Réflexions sur le libéralisme

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« Le libéralisme est une erreur anthropologique »

par Guillaume C. » mar. 01 mai 2018, 14:48

« Le libéralisme est une erreur anthropologique »
Par Eugénie Bastié
Publié le 27/04/2018 à 12:41


FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans « La politique de la vertu », le théologien et philosophe britannique John Milbank, théoricien du « blue socialism » propose une alternative au libéralisme dans le retour d'une éthique des vertus et une économie sociale de marché fondée sur la coopération.
John Milbank est un théologien chrétien anglican, professeur de religion, politique et éthique à l'université de Nottingham. Il a publié La politique de la vertu avec Adrian Pabst (Desclée de Brouwer, 537p, 24€).

FIGAROVOX.- Dans votre livre «La politique de la vertu», vous critiquez abondement le «libéralisme» qui est selon vous dans une «métacrise». Qu'entendez-vous par là?
John MILBANK.- Le libéralisme peut vouloir dire beaucoup de choses. C'est avant tout une erreur anthropologique: l'intuition d'Hobbes et de Locke de construire une théorie politique en partant des individus isolés, détachés de tous liens. L'individu est décrit comme une créature inquiète et désirante faisant preuve de volonté, et non plus comme un être constitué par ses liens aux autres ayant des finalités. Ce libéralisme pense de façon abstraite l'individu en dehors de tout contexte culturel, social ou historique. Il s'agit de déterminer ce qu'un système politique doit nécessairement être, en le déduisant d'un hypothétique état de nature, sans traits culturels. Alors que le libéralisme est souvent associé à l'optimisme, il fait preuve en réalité d'un pessimisme anthropologique radical, même s'il est censé être socialement amélioré par le miracle de la main invisible. Une autre forme d'anthropologie libérale est celle de Rousseau, qui pense lui aussi l'individu isolé de tout comme originellement bon. L'association a tendance à corrompre l'individu, en introduisant la rivalité, l'avidité. Cela implique un différent type d'ingénierie sociale pour produire une société qui minimise la rivalité. Ce sont deux formes de pessimisme: pessimisme au niveau de l'individu jugé intrinsèquement égoïste, ou pessimisme au niveau d'un processus culturel jugé intrinsèquement corrupteur. Dans les deux cas, cela repose sur une dualité instaurée entre nature et culture.

Dans quelle anthropologie la «politique de la vertu» s'enracine-t-elle?
Nous à l'inverse qui nous situons dans l'anthropologie aristotélico-thomiste, nous pensons que les hommes sont des animaux naturellement culturels. Les buts de la société humaine: avoir des bonnes relations, participer au processus politique, mettre en œuvre des amitiés, atteindre la connaissance, s'ils sont naturels, doivent être soumis à un soubassement métaphysique. Sans transcendance, je crains que le postlibéralisme ne prenne soit la voie d'un fascisme sanctifiant l'état nation soit la voie d'une sorte de progressisme qui ne reconnaît des droits individuels ou bien ne reconnaît que l'écologie comme projet collectif, qualifiant toutes les autres médiations culturelles comme des formules arbitraires. Les principaux rivaux du libéralisme: le socialisme de guilde non-étatiste (proudhonien), le personnalisme catholique ou le conservatisme tocquevillien ont été mis hors-jeu.

Vous êtes l'un des théoriciens de la «Radical Ortodoxy». Quel est ce mouvement?
C'est d'abord un mouvement théologique. Il s'agit d'insister sur le fait que l'orthodoxie chrétienne ne consiste pas seulement en une série d'observations rituelles traditionnelles, mais possède un pouvoir de transformation radical. Cela implique d'insister sur une vue intégrale de la nature et de la grâce, de la raison et de la foi, de la théologie et de la philosophie. Il est impossible de séparer la foi chrétienne de la manière dont nous pensons l'éthique, les sciences sociales. Je ne pense pas qu'il y ait une frontière entre théologie et philosophie.
Par ailleurs, il s'agit de s'ériger contre l'idée selon laquelle le christianisme serait un humanisme comme les autres. Le christianisme est un modèle alternatif à la modernité telle qu'elle est issue des Lumières. L'idée post-kantienne selon laquelle on pourrait stabiliser le savoir dans des structures de la connaissance sans les ancrer dans une métaphysique a fait long feu. Foucault et Deleuze ont été utiles lorsqu'ils ont souligné le profond relativisme auquel devait nécessairement aboutir un humanisme sans transcendance: tout en réalité est instable et le savoir est incertain. En poussant jusqu'au bout les prémisses d'un humanisme sans dieu, ils ont paradoxalement montré que la seule stabilité possible était la transcendance.

Pour lire la suite:

http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2018 ... ct_premium

Re: Réflexions sur le libéralisme

par DeusPrimus » mer. 24 janv. 2018, 23:33

Bon Jour à tous,

(désolé si je remonte un peu en arrière dans le sujet)

Vous pointez les défauts du libéralisme, je suis d'accord et ne reviendrai pas dessus. Il me semble qu'une société juste et saine (différent de viable) ne peut être socialement possible que dans le Christ car le catholicisme de tous les individus implique qu'ils Le suivent (ni violence ni péché ni injustice etc.). C'est également le cas chrétiennement car sans le Christ, nous ne pouvons avoir les grâces qu'il accorde (soit respecter ses commandements : aimer son prochain comme soi-même).

C'est justement le cas du Moyen-Âge (diabolisé par la république libérale : vos cours à l'école ne vous servent donc plus à rien... :p ) qui se trouve être LA période où la Bible fut la principale référence morale, sociale etc. de la société (au moins en Europe). Est-il besoin de rappeler que l'esclavage en Europe (hérité de l'Empire romain) fut aboli par l’Église dès les premiers siècles d'évangélisation et que la traite négrière est apparue au moment où l’Église commence à être remise en question (Renaissance). le servage est extrêmement différent de l'esclavage et se développe à l'initiative des serfs eux-même et contre la volonté de l’Église (des rois aussi d'ailleurs).

C'est la grande période de développement social (égalité homme-femme, esclavage) scientifique et technique (cathédrales, lunettes...)et économique (non pas basé sur la richesse mais sur la satisfaction des besoins de tous. ex : les corporations).

Il y aurait bien d'autres choses à dire, je vous conseille seulement le livre de l'excellente historienne Régine Pernoud Pour en finir avec le Moyen-Âge (si vous le trouvez sur Internet, vous voudriez bien me donner l'adresse s.v.p., je n'ai pu en lire que des extraits)

A défaut de pouvoir vous le rendre accessible, voici le lien pour un site d'historiennes s'inspirant d'elle. Les opinions politiques sont en effet bien tranchées mais n'influent en rien sur la recherche historique. : http://re-histoire-pourtous.com/

Suivez la voie/voix du Christ,

Vive Dieu,

DeusPrimus

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Guillaume C. » mer. 06 sept. 2017, 8:37

Aux armes de l’Esprit, citoyens des cieux!

Rapport de synthèse
des Université d’été de la Sainte-Baume – 23/26 août 2017
par fr. Joseph-Thomas PINI op (Marseille – Rome)



Comme toujours, l’exercice du rapport de synthèse est délicat, et s’avère particulièrement ardu lorsque, comme en l’occurrence, le sujet choisi était vaste et ample et les contributions ont été variées, denses et de belle tenue. Elle l’est aussi pour le rapporteur, appartenant à l’une de ces microsociétés holistes subsistant dans le monde post-moderne et abhorrées, dans laquelle il est venu chercher avec d’autres et a trouvé une profonde libération.

* Y aurait-il là une tension emblématique de la question générale qui nous a retenus cette année, fort opportunément et judicieusement et pour laquelle il faut remercier les organisateurs de l’Université d’été ? Plutôt que dans une « impasse Adam Smith », pour reprendre une expression de Jean-Claude Michéa, cité lors de nos travaux, nous avons peut-être trouvé, ces derniers jours, l’impression d’être arrivés au « cap des apories » et, en toute hypothèse, au bout d’un chemin quadri-séculaire du libéralisme. Et cette impression peut s’exprimer en sentiment de déception. Non, certes, celle qui tiendrait à nos travaux eux-mêmes, durant lesquels contributions et participations ont affronté et saisi avec talent un sujet exceptionnellement vaste et profond, et méritent chacune notre reconnaissance pour les éclairages apportés et réflexions exposés, tous stimulants et nourrissants ; et d’éventuels regrets sur des points non abordés ou insuffisamment, des auteurs non cités, des passages rapides, doivent tenir compte de la difficulté de l’exercice dans le cadre nécessairement contraint de notre manifestation, et auront trouvé assurément de très larges et légitimes satisfactions dans tout ce qui aura été évoqué et présenté, et même suggéré.

