Bonjour Christian,
Christian a écrit :
Le Droit a pour but unique de protéger les personnes contre l'agression physique d'autrui
D'une manière plus générale, le droit doit préserver de l'injustice, quelqu'elle soit. L'injustice est une infraction au droit. Mais on peut commettre une injustice même sans agresser physiquement une personne. En la diffamant, par exemple.
Sur le fond de la question qui nous sépare :
la justice ne dépend pas de notre volonté, mais nous devons nous y soumettre (comme à la vérité).
Dont acte également. Nous sommes entièrement d’accord sur ce point.
==> Le seul problème, c'est qu'après avoir admis le principe, vous concluez sur le contraire lorsque vous dites que la règle de la justice d'un échange, c'est
le consentement mutuel.
Revenons aux principes. Oublions un peu le libéralisme et examinons froidement les concepts.
Un échange n'est juste que si aucune des deux parties n'est flouée.
Aucune n'est deux parties n'est flouée si (et seulement si) chacun donne autant (l'un donne autant que ce qu'il reçoit de l'autre).
Il faut donc qu'il y ait
stricte égalité de valeur entre les biens échangés.
Et c'est pour permettre cette mesure universelle de la valeur des biens, quels qu'ils soient, que la monnaie a été inventée.
Vous répondez en disant qu'il y a toujours égalité, car, à partir du moment où il y a consentement mutuel, c'est bien que tous les deux
considérent qu'il y a équivalence entre les biens.
Et c'est là que je vous rappelle le principe que vous aviez admis : la justice ne dépend pas de notre volonté. Ou encore, comme vous le dites, qu'il faut distinguer l'impression de justice et la justice réelle. Puisque la volonté - ou l'impression - ne peut fonder un jugement sur la justice, il n'est pas possible de le fonder sur le consentement mutuel (qui est bien une volonté).
Comment sortez-vous de cette contradiction?
Peut-être allez-vous me dire que ce n'est pas la justice qui dépend de la volonté de chacun, mais la valeur marchande de l'objet : comme lorsque l'on se demande "combien suis-je prêt à payer pour ceci ou cela?".
En réalité, en faisant cela, on cherche
à savoir quelle valeur a l'objet et quel serait donc le juste échange. Mais
une estimation ne crée pas la valeur réelle de l'objet, par plus que la mesure de mon salon n'en crée les dimensions. Elle essaie de les découvrir.
Autrement dit, la valeur de l'objet existe avant mon estimation. Mon jugement subjectif (estimation) peut être faux (surestimé, par ex.). Et à partir de ce jugement, un consentement avec le vendeur (sur le prix) peut aussi avoir lieu (il aura trouvé un "pigeon"). Mais tous ces jugements, qui sont bien subjectifs, ne saurait fonder la justice.
Car la justice ne dépend pas de notre volonté, comme vous l'aviez reconnu. Et, en l'occurence, comme le prix effectif sera supérieur à la valeur réelle de l'objet, l'échange sera injuste, et cela serait encore vrai même si aucune des deux parties n'en avait conscience.
Ignorer une injustice ou y consentir ne la rend pas juste.
La justice n’est pas une affaire de résultats, mais de règles.
Je peux vouloir échanger deux billets de 20 euros pour un billet de 10 (parce que je suis un peu idiot). Cela ne fera pas de mon échange un échange juste.
Si. L’échange sera juste, de même qu’un auto goal au foot donne un point tout à fait valide à l’adversaire. Dans les deux cas, la règle est respectée, donc le résultat est juste, par définition. Vous et moi déplorons ce résultat, mais comme vous dites plus haut, la justice ne dépend pas de notre volonté.
(A propos du Foot, vous comparez ce qui n'est pas comparable : un terrain de foot n'est pas un marché. Il ne s'y produit aucun échange de produits - des échanges de balles ou de maillots, au mieux - et il est donc naturel que les rêgles ne soient pas les mêmes).
Vous dites :
La règle de la justice économique, c'est le consentement mutuel. (1)
Est juste ce qui est conforme à la règle (2)
Donc le marché n'est jamais injuste. (3)
(1) est faux (voir ci-dessus)
(2) est faux car la règle n'est pas juste (cf. 1).
