par Cinci » mar. 24 mars 2015, 19:14
.... dans le film documentaire, il y a l'anecdote hallucinante d'Alexandre Men qui a 12 ans en 1947, qui voit un soir au-dessus de sa tête l'immense portrait de Joseph Staline dans le ciel (
image peinte sur un dirigeable) et éclairé par des phares de DCA. Une scène digne du roman 1984 d'Orwell ... «
Cette immense tête d'antichrist», dira-t-il. C'est à ce moment-là qu'il aura pris la décision intime de devenir prêtre un jour, pour s'opposer à ça.
Staline?
- [+] Texte masqué
- «... Staline fut l'un des exemples historiques les plus frappants du sadisme mental aussi bien que physique. Son comportement est la description littérale du sadisme non-sexuel, comme les romans de Sade le sont du sadisme sexuel. C'est lui qui, le premier, depuis le début de la Révolution, donna l'ordre de torturer les prisonniers politiques, mesure qui, jusqu'au moment où il lança son ordre, avait été évitée comme la peste par les révolutionnaires (R.A. Medvev, 1972) Sous Staline, les méthodes de torture employées par le NKVD surpassèrent en raffinement et en cruauté tout ce que la police tsariste avait pu imaginer. Parfois, il donnait lui-même des ordres au sujet du type de torture qu'il fallait infliger au prisonnier. Une forme particulière de sadisme mental chère à Staline consistait à affirmer aux gens qu'ils étaient en sécurité, pour ensuite les arrêter, un ou deux jours plus tard. Évidemment, l'arrestation frappait la victime d'autant plus durement qu'elle avait de bonnes raisons de se sentir en sécurité; en dehors de cela, Staline pouvait savourer le plaisir sadique de connaître le véritable destin de l'homme au moment même où il l'assurait de ses faveurs.
[...]
Staline avait une forme particulièrement raffinée de sadisme : il avait coutume d'arrêter les épouses - et parfois les enfants des plus hauts fonctionnaires du Parti et de les maintenir dans des camps, pendant que leurs maris devaient assurer leurs fonctions en faisant des courbettes devant lui, sans même oser lui demander la libération de leurs femmes. C'est ainsi que l'épouse de Kalinine, le président de l'Union soviétique, fut arrêtée en 1937. La femme de Molotov, la femme et le fils d'Otto Kuusinen, l'un des principaux fonctionnaires du Kommintern, étaient tous dans des camps de travail. Un témoin anonyme déclare que Staline, en sa présence, demanda à Kuusinen pourquoi il n'essayait pas de faire libérer son fils. «Évidemment, il y avait de sérieuses raisons de l'arrêter», répond Kuusinen. D'après le témoin, Staline sourit et donna l'ordre de relâcher le fils de Kuusinen. [...] Staline fit arrêter la femme de son secrétaire privé pendant que le mari restait en poste.
L'épouse de Medvev raconte qu'elle a été torturée par les enquêteurs jusqu'au moment où elle a signé des déclarations compromettantes pour son mari; Staline, à l'époque, fit semblant de les ignorer; il voulait détenir ces déclarations afin de pouvoir s'appuyer sur elles pour arrêter Kalinine et quelques autres quand il lui plairait.
[...]
Une autre forme de sadisme chez Staline tenait au côté imprévisible de son comportement. Dans certains cas, des gens dont on avait ordonné l'arrestation, après avoir subi des tortures et avoir été lourdement condamnés, étaient relâchés au bout de quelques mois ou quelques années et nommés à de hauts postes souvent sans explications.
Il suffisait d'un mot de lui pour qu'ils soient tués, torturés, relâchés, récompensés; il avait un pouvoir divin de vie ou de mort, le pouvoir qu'a la nature de faire croître ou de détruire, d'infliger des souffrances ou de guérir. La vie et la mort dépendait de son caprice.
[...]