* Mais, toute justice rendue, s’impose la lucidité qui est l’une des règles cardinales de notre travail : c’est d’une déception plus générale et profonde, vis-à-vis du libéralisme lui-même, qu’il peut s’agir, de la part de ceux qui ont à cœur, chacun à son poste et à l’œuvre dans ce monde, d’y faire rayonner l’Evangile de Jésus Christ pour que Son Règne Se manifeste et prévale effectivement et globalement. Les motifs en sont divers et les raisons lourdes :

– le christianisme, par construction promoteur de la libération de l’homme et défenseur des conditions indispensables, selon son anthropologie, à l’accomplissement de sa perfection, ne pouvait dédaigner une doctrine générale mettant au premier rang la liberté et le développement humains, mais a vu peu à peu que les mécanismes régulateurs des rapports interindividuels et de la vie commune dans le cadre historique politique, économique et social que le libéralisme a façonné ne préservaient pas l’homme de l’aliénation et de nombre de servitudes jusqu’aux plus graves et qui touchent à l’identité et à l’intimité de l’être humain. L’homme supposé devenu enfin maître de lui-même s’est révélé et confirmé être le plus féroce despote de lui-même, et son esclave le plus cruellement traité ;

– percevant les présupposés et prérequis anthropologiques et moraux élevés et exigeants de l’univers libéral, il a pensé percevoir, dans le mouvement d’autonomisation, d’ouverture et d’égalisation caractérisant le libéralisme, un élan porteur de sa propre exigence de vie vertueuse objectivement fondée et orientée vers le bonheur éternel, mais il doit constater que l’aboutissement historique au moins, et qu’on le considère ou non comme inscrit dans la logique même du libéralisme, passant par l’utilitarisme et la sécularisation, finit dans le présentisme, l’exacerbation des désirs, l’hégémonie d’un modèle de croissance matérielle supposément illimitée. La liberté humaine, ses combats et ses armes lui apparaissent comme assignés à la défense de l’hédonisme consumériste, du matérialisme, du relativisme absolutisé confinant à l’anomie réelle masquée sous un droit et des institutions bouffis et grippés devenus décor de carton-pâte et théâtre d’ombres ;

– la place accordée à la personne humaine et à son accomplissement, l’importance de relations justes et pacifiques entre les hommes promues par le libéralisme ont pu lui sembler, peu à peu, servir globalement, dans l’ordre temporel, sa propre mission en laissant de surcroît l’espace spirituel indispensable à l’homme et nécessaire à sa propre action terrestre, ainsi que son idéal de concorde humaine fondée sur la paix intérieure. Mais elle a vu les dangers et les méfaits de l’hégémonie du paradigme marchand axiologiquement neutralisé, et la perversion de la liberté absolutisée comme fin, et en réalité utilisée comme moyen et prétexte à des atteintes gravissimes à la dignité intégrale de tout être humain et à la déconstruction de tout lien organique naturellement légitime entre les hommes ;

– surmontant l’hostilité native de la doctrine libérale au catholicisme, cette partie du christianisme, tout en maintenant son regard critique et des réserves et mises en garde spécifiques à l’égard du libéralisme, a pensé y voir un terrain de contact et d’accommodement avec la modernité et une voie possible d’action politique et sociale dans le cadre nouveau né des XVIIIè et XIXè siècles. Mais, sans minorer quelques contributions significatives, lui reste l’impression d’avoir été, peut-être, plus un faire-valoir qu’un acteur d’importance ; enrôlement inévitable et sincère dans la croisade contre les totalitarismes, au point d’être pris dans des illusions, de pâtir de quelques points aveugles aussi (sur les véritables détresses sociales, morales et spirituelles) : la Bête n’est pas terrassée avec la fin des totalitarismes institutionnels, la (re)christianisation qui devait être le fruit d’un certain investissement et de divers compromis avec le monde ne semble pas avoir eu lieu. Ici, la déception peut se muer même en désarroi :

– car les échecs de l’action politique chrétienne en Occident ont été lourds, y compris récemment ;

– car, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Karl Popper, la « société ouverte », supposée par construction accueillante aux points de vue et options divers, traite désormais majoritairement le christianisme, et spécialement le catholicisme comme l’un de ses « ennemis », et semble redonner, de manière révélatrice de sa véritable nature, actualité au « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » révolutionnaire et de sinistre mémoire ;

– car l’Eglise et les fidèles du Christ engagés dans l’action au service de la Cité se voient contester par la dite société le droit même de porter leur message : quant au principe même d’une parole dans l’ordre politique et social ; quant aux fondements mêmes et aux présupposés de ce message : l’existence d’une vérité objective, les conditions non négociables de la grandeur et de l’accomplissement de l’homme selon sa nature ; la définition du bonheur et de la perfection de l’homme.

* Les raisons sérieuses de déception et d’inquiétude ne semblent donc pas manquer. Là encore, selon notre parti-pris, elles ne sauraient être motifs de démission, mais au contraire et avant tout, de réflexion. Tout d’abord, de quoi y a-t-il, en réalité, lieu d’être éventuellement déçu, au risque de ne pas éviter l’écueil de la naïveté qui, pour beaucoup, et non sans raisons, caractérise aujourd’hui l’attitude chrétienne en Occident ? De fait, les mises en garde du Magistère sur le libéralisme depuis le XIXè siècle, par-delà leur forme datée, conservent leur pertinence, et l’Ecriture elle-même avertit sur les risques et les faux-semblants de la liberté humaine. Sous des formes parfois nouvelles et désormais exacerbées, nous ne voyons se déployer autre chose, semble-t-il, que des excès déjà pointés depuis plusieurs décennies. Ensuite, déçu par qui ? La question peut apparaître incongrue, mais elle ne fait que souligner la grande difficulté, imparfaitement résolue par nos travaux, à définir le libéralisme lui-même, dont il serait question de se libérer. Nous avons rappelé sa périodisation, caractérisé ses domaines et ses mutations, mais rendu partiellement compte de sa grande diversité, sur des points non mineurs même ; restent des principes communes originaires, une expérience historique, un cadre de civilisation aussi dans lequel s’est développé et répandu l’Occident moderne. Ces transformations et cette diversité des approches et sensibilités sont le fruit de l’histoire et de l’ouverture même du libéralisme, reflétant sa nature. Elles rendent la compréhension et le bilan plus complexe, au-delà des désordres objectifs, à partir du moment où elles sont aussi contradictions internes majeures : parce que ces dernières se traduisent elles aussi dans une expérience historique à la fois empiriquement constatée et réductrice (d’un certain point de vue libéral, le monde n’a, à ce jour, pratiquement pas connu le libéralisme authentique !) ; parce que leurs facteurs posent la question de savoir si les dérives et apories constatées relèvent du développement du libéralisme ou de son reniement : tant il est vrai notamment que, dans sa version originaire, il suppose le primat de la raison et que les passions l’ont emporté dans son ordre (par démission de la raison elle-même sous couvert de son empire moderne). Nous a sans conteste manqué aussi le temps pour clore valablement la phase d’instruction du procès du libéralisme avant de prononcer le jugement : tout n’a pu être abordé ni approfondi et, même si son absence n’est pas imputable aux organisateurs, un point de vue libéral « moyen » a fait défaut et empêché le contradictoire.

Enfin, c’est le christianisme lui-même, plus exactement le point de vue chrétien supposé éclairer notre examen, qu’il ne faut pas manquer d’examiner. Car la mise en regard du libéralisme et du christianisme renvoie aussi ce dernier à ses propres interrogations, évolutions et errements. D’une part les bouleversements philosophiques et, par suite, théologiques qui ont marqué son histoire moderne, non seulement soulignent des origines communes avec les doctrines libérales, mais interrogent dans le même temps, dans ses acquiescements comme dans ses réactions critiques, le point de vue chrétien finalement divers et composite, dans lequel se révèle aujourd’hui, de manière patente, la limite et les méfaits d’un « christianisme libéral ». D’autre part et par distinction, elle met en lumière ce en quoi a pu et peut consister la recherche, vaine ou non, satisfaisante ou pas, d’un libéralisme chrétien.

