par Cinci » mar. 20 nov. 2018, 0:44
(suite)
Un arbitrage délicat
La France moderne, on le sait, est écartée entre deux mémoires douloureuses : celle de Vichy et celle de l'Empire, mais ce sont deux mémoires de poids inégal.
La colonisation semble moins lourde à porter que la collaboration, pour une raison simple : la défaite de 1940 et l'occupation ont mouillé l'ensemble du pays, l'ont sali autant que rabaissé, en dépit d'une résistance minoritaire courageuse. De ce traumatisme, notre pays , un demi-siècle après, se relève difficilement. L'aventure coloniale, en revanche, pour brutale et sanglante qu'elle fut souvent et en dépit d'un fort lobby à l'Assemblée durant la IIIe République, n'a concerné au final qu'une fraction de nos compatriotes. Comme en témoigne la rancoeur des rapatriés d'Algérie, ils se sont vite sentis lâchés par une métropole indifférente.
L'impérialisme français promu par Jules Ferry n'a pas été porté par une surabondance de forces, un surcroît de vitalité, mais par la hantise d'une déchéance, la volonté de réparer l'humiliation de 1870, l'angoisse de ne plus être à la hauteur des grandes puissances européennes. Ce fut un phénomène de compensation (Raoul Girardet) visant à éviter la chute dans un destin médiocre, la lubie d'une élite obsédée de grandeur, non le désir de la communauté nationale tout entière.
Les Français, hormis dans le cas de l'Algérie, colonie de peuplement, marchèrent si mollement dans les aventures outre-mer que les gouvernants durent mettre en place un véritable bureau de propagande, l'Agence économique des Colonies, qui avait pour mission de développer dans tout le pays, par des expositions, des films, la "fibre impériale" de la population.
La honte de la déroute militaire, de la participation du gouvernement Pétain à la déportation des Juifs (alors qu'au Danemark, par exemple, qui sauva tous ses Juifs, le roi lui-même avait choisi de porter l'étoile jaune en signe de solidarité) l'emporte sur celle des conquêtes africaines ou asiatiques, considérées aujourd'hui, par une majorité, comme des aberrations d'un autre âge. Entre aventure coloniale et accommodement avec l'hitlérisme, c'est de ce dernier péché dont il vaut mieux s'exonérer. Si l'on peut prouver que les Juifs, une fois constitués en État, reproduisent sur plus faibles qu'eux ce qu'ils ont enduré jadis de la part de plus forts, alors la passivité voire la complicité des nations européennes vis-à-vis du Troisième Reich diminue d'autant.
Israël est donc deux fois condamnable : appendice occidental enkysté en Orient, il masque son appétit territorial sous le paravent d'un tort insurmontable, le génocide, comme si les Arabes devaient payer pour un crime commis jadis en Europe. A l'ancien reproche de cosmopolitisme adressé hier par l'extrême-droite répond celui d'illégitimité porté par la gauche.
Voilà donc que la haine de l'Occident passe désormais par la haine des Juifs qui en deviennent la communauté emblématique [...] De là que l'affrontement israélo-palestinien est vu comme le symbole de la négation du droit arabe et musulman par le monde occidental. De là, encore, l'incroyable tolérance de nos élites intellectuelles, politiques, médiatiques envers le terrorisme palestinien : attentats, bombes humaines sont condamnés mais du bout des lèvres, voire justifiés comme un acte de désespoir, le remboursement légitime des sauvageries commises par les forces armées juives. Aucune horreur des candidats au suicide, avec leur mythologie grotesque des 70 vierges qui les attendent au paradis, ne compensera jamais à leurs yeux, l'ignominie des Israéliens.
De là, enfin que l'intelligentsia française et une partie de la gauche, malgré un antifascisme sourcilleux élevé au rang d'une mystique républicaine, aient gardé la bouche close devant le déferlement de judéophobie d'origine immigrée qui a frappé la France à partir de la seconde Intifada.
Il est symptomatique que la France chaque fois qu'elle est en délicatesse avec son identité, s'en prenne à ses Juifs même si c'est aujourd'hui à travers le prisme proche-oriental. Rapport passionnel : la France s'est presque soulevée pour défendre la réputation d'Alfred Dreyfus, accusé de trahison.