Kavtaradzé avait aidé Staline à échapper à la police secrète de Saint-Petersbourg. Dans les années 1920, Kavtaradzé rejoignit l'opposition trotskiste et ne la quitta que lorsque l'organisation trotskiste invita ses membres à cesser toute activité d'opposition. Après le meurtre de Kirov, Kavtaradzé, exilé à Kazan, pour avoir été trotskiste, écrivit une lettre à Staline pour lui dire qu'il ne travaillait pas contre le Parti. Aussitôt Staline le fit revenir. Bientôt de nombreux journaux publièrent un article de Kavtaradzé racontant un épisode de son activité avec Staline. Celui-ci apprécia l'article, mais Kavtaradzé n'écrivit plus rien sur la question. Il ne redevint pas membre du Parti et vécut de très modestes travaux de rédaction.
A la fin de l'année 1936, lui et sa femme furent subitement arrêtés et condamnés à mort après avoir été torturés. On l'accusait de préparer, avec Midvani, l'assassinat de Staline. Midvani fut exécuté peu après la condamnation. Cependant, Kavtaradzé resta longtemps dans la cellule des condamnés à mort. Puis, subitement, il fut amené au bureau de Béria. Il y rencontra sa femme qui était méconnaissable tant elle avait vieilli. On les relâcha tous les deux. Il vécut d'abord dans un hôtel; puis il s'installa dans un deux pièces, dans un immeuble communal, et reprit son travail. Staline commença de manifester une certaine bienveillance à son égard, l'invitant à diner; une fois, il lui fit même la surprise d'une visite en compagnie de Béria. Cette visite suscita une grande agitation dans l'immeuble. L'une des voisines de Kavtaradzé s'évanouit lorsque, selon ses propres termes, le «sosie du camarade Staline» apparut sur le seuil. Lorsqu'il avait Kavtaradzé à diner, Staline servait lui-même la soupe, en racontant des plaisanteries et des souvenirs. Mais au cours d'un de ces diners, Staline se leva soudainement, alla vers son hôte et s'exclama : «Et pourtant tu voulais me tuer!»
P.301
Source : Erich Fromm, «Chapitre 11. L'agressivité maligne : cruauté et destructivité» dans La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine, 1973, 524 p.
.... dans le film documentaire, il y a l'anecdote hallucinante d'Alexandre Men qui a 12 ans en 1947, qui voit un soir au-dessus de sa tête l'immense portrait de Joseph Staline dans le ciel ([i]image peinte sur un dirigeable[/i]) et éclairé par des phares de DCA. Une scène digne du roman 1984 d'Orwell ... «[i]Cette immense tête d'antichrist[/i]», dira-t-il. C'est à ce moment-là qu'il aura pris la décision intime de devenir prêtre un jour, pour s'opposer à ça.
Staline?
[spoiler]«... Staline fut l'un des exemples historiques les plus frappants du sadisme mental aussi bien que physique. Son comportement est la description littérale du sadisme non-sexuel, comme les romans de Sade le sont du sadisme sexuel. C'est [u]lui qui, le premier, depuis le début de la Révolution, donna l'ordre de torturer les prisonniers politiques[/u], mesure qui, jusqu'au moment où il lança son ordre, [i]avait été évitée comme la peste par les révolutionnaires[/i] ([i]R.A. Medvev, 1972[/i]) Sous Staline, les méthodes de torture employées par le NKVD surpassèrent en raffinement et en cruauté tout ce que la police tsariste avait pu imaginer. Parfois, il donnait lui-même des ordres au sujet du type de torture qu'il fallait infliger au prisonnier. Une forme particulière de sadisme mental chère à Staline consistait à affirmer aux gens qu'ils étaient en sécurité, pour ensuite les arrêter, un ou deux jours plus tard. Évidemment, l'arrestation frappait la victime d'autant plus durement qu'elle avait de bonnes raisons de se sentir en sécurité; en dehors de cela, Staline pouvait savourer le plaisir sadique de connaître le véritable destin de l'homme au moment même où il l'assurait de ses faveurs.
[...]