* Car voilà l’enjeu qui demeure : de sa déception, le chrétien ne fait pas (seulement) un poème, ne peut ni doit faire un prétexte à la démission ou l’étendard de la rancœur. Il lui incombe d’agir, et de le faire aussi à la manière de Dieu Lui-même lorsqu’Il explique, par le prophète Osée, comme Il ramène la femme perdue au désert pour lui parler au cœur (Os 2, 16). Que faire alors ? Dénoncer sans doute errances et excès, mais agir sans ruiner le meilleur de l’apport historique du libéralisme en ce qu’il sert la cause de l’homme, et le faire dans une posture de réalisme pratique, humble autant que lucide. Quelques pistes simples d’action peuvent être esquissées :

– rappeler l’essence de la liberté humaine : qu’elle est dans la nature humaine car l’homme a été créé à l’image de Dieu, mais que le retour à la ressemblance de Dieu dans Son Fils donne un modèle et un pôle d’éminence dans le Christ Lui-même ; que cette liberté a une fin : qu’elle est liberté d’excellence et non d’indifférence précisément parce que sa fin est excellente ; que cette liberté a un cadre et un guide : qu’elle n’est pas laissée sans repères ni direction ; qu’elle se déploie dans son environnement : interpersonnel ; social, culturel et historique

– rappeler le sens de la promotion et du combat de la liberté : ce combat n’est pas celui des droits, mais d’abord et finalement uniquement, celui de l’absence de contraintes sur les conditions fondamentales d’accomplissement par l’homme de sa perfection. Ce combat n’est pas non celui de ma liberté : en mode chrétien, il est celui de la liberté de mon frère, et spécialement du plus petit parmi mes frères.

Forts de l’espérance en Celui qui donne l’essence et le sens de cette liberté, nous avons alors autant de raisons d’entreprendre. Aux armes de l’Esprit, citoyens des cieux ! Le Christ, notre Chef et notre Maître, est venu libérer la liberté de l’homme. Il est très possible que nous ayons, nous, à libérer le libéralisme.


Observatoire sociopolitique. Diocèse Fréjus-Toulon

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » jeu. 02 janv. 2014, 18:44

L'équation USA = libéralisme est fausse.
Là-dessus, vous avez raison. C'est James k. Galbraith (le fils de John K.) qui le faisait remarquer, d'ailleurs, dans au moins un de ses livres (L'État prédateur, etc.) De mémoire, je souviens qu'il signalait combien les politiciens américains pouvaient employer un langage de capitaliste de la belle époque (n'étant ici que du folklore en réalité, du folklore au même titre que le chapeau de cow-boy porté par JR Ewing le serait). Dans la réalité d'aujourd'hui, l'État serait devenu comme indispensable au bon fonctionnement des grands groupes industriels, financiers, etc au point que lui-même évoquait un véritable Welfare State (État providence) pour les compagnies. L'État et le privé se confond, le haut fonctionnaire peut tour à tour être sur le conseil d'administration de la compagnie et ensuite dans le ministère.

Alors votre remarque, en plus d'être vrai, se trouve intéressante pour moi à double titre, mais en ce qu'elle vous en rapprocherait aussi (enfin, je l'imagine) de ce qui retenait mon attention avec Saint-Simon (ensuite «nos» technocrates, enarques et tout), avec la démocratie restreinte voire presque pas de démocratie du tout. On peut imaginer là comme un système saint-simonien qui est totalement dirigé d'en haut, officiellement au bénéfice du bon peuple, afn de satisfaire les multiples besoins de ce dernier, comme ses milliers de désirs les plus contradictoires, jusqu'à pouvoir changer de sexe à la limite, encourageant la science à plein et la gadgétisation du monde.

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » jeu. 02 janv. 2014, 18:06

Bonjour MB,
Mais encore une fois, je ne vois pas en quoi il est libéral. Faire diriger la masse par une élite, je regrette, mais ce n'est pas libéral, c'est autre chose
Je ne suggére pas non plus que Saint-Simon devait être un libéral à proprement parler. Je disais qu'il était plutôt inclassable quant à lui. Mais ses idées progressistes sont intéressantes de par leur proximité avec celles qui sont tellement prédominantes dans notre société actuelle (emphase sur la technologie, la démultiplication des besoins à satisfaire, la grande production, valorisation d'un mode civilisationnel unique, etc) et qu'alors nous associons au libéralisme.

Par ailleurs, il me semble bien (désolé de vous contredire ici, MB) que le libéralisme peut justement opérer dans une société oligarchique, quand une classe de bourgeois ou d'industriels monopolise le pouvoir réel à toute fin pratique, trouvant là une situation excellente dans le fait que c'est bien la masse qui est gouvernée par une élite éclairée. Voltaire pensait de la sorte, nombre des pères fondateurs des États-Unis d'Amérique, le ami de la Gironde au temps de l'Assemblée constituante, etc. Il semblait normal aux politiciens libéraux de style XVIIIe/XIXe siècle que la canaille, les sans-le-sou, le petit peuple n'en puissent avoir son mot à dire sur la conduite des affaires dans le pays. C'est comme le paradoxe que je souhaite faire ressortir : le libéralisme peut frayer (très bien à part ça) avec le déni de démocratie, avec une démocratie restreinte si vous préférez. Le libéralisme opère très bien dans une société qui compte des esclaves, ou qui n'autoriserait pas le suffrage universel, ou qui ne reconnaitrait pas l'égalité des droits pour les femmes, etc.

Les grands libéraux pourraient trouver tout à fait fait juste, normal, moral et naturel qu'il soit une grande inégalité des fortunes, que les «meilleurs» soient récompensés, que ce soit les meilleurs qui dirigent et tout. Rappel : c'est le Chili dictatorial de Pinochet qui voulait libéraliser économiquement la société tout entière, et ce, dans le cadre de l'anticommunisme féroce qui régnait comme doctrine en Amérique du Sud, au temps de la Guerre froide.

Ce que je veux dire : l'on nous présente toujours le libéralisme comme si ce devait être le synonyme pour dire régime démocratique universel, comme si l'un ne pourrait pas être sans l'autre. Alors je fais remarquer que ce n'est pas si automatique. Et c'est le lien avec la réflexion qui était présente dans l'article en tête du fil. La démocratie n'apparaît pas spontanément comme un beau fruit mûr, du simple fait que l'on aurait dû avoir céder à tous les désideratas de penseurs libéraux.

:)

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » mer. 25 déc. 2013, 23:31

... je vous en prie. C'est juste marrant (la couverture du Comic Book).


Joyeux Noël !
(MB, je reviendrai avec votre message un autre jour. Merci)

__

Minuit chrétien _ Enrico Caruso (1916)
http://www.nme.com/nme-video/youtube/id/hv5t7pOs4vc

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Menthe » mer. 25 déc. 2013, 22:11

Je m'incruste.
Mon copain m'a offert Pulp libéralisme à Noël, à ma demande. Je n'y connais rien et il y a plein d'auteurs dont le nom m'est inconnu. :-D

Image

Pour l’instant il est agréable à lire (il faut aimer le ton).

Re: Réflexions sur le libéralisme

par MB » mer. 25 déc. 2013, 19:14

Cinci a écrit :Quant à ce qui est de Bernays et l'exploitation de la propagande sur une base «technocratique» , je voulais illustrer un autre aspect de la menace, une autre façon par laquelle une élite ambitionne d'écarter le bon peuple du processus décisionnel.

Il y aurait bien une certaine complémentarité entre les aspirations de Saint-Simon et le dévouement d'un Bernays au service de clients importants, peu importe que ce soit le gouvernement, le Parti Démocrate, la compagnie de tabac, la General Electric, le ministère de la Défense ou bien la United Fruit Company et la CIA. Pour tous, le progrès représenterait une direction cardinale à emprunter, avec le consentement initial ou pas des masses; à défaut en s'arrangeant pour fabriquer celui-ci.

C'est encore et toujours l'idée que les experts savent mieux que la masse quelle direction le pays devra emprunter. Il s'agit toujours de vouloir contrôler les gens. La propagande introduit l'idée de jouer avec la psychisme de la foule, jouer avec ses perceptions dans le but de la mettre au service des intérêts d'un petit nombre. C'est plutôt antidémocratique comme entreprise. Il n'est jamais question d'honnêteté là-dedans, de franchise, de donner l'heure juste aux citoyens, d'aider la majorité à découvrir réellement ce qui serait à son plus grand avantage, en faisant ressortir les vrais données du problème, les éléments signifiants.

Bernays en arrivait à conclure à l'inévitabilité de la propagande (partout; de plus en plus), mais à raison justement de la forme «démocratique» du système. Il y a de quoi réfléchir avec ça. Comme s'il fallait que le gouvernement mente d'autant plus et d'autant mieux qu'il peut s'en trouver davantage à pouvoir voter. Il est quand même piquant d'apprendre que la propagande contemporaine (techno-savante) est né dans le système libéral américain finalement. Je ne trouve pas que la chose soit banale.
Avé et joyeux Noël !