"Une nation capable de se diviser pour l'honneur d'un petit capitaine juif est une nation où il faut se rendre sans attendre", disait son père lithuanien au futur philosophe Emmanuel Levinas avant la Seconde Guerre mondiale.
Mais dans les années 2000, les gardiens du dogme résistantialiste, qui traquaient partout les moindres traces de complaisance envers la doctrine nazie, se sont mués soudain en complices des vexations, des insultes, des coups à l'égard de leurs concitoyens israélites. Rien de comparable bien sûr avec les années 30, juste assez de tracas, de soupçons pour empoisonner la vie quotidienne.
Témoin de cette mentalité, le livre du philosophe Alain Badiou, l'auteur compare l'État d'Israël en tant qu'État archaïque à la France de Pétain [...] un État qui planifierait par ailleurs le génocide des Palestiniens. Pour Badiou, reprenant l'antijudaïsme traditionnel de l'Église, le vrai juif est celui qui doit s'annuler en tant que juif et se fondre parmi les hommes. Pour lui, se dire juif c'est déclencher immédiatement la passion antisémite. Une double conclusion s'impose : il faut éliminer Israël et inviter les Juifs à s'effacer comme tels, à devenir des goys comme les autres. Le vrai juif est celui qui aspire à sa propre disparition. Sur le livre de Badiou, on lira notamment Eric Marty, Alain Badiou, "L'Avenir d'une négation", Les Temps Modernes, hiver 2005-2006.
Contraints de départager entre deux minorités, beaucoup d'intellectuels , sympatisants actifs de la cause palestinienne, ont préféré au nom d'un antiracisme strict, abandonner les Juifs au profit des Arabes, jugeant les premiers injustement favorisés, les seconds injustement déshérités, passant par pertes et profits le sentiment de solitude et le délaissement des premiers. Les actes de violence, le fait qu'en France, beaucoup d'hommes et de femmes ne puissent plus arpenter les rues d'une cité couverts d'une kippa ou arborant une étoile de David, que les enfants juifs ne puissent plus être éduqués dans n'importe quelle école, ont été excusés par le malaise des jeunes de banlieue.
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[b]Un arbitrage délicat
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La France moderne, on le sait, est écartée entre deux mémoires douloureuses : celle de Vichy et celle de l'Empire, mais ce sont deux mémoires de poids inégal.
La colonisation semble moins lourde à porter que la collaboration, pour une raison simple : la défaite de 1940 et l'occupation ont mouillé l'ensemble du pays, l'ont sali autant que rabaissé, en dépit d'une résistance minoritaire courageuse. De ce traumatisme, notre pays , un demi-siècle après, se relève difficilement. L'aventure coloniale, en revanche, pour brutale et sanglante qu'elle fut souvent et en dépit d'un fort lobby à l'Assemblée durant la IIIe République, n'a concerné au final qu'une fraction de nos compatriotes. Comme en témoigne la rancoeur des rapatriés d'Algérie, ils se sont vite sentis lâchés par une métropole indifférente.
L'impérialisme français promu par Jules Ferry n'a pas été porté par une surabondance de forces, un surcroît de vitalité, mais par la hantise d'une déchéance, la volonté de réparer l'humiliation de 1870, l'angoisse de ne plus être à la hauteur des grandes puissances européennes. Ce fut un phénomène de compensation (Raoul Girardet) visant à éviter la chute dans un destin médiocre, la lubie d'une élite obsédée de grandeur, non le désir de la communauté nationale tout entière.
Les Français, hormis dans le cas de l'Algérie, colonie de peuplement, marchèrent si mollement dans les aventures outre-mer que les gouvernants durent mettre en place un véritable bureau de propagande, l'Agence économique des Colonies, qui avait pour mission de développer dans tout le pays, par des expositions, des films, la "fibre impériale" de la population.
