille. Une grande couronne a été maçonnée avec le mortier des cachots. Le sarcophage est tiré par douze chevaux blancs. Des torchent brûlent.
D'autres encore, bien d'autres ensuite. Lepelletier de Saint-Fargeau, député régicide, le colonel Beaurepaire. Et Marat en 1794. Après que l'on eut viré Mirabeau dont on avait découvert les trahisons entretemps. Cérémonie d'expulsion : un huissier de la Convention s'avance vers la porte d'entrée et lit le décret. Esprit es-tu là? Oui? Dehors! Triste jour, soupire Michelet où, après avoir tué les vivants, la Révolution se mit à tuer les morts ... les déchets de Mirabeau croiseront les restes de Marat. Grandeur et décadence des fétiches.
maxime du vouloir-guérir radical,
Ingratitude de la Patrie. Marat, le médecin Marat, pontife-maxime Marat dont Michelet dit : Ce médecin sans malades prend la France pour malade, il la saignera, Marat lui-même ne tiendra pas longtemps, il sera éjecté au bout de cinq mois, on traînera ses restes dans la rue, jusqu'au fond des caniveaux.
[...]
J'abrège. Les portes du Panthéon deviennent un véritable tourniquet. Bousculade à tous les guichets. Porte à tambour. Moulinet. Le 11 octobre 1794, Rousseau arrive dans une urne. L'orchestre à la tête du cortège joue les airs du Devin de village. Mais quelques années plus tard, une nuit de la Restauration, des ouvriers descendent dans la crypte, violent sa tombe et celle de Voltaire. Les restes des deux écrivains sont jetés dans un sac et précipités en rase campagne au fond d'un trou. Hugo écrit un texte où il rêve sur le choc rapide des deux crânes au moment de la culbute. Les étincelles qui en jaillissent.
Les monuments de Voltaire et Rousseau sont toujours face à face dans la crypte du mausolée. Celui de Rousseau me fascine. Un sarcophage en bois peint. On lui a donné la forme d'une petite maison. Avec une porte au-dessus de laquelle on peut lire son nom. Sweet Home ... La porte est entrouverte. Une main qui tient un bouquet en sort pour l'éternité. Chaumière hantée. Chalet macabre. Comme si on avait moulé la main d'esprit du fantôme Rousseau. Profession de foi du vampire savoyard. A l'autre bout du siècle, des spirites mouleront ainsi des mains, des doigts, des pieds d'ectoplasmes.
[...]
Accélération : de 1806 à 1815, quarante-deux personnages sont inhumés dans la crypte. Un caveau particulier avait été prévu pour les dignitaires protestants, mais il n'y en aura que quatre. Baptême, Rebaptême, Débaptême. Napoléon Ier rend le Panthéon au clergé tout en lui conservant ses fonctions panthéonesques. Louis XVIII en 1822 fait effacer l'inscription du fronton et remet du latin sur Paris : D.O.M. sub invocat S. Genovafae. Lud. XV dicavit Lud. XVIII restitut. On commande au baron Gros une apothéose de sainte Geneviève avec assomption de Louis XVI parmi les fleurs et les anges.
Encore un tour de roue. 1830. Immédiatement l'inscription "Aux grands hommes" reparaît. On la hisse sur un panneau de bois aux applaudissements unanimes. Nouvelles fournées de décomposés. Benjamin Constant parmi eux. Grande cérémonie. La coupole tendue de noir, des draperies tricolores [...] Louis-Philippe y assiste. Hymne chanté par les ténors de l'opéra : "Ceux qui pieusement sont mort pour la Patrie ..." Le peintre Gérard à qui Charles X avait commandé des sujets religieux, change les motifs : Gloire, Patrie, Justice et mort. Chassé-croisé des allégories. Gargouillis.
Milieu de siècle. 1851 : Louis-Napoléon rend son église à sainte Geneviève.
Vingt ans plus tard, en 1871, les dirigeants de la Commune font scier la croix du fronton et celle du dôme pour les remplacer par des drapeaux rouges. Quelques semaines après, sur les marches du temple : les Versaillais assassineront les insurgés.
[...]
L'église Sainte-Geneviève a été débaptisée trois fois au cours de ce siècle. Aux moments saignants. Et toute l'époque au fond s'est déterminée en fonction des épisodes de ce feuilleton. Entrée et sortie des morts; choix des cadavres; jugements derniers patriotiques; théophobies, panthéophilies, nomination, renomination, dénomination.