C'est précisément sur tous ces points que nous achoppons. J'essaie de tout grouper en quelques paragraphes.

1° Nous sommes entièrement d'accord sur Saint-Simon et sur ses prolongements actuels - en fait, je n'y avais pas pensé, et c'est assez clair... Mais encore une fois, je ne vois pas en quoi il est libéral. Faire diriger la masse par une élite, je regrette, mais ce n'est pas libéral, c'est autre chose - à vous, ou à d'autres, de trouver le terme. Depuis que l'Etat s'est mis en tête d'intervenir dans l'économie, les lobbies se sont précipités dessus pour en profiter... Mais c'est le paradoxe de l'interventionnisme...

2° Les Etats-Unis sont un pays complexe, comme vous le savez. L'équation USA = libéralisme est fausse. Certes, les principes libéraux y sont mieux appliqués que chez nous, dans certains domaines, mais des pans entiers de la vie y échappent. Le lobbying y est très fort, le big business aussi, qui est un lobby parmi d'autres. L'administration peut y être tentaculaire (les affaires récentes de la NSA ne sont qu'un exemple). D'ailleurs, si vous vous renseignez sur les libertariens américains (qui sont à la pointe du libéralisme), vous verrez que leurs revendications sont très proches des vôtres - ils sont très hostiles au big business, à l'Etat fédéral, aux firmes de Wall Street, etc.

3° Les procédés de propagande de masse ne sont pas réservés aux pays libéraux. Dans les années 1840, Custine s'étonnait que le tsar de Russie fût capable de manipuler l'histoire de son pays à sa volonté et en fonction des besoins politiques du moment, comme plus tard sous le communisme. Disons que les moyens modernes de persuasion sont nés dans le monde contemporain, c'est tout.

4° Il y a une tendance, chez beaucoup de gens ici et en particulier sur ce forum, de regrouper tout ce qui est détestable dans la catégorie "libéralisme". Si je pisse contre un lampadaire, si je gueule contre mon voisin, c'est libéral, en gros... Je crois qu'il faudrait arrêter !

Bien à vous
MB

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » lun. 23 déc. 2013, 3:03

Quant à ce qui est de Bernays et l'exploitation de la propagande sur une base «technocratique» , je voulais illustrer un autre aspect de la menace, une autre façon par laquelle une élite ambitionne d'écarter le bon peuple du processus décisionnel.

Il y aurait bien une certaine complémentarité entre les aspirations de Saint-Simon et le dévouement d'un Bernays au service de clients importants, peu importe que ce soit le gouvernement, le Parti Démocrate, la compagnie de tabac, la General Electric, le ministère de la Défense ou bien la United Fruit Company et la CIA. Pour tous, le progrès représenterait une direction cardinale à emprunter, avec le consentement initial ou pas des masses; à défaut en s'arrangeant pour fabriquer celui-ci.

C'est encore et toujours l'idée que les experts savent mieux que la masse quelle direction le pays devra emprunter. Il s'agit toujours de vouloir contrôler les gens. La propagande introduit l'idée de jouer avec la psychisme de la foule, jouer avec ses perceptions dans le but de la mettre au service des intérêts d'un petit nombre. C'est plutôt antidémocratique comme entreprise. Il n'est jamais question d'honnêteté là-dedans, de franchise, de donner l'heure juste aux citoyens, d'aider la majorité à découvrir réellement ce qui serait à son plus grand avantage, en faisant ressortir les vrais données du problème, les éléments signifiants.

Bernays en arrivait à conclure à l'inévitabilité de la propagande (partout; de plus en plus), mais à raison justement de la forme «démocratique» du système. Il y a de quoi réfléchir avec ça. Comme s'il fallait que le gouvernement mente d'autant plus et d'autant mieux qu'il peut s'en trouver davantage à pouvoir voter. Il est quand même piquant d'apprendre que la propagande contemporaine (techno-savante) est né dans le système libéral américain finalement. Je ne trouve pas que la chose soit banale.

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » lun. 23 déc. 2013, 1:14

Dans le message initial à la première page du fil (cf contre-histoire du libéralisme), l'on faisait valoir comme l'existence d'un côté sombre au libéralisme, d'une certaine ambigüité pour nombre de ses penseurs.
  • « L'ouvrage est bien trop érudit en même temps que limpide pour pouvoir être aisément récusé. S'exercent alors à son encontre les tours usés de la polémique. On met en cause les prises de position de l'auteur sur de tout autres sujets, où il est parfaitement permis de ne pas le suivre. On l'accuse d'unilatéralisme, quand il ne manque aucune occasion de montrer la diversité d'aspect du libéralisme, la complexité de ses courants, souvent l'ambiguïté de ses penseurs. Pour finir, on lui fait le coup du «mais c'est bien connu !», quand l'idéologie dominante s'active sans cesse à faire vivre en sa grossière partialité la légende dorée du libéralisme.» (voir p. 1)

Alors, avec Saint-Simon, l'on se pincerait savoir si l'on ne rêve pas, tellement ses idéaux se révèlent en totale adéquation avec les idées généreuses des chantres de notre système mondialiste actuel. Partout, nous verrions le discours public associer le libéralisme avec la démocratie politique, les droits de l'homme, la liberté individuelle, le sacro-saint droit de vote, le suffrage universel, le droit d'expression des citoyens, etc.

Aussi, pour considérer les objectifs mis de l'avant par notre utopiste ayant connu lui-même l'époque des Lumières, trouvant ensuite ses objectifs tellement symétriques à ceux des politiciens et des industriels de notre époque : on serait tenté de penser que l'un l'autre partageront fatalement un même engouement pour ce même système intégral de pensée, la démocratie étant incluse dans la distribution. Seulement, le fait de savoir que notre comte du début du XIXe siècle ne militait pas du tout, avec ça, pour la démocratie, voilà aussi qui serait le genre de chose bien faite pour nous inquiéter un peu.

On pourrait croire, après tout, que notre élite actuelle de penseur serait bien plus saint-simonienne qu'on ne l'aurait cru, ce qui voudrait dire aussi bien moins démocrate qu'on aurait pu se figurer.

Quand on dit que beaucoup de gens ont le sentiment que ce n'est vraiment pas eux qui pilotent le destin du pays ou de la nation, pas eux qui peuvent dicter la marche du progrès, que ce ne sont pas leurs goûts qui sont mis de l'avant, jamais leurs préférences, leurs choix.



Sur Saint-Simon :

«... son discours sur les élites rend un son très moderne lorsqu'il dit qu'elles doivent pratiquer deux sortes de morale.

Ce qui était si merveilleux, par exemple, chez les prêtres égyptiens, qui formaient une élite très originale et très en avance, c'est qu'ils croyaient une chose et en donnaient une autre en pâture à la population. C'est cela qu'il nous faut, c'est exactement comme cela que les choses devraient se passer, parce qu'on ne saurait s'attendre à ce que les gens regardent la vérité en face; ils doivent au contraire être éduqués progressivement. Il nous faut par conséquent un corps restreint d'industriels, de banquiers, d'artistes qui sèvrent l'humanité petit à petit, qui conditionnent progressivement les hommes à prendre leur place dans l'ordre industriel.

Mais si on veut y parvenir, on ne peut s'encombrer d'un tas de croyances métaphysiques inintelligibles et périmées. C'est ainsi que Saint-Simon est le père de l'antidémocratie, parce qu'on ne pouvait rien mener à bien par la démocratie.

un plan de grande envergure ne peut être mené à bien que par des hommes intelligents qui comprennent le temps dans lequel ils vivent, qui concentrent le pouvoir dans leurs mains et qui agissent en experts, parce que seuls les experts peuvent arriver à quelque chose. Les experts sont les seuls qui aient jamais réussi à faire quoi que ce soit, et un gouvernement d'experts n'aurait jamais été renversé par la Révolution française, laquelle a débouché sur un bain de sang, sur le chaos, sur une terrible régression humaine.

De même la liberté est un slogan ridicule. La liberté est toujours désorganisatrice; la liberté est toujours une chose négative, dirigée contre une oppression extérieure. Mais dans un régime avancé, où tout n'est que progrès, il n'y a pas d'oppression, il n'y a pas besoin de résister à quoi que ce soit.»