Donc (3) est faux.
Mais c'est ce raisonnement qui vous permet de déclarer sans sourciller qu'il est juste de spolier les idiots. L'ennui, c'est que s'il est juste de tirer parti des faiblesses des autres, il est juste que "le fort gouverne le faible". Et on en revient à un de mes premiers messages où je comparais la loi du marché à la loi du plus fort (car le "fort" peut toujours soutirer le consentement au "faible", ne serait-ce que par manipulation, pression ou intimidation - pas nécessairement par agression physique - et donc en dehors du recours possible du Droit tel que vous l'avez défini à Christophe). Tout ceci m'a rappelé une ancienne lecture que je vous conseille en passant, le
Gorgias de Platon.
nous sommes sous l'occupation, avec restriction des vivres. Quelques épiciers ont encore du beurre à vendre. Selon la loi du marché, il est normal qu'ils le vendent aux plus offrants, même si (et surtout si) ils trouvent acquéreur à 100 euros la motte. Mais cela serait-il juste?
Même sous l’Occupation, qui ne fut pas idoine pour le marché, cette transaction que vous décrivez est juste, et j’ajouterai : non seulement juste, mais
socialement nécessaire.
Imaginons les alternatives : La demande pour le beurre dépassant largement son stock disponible, le commerçant (on les appelait ‘bof’ à l’époque, Beurre-Œufs-Fromages) peut distribuer une lichette par tête de pipe (en admettant qu’il ait assez même pour ces portions congrues), il peut procéder à un tirage au sort, il peut servir uniquement les membres de sa famille, ou les aryens blonds, ou ses coreligionnaires, il peut échanger son beurre pour des faveurs sexuelles, le troquer pour d’autres produits, etc.
Je ne vois pas en quoi il est moins effarant de reserver son beurre aux riches qu'aux nazis. Dans les deux cas, s'opére une discrimination. L'alternative juste est pourtant simple : le commercant vend son beurre à son juste prix (sans le gonfler artificiellement) au premier qui le peut (sans autre discrimination. Car il est là pour cela, vendre - et non spéculer sur la rareté). Et en cas de longues pénuries, la justice serait même que l'on tienne compte de ceux qui ont déjà acheté pour permettre aux autres de s'en pourvoir aussi (afin que ce ne soit pas non plus simplement "au plus rapide", mais surtout en fonction des besoins).
Mais revenons à notre beurre. Toutes les solutions que j’ai énumérées, pour justes qu’elles soient, n’ont aucun effet d’entraînement sur la production de beurre. Si chacun produit pour sa famille ou pour la plus jolie fille du village, il n’a guère besoin d’investir. Mais si la motte de beurre, à cause de la pénurie, se négocie à 100 euros la motte, nul doute que les vaches vont faire l’objet de soins attentifs. [...]
Voilà pourquoi, cher Markos, ce prix exorbitant est non seulement juste, mais socialement nécessaire si l’on souhaite réellement faire baisser le cours du beurre pour que les plus pauvres aussi en mettent dans leurs épinards.
Vous trouvez les vertus là où elles ne sont pas. Ce qui amène à prendre soin des vaches, c'est la rareté, ce n'est pas le prix. Car, quelque soit le prix, il y aura le même nombre de personnes qui n'en profiteront pas. Simplement, ce ne seront pas les mêmes.
L'augmentation du prix n'augmente pas la quantité du produit (l'échange ne produit pas de richesses, on y reviendra).
Et je rappelle que le but premier de la production de lait n'est pas de faire baisser le cours, mais de nourrir les gens (autrement dit, vous trouvez dans le libéralisme une vertu médicinale à un problème dont il est l'origine : c'est certes mieux que rien, mais ce serait encore mieux s'il ne créait pas du tout ce problème).
Toutes ces options, si acceptées, sont justes (même si certaines choquent notre morale). Et j’affirme cette justice en m’appuyant sur votre propre définition : La justice d'un échange, c'est que celui qui donne recoive l'équivalent de ce qu'il a donné. Celui qui a accepté l’offre du commerçant, à l’évidence, a considéré que ce qu’il donnait était équivalent à la motte de beurre.
On a donc la confirmation que, selon vous, l'acceptation vaut justice (au contraire du principe selon lequel la justice ne dépend pas de notre volonté).