Pour? Contre? Hugo, Nerval, Michelet, Sand, Sue, sont absolument pour. Baudelaire est contre obstinément. Il deviendra même "Belge" pour cette raison. Avant de s'apercevoir que les Belges sont des Français. C'est à dire occultistes-socialistes. Flaubert? Il intègre comme un buvard le panthéonisme dans ses lettres [...] "J'ai une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous, avec leurs momeries et leurs jongleries. J'adore Dieu au contraire! Je crois en l'Être suprême, à un Créateur quel qu'il soit, peu m'importe qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyens et de père de famille. Mon Dieu à moi c'est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire, de Béranger! Je suis pour la Profession de foi du curé savoyard et les éternels principes de 1789!" Flaubert écrit toujours avec une frénésie minutieuse contre ses amis. Contre ceux qu'il aime en même temps qu'il écrit. Contre Hugo, Sand, Michelet, Renan qu'Il ne cesse pourtant d'admirer. C'est à dire aussi contre lui. "Madame Bovary c'est moi. C'est moi contre moi."
[...]
N'oublions jamais la main de Rousseau qui sort de son tombeau pour venir chatouiller le siècle du progrès ...
[...]
Il y a eu par la suite jusqu'à nos jours d'autres élus pour le Panthéon. Zola, Jaurès, Jean Moulin. Les vagues de l'histoire nationale. Dans une chambre derrière une grille Hugo et Zola sont ensemble. Ils font caveau commun, face à face. Mais la véritable épopée du Panthéon se termine avec l'enterrement de Hugo. Porté sur un char de triomphe comme seul Voltaire en avait eu un avant lui parmi les écrivains. Dans la foule de l'enterrement de Hugo, il y avait bien des noms qui sont devenus célèbres ensuite pour des raisons variées. Maurice Barrès ou Drumont par exemple, qui ont longuement raconté la scène. Il y avait Claudel aussi. C'était en 1885.
[...]
Et soudain vers la fin du siècle, qui aperçoit-on de loin? Qui vient là, qui va entrer pour produire la fêlure de sa trouvaille dans les assises du monument? Protégé par une commande officielle? C'est Rodin à qui on a demandé un Hugo pour boucher un trou dans le transept gauche du temple. Il présente son projet en 1891. Le poète est assis sur un rocher, sa main droite soutenant le front entraîné en avant, avec derrière lui trois muses soufflant dans un ballon de sa méditation poétique. La statue a été rejetée bien sûr, mais on lui offre une réparation quelques années plus tard en lui demandant de détacher son [i]Penseur de la porte de l'enfer [/i]pour le planter devant l'ancienne église née d'une maladie guérie de Louis XV.
Le 21 avril 1906, au cours de l'inauguration, une actrice en péplum lit du Hugo entre les colonnes. On attendra cette fois la mort de Rodin pour oser expulser sa statue.
En 1922, sous prétexte que sa masse gênait les cérémonies officielles, le conseil municipal décrète son retour à l'hôtel Biron. Cela fait déjà un temps qu'on n'expulse plus les morts, on se rabat sur les oeuvres d'art. Surtout quand elles provoquent un tel scandale. Le [i]Penseur[/i] n'était pas digérable. "Pithécanthrope", disait-on. Brute humaine sculptée dans les limbes. King Kong devant le caveau de famille. L'oubli surgit de la préhistoire. La bête sexuelle polymorphe au milieu des fétiches embaumés [...] Si le [i]Penseur[/i] était resté là, aucun président de la république n'aurait peut-être osé passer devant, même sous des caméras de télévision, pour s'introniser parmi les morts.
Eh bien en 1936 il y avait encore quelqu'un qui se souvenait que le Rodin avait été au Panthéon. Rencontre intéressante, surprenante même. C'est dans[i] Mort à crédit[/i] que Céline brusquement fait parler Courtial de Pereire (Courtial, adepte du positivisme d'Auguste Comte comme personne) :
"Tiens, Ferdinand! Toi qui bagottes, tu connais bien le Panthéon? ... Dis, pauvre confus? Tu n'as rien remarqué? Tu l'as jamais vu, le [i]Penseur [/i]? Il est sur son socle ... Il est là ... Que fait-il? Hein, Ferdinand? Il pense, mon ami. Oui! Ça seulement! Il pense! Eh bien, Ferdinand, il est seul. Il est seul! ... Voilà! ... Moi aussi, je suis seul! ... Il est nu! Moi aussi je suis nu! ..."