Staline avait une forme particulièrement raffinée de sadisme : il avait coutume d'arrêter les épouses - et parfois les enfants des plus hauts fonctionnaires du Parti et de les maintenir dans des camps, pendant que leurs maris devaient assurer leurs fonctions en faisant des courbettes devant lui, sans même oser lui demander la libération de leurs femmes. C'est ainsi que l'épouse de Kalinine, le président de l'Union soviétique, fut arrêtée en 1937. La femme de Molotov, la femme et le fils d'Otto Kuusinen, l'un des principaux fonctionnaires du Kommintern, étaient tous dans des camps de travail. Un témoin anonyme déclare que Staline, en sa présence, demanda à Kuusinen pourquoi il n'essayait pas de faire libérer son fils. «[i]Évidemment, il y avait de sérieuses raisons de l'arrêter[/i]», répond Kuusinen. D'après le témoin, Staline sourit et donna l'ordre de relâcher le fils de Kuusinen. [...] Staline fit arrêter la femme de son secrétaire privé pendant que le mari restait en poste.
L'épouse de Medvev raconte qu'elle a été torturée par les enquêteurs jusqu'au moment où elle a signé des déclarations compromettantes pour son mari; Staline, à l'époque, fit semblant de les ignorer; il voulait détenir ces déclarations afin de pouvoir s'appuyer sur elles pour arrêter Kalinine et quelques autres quand il lui plairait.
[...]
Une autre forme de sadisme chez Staline tenait au côté imprévisible de son comportement. Dans certains cas, des gens dont on avait ordonné l'arrestation, après avoir subi des tortures et avoir été lourdement condamnés, étaient relâchés au bout de quelques mois ou quelques années et nommés à de hauts postes souvent sans explications.
Il suffisait d'un mot de lui pour qu'ils soient tués, torturés, relâchés, récompensés; il avait un pouvoir divin de vie ou de mort, le pouvoir qu'a la nature de faire croître ou de détruire, d'infliger des souffrances ou de guérir. La vie et la mort dépendait de son caprice.
[...]
Kavtaradzé avait aidé Staline à échapper à la police secrète de Saint-Petersbourg. Dans les années 1920, Kavtaradzé rejoignit l'opposition trotskiste et ne la quitta que lorsque l'organisation trotskiste invita ses membres à cesser toute activité d'opposition. Après le meurtre de Kirov, Kavtaradzé, exilé à Kazan, pour avoir été trotskiste, écrivit une lettre à Staline pour lui dire qu'il ne travaillait pas contre le Parti. Aussitôt Staline le fit revenir. Bientôt de nombreux journaux publièrent un article de Kavtaradzé racontant un épisode de son activité avec Staline. Celui-ci apprécia l'article, mais Kavtaradzé n'écrivit plus rien sur la question. Il ne redevint pas membre du Parti et vécut de très modestes travaux de rédaction.
A la fin de l'année 1936, lui et sa femme furent subitement arrêtés et condamnés à mort après avoir été torturés. On l'accusait de préparer, avec Midvani, l'assassinat de Staline. Midvani fut exécuté peu après la condamnation. Cependant, Kavtaradzé resta longtemps dans la cellule des condamnés à mort. Puis, subitement, il fut amené au bureau de Béria. Il y rencontra sa femme qui était méconnaissable tant elle avait vieilli. On les relâcha tous les deux. Il vécut d'abord dans un hôtel; puis il s'installa dans un deux pièces, dans un immeuble communal, et reprit son travail. Staline commença de manifester une certaine bienveillance à son égard, l'invitant à diner; une fois, il lui fit même la surprise d'une visite en compagnie de Béria. Cette visite suscita une grande agitation dans l'immeuble. L'une des voisines de Kavtaradzé s'évanouit lorsque, selon ses propres termes, le «sosie du camarade Staline» apparut sur le seuil. Lorsqu'il avait Kavtaradzé à diner, Staline servait lui-même la soupe, en racontant des plaisanteries et des souvenirs. Mais au cours d'un de ces diners, Staline se leva soudainement, alla vers son hôte et s'exclama : «Et pourtant tu voulais me tuer!»
P.301
Source : Erich Fromm, «[i]Chapitre 11. L'agressivité maligne : cruauté et destructivité[/i]» dans[u] La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine[/u], 1973, 524 p.[/spoiler]