Et on voit également que vous ne faites plus ici la distinction, pourtant fort utile, entre impression et réalité : considérer que les biens sont de mêmes valeurs n'implique pas forcément que tel est le cas en réalité.
(Rectification : celui qui donnait jugeait qu’il donnait moins que la motte de beurre qu’il recevait, sinon il n’aurait pas pris la peine de procéder à l’échange, de même que le commerçant jugeait que ce qu’il recevait valait plus que de conserver le beurre dans son frigo. C’est un simple rappel d’une vérité élémentaire : dans tout échange, nous échangeons des valeurs inégales, sinon on ne voit pas pourquoi l’échange aurait lieu, et c’est cette inégalité qui permet de dire que chaque partie sort gagnante de l’échange, compte tenu des circonstances de chacune).
Je dois vous dire d'abord que j'apprécie d'échanger avec vous sur ce sujet, parce que j'apprends certaines choses. Même si j'en suis en désaccord complet (et peut-être à cause de cela - et d'une certaine naïveté, sans doute), je n'imaginais pas possible d'affirmer ce que vous déclarez ici. Mais cela m'a permis de mieux saisir le coeur du libéralisme.
Assez bêtement, je pensais que l'on échangeait parce que l'on avait besoin de ce que l'on achetait, et que l'acheteur du pot de beurre
avait tout simplement faim. Mais non, vous m'apprenez qu'en fait il cherchait à s'enrichir, en donnant moins que ne valait le pot.
(Le cas du commercant n'est guère différent, si ce n'est que faisant une prestation (un travail utile), il est normal qu'il se fasse retribué : mais il vend parce
qu'il a besoin d'argent pour vivre).
Vous comprendrez, je crois, que l'on touche là du doigt ce qui fait, selon moi, le vice central du libéralisme : il ne comprend pas que
les échanges ne créent pas les richesses!
La richesse n'est pas le fruit des échanges, il en est l'objet.
La règle élémentaire que vous me donnez est la
règle de la spéculation (cad de la spoliation masqué de la richesse d'autrui), pas de la saine économie. Car qu'est-ce qu'acheter un produit dont on n'a pas besoin pour le revendre plus cher sinon spéculer? Et qu'est-ce que spéculer, sinon augmenter atrificiellement la valeur réelle d'un objet (en en augmentant le prix) pour recevoir plus qu'il ne vaut, et ainsi "voler" l'acheteur? (Souvenez-vous de la "pompe aspirante"
)
D'ailleurs, au fond, vous le savez : lorsque l'échange se fait entre valeurs trop visiblement inégales, l'une des parties a tout de même bien l'impression de "s'être fait roulé"! Ce qui prouve que ce n'est pas l'inégalité qui est recherché dans la plupart des échanges, sauf lorsqu'on veut en faire un moyen de s'enrichir. Là, comme l'échange ne crée rien, il faut une inégalité.
Mais c'est une erreur de croire que les deux parties sont réellement gagnantes. Le seul gagnant est celui qui a réussi à acheter moins cher que cela ne vaut ou à vendre plus cher. L'autre partie, toute consentante qu'elle soit, s'est fait avoir.
Vous me direz que si elle avait faim, elle a été bien contente d'avoir une motte de beurre, même un peu plus cher. Certes,
mais je vous assure qu'elle aurait préféré l'avoir au juste prix si cela avait été possible.
Ce qui montre bien qu'elle n'est pas gagnante. Seulement une perdante qui en a pris son parti (car que peut-elle faire d'autre que d'acheter ce beurre? Elle ne va pas se laisser mourrir de faim pour refuser une injustice - d'où, encore une fois, la très grande relativité de cette notion de "consentement mutuel").
A propos du "travail utile", la réponse à votre question est simple : il est utile s'il répond à un besoin ou si quelqu'un se propose de l'acheter. Pour autant cela n'implique pas le libéralisme.
S'il le veut, il doit évidemment en payer le prix. Mais pour que l'échange soit juste, (sans que personne ne se fasse voler), il doit donner en échange l'équivalent de l'objet sous forme de monnaie. La valeur ne dépend toujours pas du consentement mutuel.
Amicalement,