[...]
1885, perdu dans la foule bouleversée, Claudel assiste aux funérailles de Hugo sur la montagne Sainte-Geneviève. 1886, à Noël, il se converti à Notre-Dame.
Ensuite, il commence le bilan, c'est à dire sa vie d'écrivain. [...]
Et pour salaire de ce travail, tous contre lui en même temps. Tous! Tous les héritiers des familles du XIXe siècle menacés dans leur héritage : rationalistes rescapés, positivistes nostradamiques, surréalistes gymnosophistes, vicaires de la table rase des sacrifices, libres penseurs, techniciens de la forme et de la langue, scientistes justiciers, curés défroqués, militants de la foi universelle, fakirs du cosmos-cathédrale et des maisons pour le peuple. Tous procureurs parce qu'associés.
Mais là où on touche au plus sensible de la haine anti-Claudel, c'est quand on arrive à son pétainisme. Ah oui, il fut pétainiste. D'environ juin 1940 à décembre 1940. C'est beaucoup trop, d'accord, mais combien le furent jusqu'en 1942 sur lesquels on a passé l'éponge depuis longtemps? Pourquoi? Parce qu'en plus de cette incontestable flétrissure, ils ne commirent pas l'erreur d'être aussi catholiques. Pourquoi Claudel reste-t-il seul impardonnable? Parce qu'il fut six mois pétainiste? ou plutôt parce qu'il fut toute sa vie catholique?
Ses crimes tiennent ici en quelques lignes. 1940, Pétain arrive au pouvoir et Claudel s'aveugle sur l'ignominie de Vichy parce qu'il ne voit qu'une chose : on rend leurs biens aux Chartreux, on va effacer les lois Combes. En décembre de la même année, à l'occasion de la représentation de [i]L'Annonce[/i] à Vichy, dit-il, il écrit un poème au Maréchal. Mais il a déjà ouvert les yeux. Le régime de Laval est totalitaire et les catholiques qui retournent à leur ordure antisémite lui répugnent. "Pétain m'a eu", confie-t-il un peu plus tard à Henri Guillemin. "Je le croyais loyal [...] Maintenant j'ai compris."
Vieux, près de mourir et d'aller abandonner ses restes sous une dalle du jardin de Brangues, il se souvenait encore avoir assisté au lycée Louis-le-Grand à la cérémonie de distribution des prix présidée par le XIXe siècle en personne , je veux dire Renan. L'élève Claudel avait quinze ans.
Imaginons-le écoutant Renan glorieux et finissant, et imaginons en même temps Claudel si vieux en 1953, après deux guerres mondiales et des millions de morts. Imaginons-les tous les deux, les deux Claudel, le jeune et le vieux se donnant la main par-dessus presque un siècle d'abominations planétaires, pour écouter le discours de Renan :
"La barbarie est vaincue sans retour parce que tout aspire à être scientifique. La barbarie n'aura jamais d'artillerie et, si elle en avait, elle ne saurait pas la manier. La barbarie n'aura jamais d'industrie savante, de fortes organisations politiques, car tout cela suppose une grande application intellectuelle." Et Claudel patiemment, Claudel qui a pu vérifier la valeur des prophéties de Renan, continue à transcrire ce bourdonnement XIXe dans ses oreilles : "Vous verrez le XXe siècle, jeunes élèves. Ah! voilà un privilège que je vous envie; vous verrez de l'imprévu. Vous entendrez ce que l'on dira de nous; vous saurez ce qu'il y aura eu de fragile ou de solide dans nos rêves. Croyez-moi, soyez alors indulgents. Ce pauvre XIXe siècle dont on dira tant de mal, aura eu ses bonnes parties, des esprits sincères, des coeurs chauds, des héros du devoir", etc.
En 1941, il notait un rêve dans son Journal : "Ernest Renan énorme, vêtu de noir, tout petit, qui m'accompagne en gémissant dans un escalier en disant qu'il est décidé à se convertir." La même année et le même jour, indique-t-il ailleurs, Renan en France quittait le séminaire et Newman en Angleterre se convertissait ...
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