La honte de la déroute militaire, de la participation du gouvernement Pétain à la déportation des Juifs (alors qu'au Danemark, par exemple, qui sauva tous ses Juifs, le roi lui-même avait choisi de porter l'étoile jaune en signe de solidarité) l'emporte sur celle des conquêtes africaines ou asiatiques, considérées aujourd'hui, par une majorité, comme des aberrations d'un autre âge. Entre aventure coloniale et accommodement avec l'hitlérisme, c'est de ce dernier péché dont il vaut mieux s'exonérer. Si l'on peut prouver que les Juifs, une fois constitués en État, reproduisent sur plus faibles qu'eux ce qu'ils ont enduré jadis de la part de plus forts, alors la passivité voire la complicité des nations européennes vis-à-vis du Troisième Reich diminue d'autant.
Israël est donc deux fois condamnable : appendice occidental enkysté en Orient, il masque son appétit territorial sous le paravent d'un tort insurmontable, le génocide, comme si les Arabes devaient payer pour un crime commis jadis en Europe. A l'ancien reproche de cosmopolitisme adressé hier par l'extrême-droite répond celui d'illégitimité porté par la gauche.
Voilà donc que la haine de l'Occident passe désormais par la haine des Juifs qui en deviennent la communauté emblématique [...] De là que l'affrontement israélo-palestinien est vu comme le symbole de la négation du droit arabe et musulman par le monde occidental. De là, encore, l'incroyable tolérance de nos élites intellectuelles, politiques, médiatiques envers le terrorisme palestinien : attentats, bombes humaines sont condamnés mais du bout des lèvres, voire justifiés comme un acte de désespoir, le remboursement légitime des sauvageries commises par les forces armées juives. Aucune horreur des candidats au suicide, avec leur mythologie grotesque des 70 vierges qui les attendent au paradis, ne compensera jamais à leurs yeux, l'ignominie des Israéliens.
De là, enfin que l'intelligentsia française et une partie de la gauche, malgré un antifascisme sourcilleux élevé au rang d'une mystique républicaine, aient gardé la bouche close devant le déferlement de judéophobie d'origine immigrée qui a frappé la France à partir de la seconde Intifada.
Il est symptomatique que la France chaque fois qu'elle est en délicatesse avec son identité, s'en prenne à ses Juifs même si c'est aujourd'hui à travers le prisme proche-oriental. Rapport passionnel : la France s'est presque soulevée pour défendre la réputation d'Alfred Dreyfus, accusé de trahison.
"Une nation capable de se diviser pour l'honneur d'un petit capitaine juif est une nation où il faut se rendre sans attendre", disait son père lithuanien au futur philosophe Emmanuel Levinas avant la Seconde Guerre mondiale.
Mais dans les années 2000, les gardiens du dogme résistantialiste, qui traquaient partout les moindres traces de complaisance envers la doctrine nazie, se sont mués soudain en complices des vexations, des insultes, des coups à l'égard de leurs concitoyens israélites. Rien de comparable bien sûr avec les années 30, juste assez de tracas, de soupçons pour empoisonner la vie quotidienne.
Témoin de cette mentalité, le livre du philosophe Alain Badiou, l'auteur compare l'État d'Israël en tant qu'État archaïque à la France de Pétain [...] un État qui planifierait par ailleurs le génocide des Palestiniens. Pour Badiou, reprenant l'antijudaïsme traditionnel de l'Église, le vrai juif est celui qui doit s'annuler en tant que juif et se fondre parmi les hommes. Pour lui, se dire juif c'est déclencher immédiatement la passion antisémite. Une double conclusion s'impose : il faut éliminer Israël et inviter les Juifs à s'effacer comme tels, à devenir des goys comme les autres. Le vrai juif est celui qui aspire à sa propre disparition. Sur le livre de Badiou, on lira notamment Eric Marty, Alain Badiou, "L'Avenir d'une négation", [i]Les Temps Modernes[/i], hiver 2005-2006.
Contraints de départager entre deux minorités, beaucoup d'intellectuels , sympatisants actifs de la cause palestinienne, ont préféré au nom d'un antiracisme strict, abandonner les Juifs au profit des Arabes, jugeant les premiers injustement favorisés, les seconds injustement déshérités, passant par pertes et profits le sentiment de solitude et le délaissement des premiers. Les actes de violence, le fait qu'en France, beaucoup d'hommes et de femmes ne puissent plus arpenter les rues d'une cité couverts d'une kippa ou arborant une étoile de David, que les enfants juifs ne puissent plus être éduqués dans n'importe quelle école, ont été excusés par le malaise des jeunes de banlieue.