Source : I. Berlin, pp.214-216



En tout cas, après lecture, j'aurais l'impression de mieux pouvoir appréhender le comportement politique de «nos» socialistes, mieux saisir cette complaisance qui se laisse voir chez eux vis-à-vis les milieux d'affaires, le néo-libéralisme et tout. On serait moins surpris de trouver un Michel Rocard trinquant au conseil du patronat, sachant par exemple qu'un idéal progressiste saint-simonien réserverait un trône pour les meilleurs de la classe des producteurs (lire : les gestionnaires en charge). On comprend mieux en réalisant que la lutte contre les «vilains capitalistes» pourrait faire partie d'un folklore seulement, celui pouvant s'associer à une morale parmi plusieurs, parlant bien ici de celle à livrer en pâture au public occasionnellement (au cours d'une campagne électorale, tiens). A côté du folklore, la «foi au progrès» qui nécéssite un autre agenda.

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » dim. 22 déc. 2013, 23:08

Bonjour MB,

Ah ! C'est que je ne vous attendais plus. Les deux derniers posts ? ce sont simplement des ouvrages qui traitent aussi du libéralisme d'une façon ou d'une autre. Dans tous les cas, il s'agirait autant d'angles différents par lequel la liberté en politique pourrait être bafouée, même si ce ne l'est pas franchement via des techniques de brutes.

Dans le cas de Saint-Simon, c'est proprement stupéfiant de voir à quel point les idéaux du célèbre utopiste - qui est contemporain des deux grandes révolutions du XVIIIe siècle (il aurait même combattu à Yorktown à côté des insurgés américains, dit-on) et pu tâter de la paille des cachots au moment de la Terreur en France (à cause de ses origines nobles) - sont finalement celles de nos élites actuelles.

C'est intéressant de voir également que Saint-Simon n'était pas un démocrate, qu'il ne souhaitait en rien que le bon peuple gouvernât, des caractéristique qui ne faisait pas moins de lui un progressiste,tel un bienfaiteur du genre humain à ses yeux.

Par exemple, partant de ce que dit Isaiah Berlin sur Saint-Simon et dans la transcription d'une série de conférences radiophoniques livrées par lui à la BBC en 1952 :

«... il nous donne quatre critères du progrès, et ces critères sont fort intéressants.

Voici le premier : la société progressiste est celle qui offre le maximum de moyens pour satisfaire le maximum de besoins chez les êtres humains qui la composent. Est progressiste tout ce qui concourt à cet effet, tout ce qui satisfait à un maximum de besoins : voilà l'idée centrale de Saint-Simon tout au long de sa carrière. Les êtres humains ont certains besoins - qui ne sont pas nécéssairement des besoins de bonheur, de sagesse, de connaissance, de sacrifice ou de quoi que ce soit de ce genre - et ce qu'ils veulent c'est satisfaire ces besoins. Il faut laisser libre cours à ces besoins sans s'enquérir de leur origine, et tout ce qui leur donne un développement riche et complexe, tout ce qui participe à un maximum de croissance de la personnalité dans un maximum de directions que possible, tout cela est progrès, tout cela est progressiste.

Le deuxième critère est le suivant. Tout ce qui est progressiste offre aux meilleurs l'occasion d'occuper le premier rang. Les meilleurs, à ses yeux, ce sont les plus doués, les plus imaginatifs, les plus ingénieux, les plus profonds, les plus énergiques, les plus actifs, ceux qui aspirent à goûter toute la saveur de la vie.

Pour Saint-Simon, il existe un nombre limité de types humains : il y a ceux qui renforcent la vie et ceux qui lui sont hostiles, il y a ceux qui veulent agir et procurer des choses aux gens - qui veulent que quelque chose se passe, qui veulent satisfaire des besoins - et ceux qui préféreraient qu'on baisse d'un ton, qu'on calme les choses, qu'on les laisse se tasser, qui sont hostiles à toute cette agitation, qui voudraient dans l'ensemble que les choses redescendent, déclinent et, au bout du compte, se figent dans un état de complète nullité.

Le troisième critère du progrès, c'est l'existence de dispositions assurant le maximum d'unité et de force en cas de rébellion ou d'invasion; et le quatrième, c'est la mise en oeuvre de circonstances favorables à l'invention, aux découvertes, à la civilisation. Par exemple, le loisir est favorable à ces dernières, et c'est pourquoi l'esclavage apparut en son temps comme une institution progressiste - ou l'invention de l'écriture ou autre chose.

Ce sont là des critères concrets et, dit Saint-Simon, si vous jugez l'histoire selon ces critères, alors le tableau diffère profondément de celui que nous brossait, au XVIIIe siècle, le dogmatisme des Lumières. Les âges sombres cessent d'être sombres si vous pensez à ce que, par exemple, le pape Grégoire VII ou Saint Louis ont accompli en leur temps. Ces hommes, après tout, ont construit des routes et asséché des marais. Ils ont bâti des hôpitaux, ils ont appris à lire et à écrire à un grand nombre de gens. Surtout, ils ont préservé l'unité de l'Europe, ils ont contenu les envahisseurs orientaux, ils ont civilisé soixante millions de personnes; et ces soixante millions vivaient de manière uniforme, sous un régime à peu près identique, et elles ont pu se développer ensemble de façon harmonieuse. [...] l'histoire aux yeux de Saint-Simon alterne ce que ses disciples devaient appeler des périodes organiques et critiques. Les périodes organiques sont celles où l'humanité est unifiée, où elle se développe harmonieusement, où dans l'ensemble ceux qui sont à sa tête promeuvent le progrès, c'est à dire fournissent au plus grand nombre possible le maximum de chances de satisfaire le plus grand nombre possible de besoins, quels que soient ces derniers. Les pédiodes critiques sont celles où ces dispositions deviennent obsolètes, où les instituions elles-mêmes deviennent des obstacles au progrès [...] c'est ainsi que Saint-Simon perçoit sa propre époque, où l'on assiste aux prémices d'un âge industriel qui se trouve encore ridiculement et artificiellement confiné à l'intérieur de structures féodales obsolètes.

L'âge critique est un âge qui détruit plus qu'il ne construit. Aux yeux de Saint-Simon, il représente quelque chose d'inférieur, mais il n'en est pas moins inéluctable et nécéssaire.

Par exemple, dans son analyse du XVIIIe siècle et des causes de la Révolution française, il dit que celle-ci a été, dans le fond, l'oeuvre des juristes et des métaphysiciens, deux classes essentiellement destructrices. Que font les juristes ? les juristes emploient des concepts tels que ceux de droits absolus, de droits naturels, de liberté; or la liberté est toujours un concept négatif. L'invocation de la liberté signifie que quelqu'un essaie de vous enlevez quelque chose, et qu'alors vous essayez de trouver une raison de garder cette chose. Bref, une situation se présente dans laquelle l'humanité, ou une majorité de l'humanité, n'a pas assez pour vivre, et vous vous sentez prisonnier, vous vous sentez opprimé. Alors vous engagez des professionnels appelés juristes, ou des professionnels appelés métaphysiciens, pour faire ce que vous ne pouvez faire vous-même, c'est à dire pour extorquer à la classe dominante, d'une manière ou d'une autre, ce que vous êtes trop faible pour lui arracher vous-même.

Les juristes sont donc des gens occupés à inventer de bonnes et de mauvaises raisons pour contourner le vieil appareil gouvernemental en fin de course, la vieille tradition caduque qui étouffe des pans entiers de population; et les métaphysiciens sont des gens, particulièrement au XVIIIe siècle, qui accomplisent la tâche fort nécéssaire de saper les vieilles religions. Le christianisme, dit Saint-Simon, a été une grande chose en son temps, comme le judaïsme avant lui, mais il faut qu'il se développe, qu'il avance. S'il reste statique, il implosera, il sera renversé.

C'est pourquoi, de tous les réformateurs religieux, c'est Luther qui lui déplaît le plus. Luther a remplacé le catholicisme par une dévotion à la Bible, un livre unique. Nul doute que la Bible n'ait fort bien fait l'affaire pour une tribu juive semi-nomade vivant dans un petit pays de la Méditerrannée orientale; mais elle ne peut suivre le développement des nations. C'est de flexibilité que l'on a besoin, d'un changement perpétuel, d'un progrès perpétuel. L'Église romaine, quels que soient ses défauts, possède un élément de flexibilité. Nul doute qu'elle ne soit réactionnaire à certains égards, répressive et oppressante à d'autres, mais par ses infinies fictions juridiques, en affirmant que la source de l'autorité n'est pas un texte imprimé inaltérable, mais une institution humaine sujette au changement et composée, après tout, de générations humaines dont chacune diffère légèrement de la précédente, elle s'est rendue suffisamment souple pour servir de guide à l'humanité tout au long du Moyen Age, avec un immense succès. C'est précisément à cela que Luther a mis fin. Il a brisé l'unité de l'Europe. Il a enchaîné la religion à quelque chose d'immuable, il a affirmé des principes absolus, privés.

S'il y a quelque chose que Saint-Simon déteste, c'est bien la notion de principe absolu : rien n'est stable, rien n'est absolu, tout évolue, tout répond au mouvement du siècle, à l'évolution de l'humanité, aux nouvelles découvertes, aux esprits, aux âmes et aux coeurs nouveaux que cette évolution produit peu à peu. Par conséquent, il est dans l'ensemble procatholique et antiprotestant; mais sur la fin, il n'a plus rien d'un catholique orthodoxe. »

[...]

L'humanité ne peut se développer que par la concentration rationnelle de ses ressources, de sorte que chaque bien, chaque art, chaque technique, chaque don, chaque aspiration ne soient pas gaspillés, mais utilisés de la meilleur manière possible [...] Saint-Simon comme Hobbes au XVIIe siècle après la révolution anglaise, redoute par-dessus tout les massacres gratuits, la violence, les foules d'émeutiers qui envahissent les rues, les Jacobins enragés à la tête pleine de slogans vides, fournis par des juristes et des rhéteurs incapables de comprendre leur époque. D'où sa vénération pour les industriels, les banquiers, les hommes d'affaires, et sa conception de la société comme une énorme entreprise commerciale, à la manière d'ICI ou de General Motors. L'État à ses yeux, est déjà obsolète, bien qu'il ait été nécéssaire en son temps pour protéger les individus contre une Église puissante [...] l'État, qui avait permis aux êtres humains de se développer sur les plans économiques, social et spirituel en les libérant de l'hypothèque que constituait une Église sclérosée, a perdu son utilité et sa créativité ; il est à son tour devenu un poids mort, oppressant et superflu. C'est pourquoi (il le dit très fermement) le genre d'État qu'il nous faut n'est rien d'autre qu'une sorte d'entreprise industrielle dont nous serions tous membres, une sorte d'immense compagnie à responsabilité illimitée.»

Source : I. Berlin, La liberté et ses traîtres, pp.199-210

Re: Réflexions sur le libéralisme

par MB » ven. 20 déc. 2013, 2:29

Avé

Cher Cinci, je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire au travers de vos deux derniers posts. En quoi Bernays a-t-il quelque chose à dire sur le libéralisme (son action vis-à-vis du Guatemala ne peut pas tout à fait être prise pour du libéralisme...).
De même pour Saint-Simon, dont vous rappelez justement qu'il est le grand ancêtre de la technostructure (l'arrogance des polytechniciens dérive directement de lui, et tous les grands commis de l'Etat, en France, sont ses descendants) : qu'a-t-il à dire sur le sujet ?

Bien à vous
MB

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » ven. 13 déc. 2013, 7:32

Saint-Simon

http://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Hen ... aint-Simon

C'est juste pour attirer l'attention - pour ceux qui le connaîtrait mal - sur un pionnier (avec ses idées) souvent méconnu du grand public. On pourrait quasiment le ranger parmi les pères du socialisme; encore que l'image serait réductrice. L'homme lui-même étant difficilement classable. Tout l'intérêt de sa pensée, je crois, réside dans le fait qu'elle aiderait puissamment à comprendre le comportement de nos socialistes d'aujourd'hui (Rocard, Attali, Fabius, etc.) Il est intéressant à connaître parce que ses idées (celles de Saint Simon) sembleraient aller comme un gant à celles partagées par les pères de l'Europe actuelle, les Robert Schumann, Monnet et cie.

Ainsi :

Ces expériences commune ont implanté chez
ces hommes d’Etat la vision d’une Europe
unifiée par l’économie vecteur de paix,
organisée par la coopération entre les Etats et
les peuples et un jour achevée par l’unité
politique


http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/div ... Europe.pdf





Un mot de Isaiah Berlin aiderait à illustrer cette parenté de nos socialistes au comte de Saint Simon (1760-1825)

A propos du célèbre utopiste :

«... il le dit très fermement, le genre d'État qu'il nous faut n'est rien d'autre qu'une sorte d'entreprise industrielle dont nous serions tous membres, une sorte d'énorme compagnie à responsabilité limitée. Quel est l'objectif de la société ? Eh bien, dit Saint-Simon, on nous explique que c'est le bien commun, mais cela est fort vague. L'objectif de la société, c'est l'autodéveloppement, c'est d'appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins de l'homme les connaissances acquises dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts-et-métiers. [...] Les intérêts, c'est ce que l'humanité désire à un moment donné, n'importe lequel. C'est l'affaire des producteurs que de lui donner. L'humanité se divise en deux vastes classes, les inactifs et les industrieux, les oisifs et les producteurs, comme il les appelle quelque part : les indolents et les travailleurs. Par «travailleurs», il ne semble pas qu'il entende les travailleurs manuels ou le prolétariat; il veut dire tous ceux qui travaillent, y compris les administrateurs, les capitaines d'industrie, les banquiers, les industriels.»

«... nous voulons l'association au lieu de la concurrence, nous voulons le travail, qui devra être obligatoire parce que telle est la finalité de l'homme, et nous voulons saisir toutes les occasions de faire avancer la recherche au maximum - et les arts aussi bien, car à moins que l'imagination des hommes ne soit enflammée par les artistes, par les gens qui travaillent sur les émotions, il ne se passera rien. Les arts ont eux aussi leur rôle à jouer dans cette vaste avancée, qui consistera à conditionner et à canaliser les émotions, les passions et les énergies humaines en vue de ce que l'ère présente semble mettre à notre portée, c'est à dire d'une sorte de grand système industriel qui se perpétue lui-même, dans lequel chacun aura assez, où personne ne sera malheureux, et dont tous les maux humains disparaitront.»

«... de même, il est violemment opposé à l'égalité, qu'il considère comme une revendication imbécile des masses opprimées, et qui ne devrait avoir aucune place dans un monde ordonné par un gouvernement rationnel. Il nous faut l'administration non pas des personnes, mais des choses. L'administration des choses, c'est le système qui pourra enfn nous guider vers un but digne de ce nom, à savoir la satisfaction des désirs au moyen des meilleurs méthodes possibles, c'est à dire les plus efficaces. Si tel est bien le but de l'homme, alors le grand cri de ralliement n'est ni la liberté ni l'égalité, mais bien la fraternité - car tous les hommes sont assurément frères.»

«Le type d'influence qu'exerce sur nous le saint-simonisme est tout à fait clair chaque fois que l'on essaie de construire une société cohérente en mettant la science en application pour résoudre les problèmes humains [...] la notion selon laquelle il faut donner de la cohésion à la société humaine, qu'il faut créer à partir d'elle une sorte d'entité unique et planifiée, qu'il ne faut pas laisser la bride sur le cou aux gens, qu'il ne faut pas les laisser faire ce qu'ils veulent au simple motif qu'ils le veulent, parce que cela pourrait faire obstacle à un état de chose dans lequel, si seulement ils en prennaient conscience, ils pourraient réaliser un nombre bien plus grand de leurs facultés, cette notion, donc, est l'idée saint-simonienne par excellence.

Elle prend des formes tempérées et humaines dans le cas, par exemple, du New Deal américain ou de l'État socialiste anglais de l'après-guerre. Elle prend des formes violentes, implacables, brutales et fanatiques dans le cas de sociétés directement planifiées comme le fascisme ou le communisme. Dans le cas de ce dernier, la notion d'une nouvelle religion laïque jouant le rôle d'opium des masses, les poussant vers la réalisation d'une idée qui est peut-être, intellectuellement parlant, hors de leur portée, provient elle aussi de Saint-Simon.

Au coeur de toute cette conception, il y a la science, ou plutôt le scientisme : la conviction qu'à moins que les choses ne se fassent sous la surveillance rigoureuse de ceux-là seuls qui comprennent de quels matériaux se compose le monde, celui des hommes comme celui de la nature, on n'aboutira qu'au chaos et à la frustration. Cela n'est possible que par le biais d'une élite. Et l'élite doit forcément pratiquer une double morale : une pour elle-même, une pour les autres. La liberté, la démocratie, le laissez-faire, la féodalité, toutes ces notions métaphysiques, ces slogans, ces mots sans grande signification, doivent disparaître pour laisser place à quelque chose de plus clair, de plus neuf, de plus audacieux : la grande entreprise, le capitalisme d'État, l'organisation scientifique, une organisation de la paix mondiale, une fédération mondiale. Tout cela est saint-simonien»


Enfin ...

«... Saint-Simon dit quelque chose de plus glaçant que tout le reste [au soir de sa vie], car au fond il était hostile à cette liberté [...] Il dit que les débats sur la liberté qui agitent tellement les classes moyennes ont cessé d'intéresser les classes inférieures, car on ne sait que trop, dans l'état actuel de la civilisation, que l'usage arbitraire du pouvoir ne les affecte guère. Les petits, les basses classes, la partie la plus nombreuse et la plus pauvre de l'humanité, sans laquelle il est impossible de reconstruire cette dernière - ces gens se moquent bien de la liberté; la justice les ennuie, comme devait le dire plus tard dans le siècle le penseur socialiste russe Tchernichevski. Ce que le peuple veut, ce n'est pas un parlement, la liberté, les droits. Ce sont là les désirs de la bourgeoisie. Ce que le peuple veut, ce sont des souliers. Et ce slogan qui exige du pain et des souliers au lieu de la liberté et un tas de formules libérales, deviendra plus tard le refrain fondamental de tous les partis de gauche les plus durs, jusqu'à Lénine et Staline. Cette note quelque peu sinistre trouve elle aussi son origine chez le doux, le noble, le philanthropique Saint-Simon.»

Source : Isaiah Berlin, La liberté et ses traîtres, Paris, Payot, 2002, pp. 210-219



Bref, le comte Henri de Saint-Simon était drôlement moderne à la fin.


___
White Christmas (réinventé) _ Jerry Lee Lewis
http://www.youtube.com/watch?v=ERPZ_wcGfCg

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » dim. 06 oct. 2013, 18:04

Edward Bernays, Propaganda - comment manipuler l'opinion en démocratie.


Sur la jacquette :
  • «Le manuel classique de l'industrie des relations publiques, selon Noam Chomsky. Véritable petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, ce livre expose cyniquement et sans détour les grands principes de la manipulation mentale de masse ou de ce que Bernays appelait «la fabrique du consentement». Comment imposer une marque de lessive ? comment faire élire un président ? Dans la logique des démocraties de marché ces questions se confondent. Bernays assume pleinement ce constat : les choix des masses étant déterminants, ceux qui parviendront à les influencer détiennent réellement le pouvoir. La démocratie moderne implique une nouvelle forme de gouvernement, invisible : la propagande. Loin d'en faire la critique, l'auteur se propose d'en perfectionner et d'en systématiser les techniques à partir des acquis de la psychanalyse.

    Un document édifiant, où l'on apprend que la propagande politique du XXe siècle n'est pas née dans les régimes totalitaires, mais au coeur même de la démocratie libérale américaine.

    Texte présenté par Normand Baillargeon, philosophe, professeur à l'université du Québec à Montréal, et auteur d'un Petit cours d'autodéfense intellectuelle paru chez Lux en 2007.»


Bernays, praticien et théoricien des relations publiques

En janvier 1919, Bernays participe en tant que membre de l'équipe de presse de la Commission Creel à la Conférence de la paix à Paris. De retour aux États-Unis, il ouvre à New-York un bureau qu'il nomme d'abord de «direction publicitaire» avant de se désigner lui-même, dès 1920, conseiller en relations publiques, sur le modèle de l'expression conseiller juridique, et de renommer son bureau «Bureau des relations publiques».

Entre 1919 et octobre 1929, alors qu'éclate la crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant.

Bernays n'est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les Booming Twenties. Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois aspects. Le premier est l'énorme et souvent spectaculaire succès qu'il remporte dans les diverses campagnes qu'il mène pour ses nombreux clients. Le deuxième tient au souci qu'il a d'appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) et sur les diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d'experts ou de groupes de consultations thématiques, et ainsi de suite). Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et des balises ethiques à leur pratique.

[...]

Après la publication de Propaganda, Bernays réalisera un grand nombre de campagnes, dont plusieurs restent légendaires - telles que l'organisation en 1929, pour General Electric, d'un anniversaire prenant prétexte de l'invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison (1847-1931), événement que certains tiennent toujours pour un des plus spectaculaires exemples de propagande accomplis en temps de paix. Mais on peu soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d'avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et travailler, mérite d'être raconter en détail.

Nous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Washington Hill (1884-1946), président de l'American Tobacco Co;, décide de s'attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalysre Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s'il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes en posession de leur propre pénis, fumeraient.

La ville de New-York tient chaque année, à Pâques, une célébre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d'éclat. Dans les jours qui suivirent, l'événement était dans les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu'elles allumaient ainsi c'était des «flambeaux de la liberté» (Torch of Freedom). On devine sans mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes et qui avait inventé ce slogan; comme on devine aussi qu'il s'était agi à chaque fois de la même personne et que c'est encore elle qui avait alerté les médias.

Le symbole ainsi crée rendait hautement probable que toute personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans la controverse qui ne manquerait pas de s'ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de celles qui le défendaient - cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitaient voir se répandre.Fumer était devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle allaient exploser.

On peut le constater avec cet exemple : Bernays aspire à fonder sur des savoirs (ici, la psychanalyse) sa pratique des relations publiques. [...] Un de ses maîtres à penser sur ce plan - et revendiqué comme tel - est le très influent Walter Lippman (1889-1974). En 1922, dans Public Opinion, Lippman rappelait que la fabrication des consentements fera l'objet de substantiels raffinements et que sa technique, qui repose désormais sur l'analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement amélioré par la recherche en psychologie et les moyens de communication de masse. [...] Walter Lippman et d'autres, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d'une part, que le groupe n'avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l'individu, d'autre part, qu'il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d'expliquer.

Mais Bernays cherche également dans les sciences sociales, comme on le pressent dans le passage précédent, une justification (à prétention scientifique) de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l'adhésion d'une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu'il consulte et respecte à l'idée que la masse est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu'une démocratie exige de chacun d'eux; bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance d'une société un obstacle à contourner et une menace à écarter.

Cette thèse, à des degrés divers, est celle de Walter Lippman, de Graham Wallas ou de Gustave Le Bon, dont Bernays ne cessera de se réclamer, et elle rejoint un important courant antidémocratique présent dans la pensée politique américaine et selon lequel «la grande bête doit être domptée» - pour reprendre l'expression de Alexander Hamilton (1755-1804). Cette perspective était déjà celle de James Madison (1752-1836), qui assurait que le véritable pouvoir, celui que procurait la richesse de la nation, doit demeurer dans les mains des «êtres les plus capables» et que la première et principale responsabilité du gouvernement est de maintenir la minorité fortunée à l'abri de la majorité. Bernays se fait l'écho de ces idées quand il écrit qu'avec le suffrage universel et la généralisation de l'intruction on est arrivé au point où la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de fait, se promettaient de régner.

Se profile alors un projet politique que Bernays va assumer et s'efforcer de réaliser.

Il s'agit selon les termes de Lippman, de faire en sorte que la masse se contente de choisir, parmi les membres des classes spécialisées, les hommes responsables, auxquels il reviendra de protéger la «richesse de la nation». Pour que la masse se contente de jouer ce rôle, il sera nécéssaire d'opérer ce que Lippman décrit comme une révolution dans la pratique de la démocratie, à savoir la manipulation de l'opinion et la fabrication des consentements, indispensables moyens de gouverner le peuple. Le public doit être mis à sa place, écrit Lippman, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d'être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages.(Walter Lippman, The Phantom Public, 1927, p.155)

Bernays veut lui aussi organiser le chaos et il aspire à être celui qui réalise en pratique le projet théorique formulé par Lippman et les autres. C'est que les nouvelles techniques scientifiques et les médias de masse rendent justement possible de «cristalliser l'opinion publique», selon le titre d'un livre de Bernays datant de 1923, et de «façonner les consentements», selon le titre d'un ouvrage de 1955. Dans Propaganda, il écrit :

  • «La manipulation consciente et intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.»
Cette idée que cette forme de gouvernement invisible est tout à fait souhaitable, possible et nécéssaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques :
  • «La minorité a découvert qu'elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l'opinion des masses pour les convaincre d'engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société [cf suffrage universel], cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécéssairement dans tout ce qui a un peu d'importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l'industrie, de l'agriculture, de la charité ou de l'enseignement. La propagande est l'organe exécutif du gouvernement invisible.»
[...]

Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l'idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l'industrie qu'il a façonnée, doit faire preuve d'une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer «son souci de la vérité et de la libre discussion» et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d'une campagne, laquelle devra mettre tout en oeuvre - y compris, s'il le faut la vérité elle-même - pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé à l'avance qu'ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu, et auxquels on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de «pieux mensonges».

Aristote avait d'avance répondu à ceux qui contestent l'idéal démocratique par l'objection selon laquelle seule une minorité peut accéder à la vérité : «Cette objection n'est pas très juste à moins qu'on ne suppose une multitude par trop abrutie. Car, chacun des individus qui la compose sera sans doute moins bon juge que ceux qui savent, mais, réunis tous ensembles, ils jugeront mieux ou du moins aussi bien». (Aristote, Politiques, livre III, chap.6)

Source : E. Bernays, Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, Paris, Éditions La Découverte, 2007, 144 p. (1928 pour l'édition originale aux É.-U.)[/color]


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Note : Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud émigré aux États-Unis, fut un des pères fondateurs des relations publiques, le père de ce que les Américains nomment le spin, c'est à dire la manipulation des nouvelles, des médias, de l'opinion, ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l'interprétation et de la présentation partisane des faits. Conseiller pour de grandes compagnies américaines, Bernays a mis au point les techniques publicitaires modernes.

Au début des années 1950, il orchestra des campagnes de déstabilisations politique en Amérique latine, qui accompagnèrent notamment le renversement du gouvernement du Guatémala, main dans la main avec la CIA.

En 1951, après une élection libre et démocratique, Jacob Arbenz (1913-1971) est élu président du Guatémala sur la base d'un ambitieux programme visant à moderniser l'économie du pays. Un de ses premiers gestes sera la réappropriation, avec compensation, des terres appartenant à la United Fruit Company mais qu'elle n'utilise pas. La compagnie entreprend alors aux États-Unis une vaste campagne de relations publiques pour les besoins de laquelle elle embauche Bernays. Mensonges et désinformations conduiront en 1954 à une vaste opération de la CIA au Guatémala qui mettra au pouvoir l'homme que les États-Unis ont choisi, le général Castillo Armas (1914-1957). Ce coup d'État marque le début d'un bain de sang qui fit plus de 100 000 morts au Guatémala au cours des cinq décennies qui suivirent. (Normand Baillargeon)

Re: Réflexions sur le libéralisme

par Cinci » sam. 05 oct. 2013, 14:40

Une précision sur Marx et puis le socialisme à l'origine ...

«... les positions de Marx et d'Engels sont beaucoup plus complexes, et souvent même contradictoires, lorsqu'il s'agit de l'État. Il est hors de doute que leur avis convergeaient pour admettre que le but du socialisme est non seulement une société sans classe, mais encore une société non-étatisée, du moins si l'on entend par là que l'État détient «le gouvernement des peuples». Ils pensaient que l'État doit se consacrer uniquement à l'administration des choses. Dans la ligne de la formulation établie par Marx en 1872 (rapport d'examen sur les activités des bakounistes), Engels déclarait à son tour en 1874 que «tous les socialistes étaient d'accord pour penser que l'État disparaitrait, et que ce serait une conséquence de la victoire du socialisme.» Ces vues anti-étatistes et l'opposition de ces deux théoriciens à la centralisation des pouvoirs politiques, expliquent avec clarté les commentaires de Marx sur la Commune de Paris.

Dans son discours au Conseil Général de L'Internationale sur la guerre civile en France, il soulignait la nécéssité d'une décentralisation, opposée à un pouvoir d'État centralisé, hérité des principes de la monarchie absolue.

Il préconisait [Karl Marx] la formation d'une communauté largement décentralisée. «Les fonctions rares mais importantes, encore laissées au gouvernement central, devraient être transférées aux responsables communaux, strictement garants ... La constitution de la Commune aurait dû rendre au corps social tous les pouvoirs dévorés jusqu'ici par l'excroissance parasitique de l'État, qui s'engraisse au dépens de la société et entrave son libre mouvement.» Il voyait dans la Commune «... la forme politique enfin découverte, signe que la libération économique du travail peut aller de l'avant.» La Commune souhaitait faire de la propriété individuelle une vérité, en convertissant les moyens de production, la terre et le capital, en de simples outils de travail libre, exécuté par association et organisé en coopérative de production.

Edouard Bernstein souligna la similitude qui rapproche ces conceptions marxistes des points de vues anti-étatistes et anti-centralisateurs de Proudhon [...]

Le stalinisme, au contraire, développa le principe de la centralisation, dans une formation étatiste la plus impitoyable qu'on ait jamais connue, et dépassant sur ce plan le Fascisme et le Nazisme. [...] Aussi paradoxal que cela paraisse, le développement léniniste du socialisme correspond à une régression vers les conceptions bourgeoises de l'État et du pouvoir politique, plutôt qu'aux idéaux socialistes exprimés plus clairement par Owen, par Proudhon et par d'autres.»

E. Fromm, id., p. 244




L'évolution de la Gauche en raccourci ...


Il n'est guère besoin de souligner l'intérêt politique majeur de l'hypothèse défendue par Lasch. Elle éclaire par exemple d'une lumière particulièrement cruelle le destin d'une époque qui aura vu, sans rire, le drapeau de la révolte tomber progressivement des mains de Rosa Luxembourg dans celles d'une Ségolène Royal.

La Gauche traditionnelle, en effet, malgré sa foi simpliste dans le mythe bourgeois du Progrès, avait toujours conservé - notamment à travers le contrôle des bureaucraties syndicales et de nombreuses municipalités ouvrières - un minimum d'enracinement dans les milieux populaires et donc de compréhension envers leurs cultures et leurs sensibilités. C'est pourquoi ses programmes politiques, et parfois même ses luttes, maintenaient généralement un certain nombre d'aspects anticapitalistes, qui étaient autant de survivances tangibles de compromis historiques autrefois passés entre la Gauche et le socialisme ouvrier.

A partir des années soixante, au contraire, la convergence - rétrospectivement tout à fait logique - de différents processus «modernisateurs» - qui, sur le moment, pouvaient sembler indépendants les uns des autres - acheva rapidement de décomposer le peu d'esprit anti-capitaliste qui habitait encore les instances dirigeantes de l'ancienne Gauche.

D'abord, le déclin accéléré des capacités de séduction de l'Empire soviétique, c'est à dire de la triste immitation d'État du progrès capitaliste; ensuite, et de manière infiniment plus décisive, l'entrée de l'Europe occidentale dans l'ère du capitalisme de consommation, et donc l'installation inévitable au centre même du spectacle de cette «culture jeune» qui est chargée d'en légitimer l'imaginaire et d'assurer sans fin la circulation, sous mille emballage différents, de la même agréable pacotille; enfin, et surtout, la destruction de la classe ouvrière elle-même, c'est à dire non pas, bien sûr, la disparition réelle des ouvriers eux-mêmes mais celle de la conscience de classe qui les unissait, disparition obtenue d'une part par la liquidation méthodique des quartiers populaires et, de l'autre, par les nouvelles formes d'organisation du travail dans l'entreprise modernisée [...] Ce qui, en ces temps baptismaux, a été désigné comme «la nouvelle Gauche» n'est en définitive rien d'autre que l'écho politique de ces différents processus.

Il faut donc voir dans ce courant multicolore une des traductions politiques privilégiées de la montée en puissance de ces nouvelles classes moyennes - si bien décrites, à l'époque, par Georges Perec - qui, parce qu'elles sont préposées à l'encadrement technique, managérial ou culturel des formes les plus modernes du capitalisme, sont condamnées à asseoir leur pauvre image d'elles-mêmes sur leur seul aptitude à courber l'échine devant n'importe quelle innovation, «flexibilité humaine pathétique» qui en fait la proie rêvée des psychothérapeutes et le gibier électoral de prédilection de toute une gauche «citoyenne» et «progressiste».

C'est seulement à la faveur de cette configuration culturelle très particulière que l'occasion historique put enfin être offerte aux représentants les plus ambitieux de la nouvelle sensibilité libérale-libertaire de confisquer à leur usage exclusif les derniers instruments de lutte ou d'influence dont les classes populaires avaient encore la disposition.

On put alors voir, au cours de différents Pronunciamento (dont le célèbre Congrès d'Epinay), les travailleurs et leur penchant démodé pour «la lutte des classes», être progressivement remis à leur place, sans que nul, visiblement, ne s'en étonne, au profit d'élites politiques et sociales tout autrement pimpantes. Élites parfaitement conscientes, quant à elles, qu'à l'aube du XXIe siècle, les clivages politiques décisifs seraient ceux qui, dans l'intérêt du genre humain, opposeraient désormais, d'un côté l'incorrigible archaïsme des classes populaires (maintenant partout représentées comme un assemblage ridicule et menaçant de «beaufs», de «ploucs» et de «Deschiens»), et de l'autre, l'insolente jeunesse intellectuelle des nouveaux maîtres de la planète, dont Libération et Le Monde (pour ne considérer que la pointe militante de cet ordre nouveau) assurent avec un dévouement et une efficacité admirable la promotion quotidienne.»

Christopher Lasch, La Culture du Narcissisme, p.16

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