par Cinci » jeu. 03 août 2017, 19:36
Quelques éléments pour replacer l'événement de ce voyage du Général dans son contexte d'époque :
"... la nouvelle inquiétude parisienne de cette période a été celle de l'avenir de la modernité française confrontée à celle de l'Amérique du Nord, moderne par définition, dont la domination sur le camp occidental était absolue.
De Gaulle, après avoir transformé en épisode l'humiliante défaite de 1940 et inhibé la collaboration subséquente [fait oublier Vichy] de l'esprit des Français et du reste du monde, devenait l'artisan d'une autre mutation théâtrale. L'effondrement de l'Empire colonial français, de la défaite de Dien Bien-Phu en 1954 jusqu'à l'exode catastrophique du million de citoyens français d'origine européenne hors d'Algérie en 1962, a été interprété par de Gaulle comme une contrainte de la modernité et le moment à partir duquel la France allait tendre la main aux peuples du "Tiers-Monde", terme inventé (comme analogie avec le Tiers-État) par le démographe Alfred Sauvy.
Pour se garder une marge de manoeuvre face aux États-Unis, de Gaulle a cherché alors à construire de toutes pièces un équilibre historique imaginaire présentant la France comme une puissance neutre située entre les deux Grands en développant une force atomique symbolique, en reconnaissant la Chine populaire, en sortant du commandement de l'OTAN et en dialoguant d'égal à égal avec Moscou. Cette extraordinaire manoeuvre politique permettait à une ancienne puissance coloniale de disputer à Moscou le soutien aux luttes du Tiers-Monde dirigées contre les États-Unis en expliquant à ceux-ci que mieux valait des Français, fidèles alliés quant au fond des choses, que des Russes, ennemis stratégiques.
Cette transformation a engendré un antiaméricanisme de façade nécessaire pour équilibrer à l'intérieur l'influence d'un parti communiste omniprésent. Il satisfaisait de plus une droite nostalgique de Vichy. Celle-ci vouant le libéralisme aux gémonies, n'avait pas apprécié le soutien officiel des États-Unis au F.L.N. algérien ni la manière dont Washington s'était substitué brutalement à la France à Saïgon.
De l'autre côté de l'Atlantique, une équipe ambitieuse, à peine sortie du statut colonial, observait ce général avec grand intérêt. Elle souhaitait faire du Canada une puissance moyenne semblable à la France. La saga gaullienne, dès les premiers moments de son apparition sur la scène mondiale, recevait ainsi un soutien inattendu, celui du gouvernement installé à Ottawa.
Rappel historique
C'est en effet le gouvernement canadien en pleine recherche d'autonomie face à Londres et Washington qui avait, dès les premiers moments de la résistance française au régime de Vichy, apporté son soutien actif à de Gaulle pour lui fournir une aviation à Montréal (aéroport de Cartierville) et une marine en Atlantique Nord (à Halifax en Nouvelle-Écosse). En décembre 1941, c'est encore le gouvernement canadien qui a préparé et protégé la prise par de Gaulle des îles Saint-Pierre, Langlade et Miquelon sous l'administration du régime de Vichy. Cet événement, dont les historiens et journalistes méconnaissent généralement l'importance, avait soulevé l'ire de Cordell Hull et du président Roosevelt qui observaient avec agacement ces nouvelles convergences surprenantes entre leur paisible voisin du Nord et le général français exilé dont la célébrité était ainsi consacré par les médias américains, toujours avides de montrer que Goliath, en l'occurence les forces de l'Axe, pouvait être terrassé par David, le frêle général d'une impossible France libre.
La carte "de Gaulle" est à ce moment jouée par la diplomatie canadienne en émergence car la carte "Pétain" (représentée par le diplomate canadien Pierre Dupuy à Vichy, le même qui accueille de Gaulle en 1967 en tant que commissaire de l'Exposition universelle de Montréal) favorise les milieux nationalistes de droite qui se reconnaissent dans Lionel Groulx. Ces milieux exigent et obtiennent le maintien de la reconnaissance officielle (à l'image de Washington) du gouvernement de Vichy, alors que Londres rompt avec lui dès sa formation.
Ottawa veut profiter de l'effort de guerre pour devenir la capitale d'un grand pays qui veut délivrer lui-même sa citoyenneté, mener ses alliances de manière autonome et être considéré comme un égal par Londres et Washington. Cette volonté de puissance du Canada naissant sur la scène mondiale accompagne avec sympathie cette puissance virtuelle qu'est alors la France Libre gaulliste.
Ce sont donc des fédéralistes centralisateurs, sereins et ambitieux qui vont soutenir le mysticisme historique du général de Gaulle dès 1940 contre la majeure partie des dirigeants politiques et intellectuels du Québec dont les sympathies vont, jusqu'en août 1944 à la libération de Paris (présentée par Le Devoir comme un affront fait à Vichy), à Pétain et qui seront ensuite, par anticommunisme, les protecteurs de miliciens, comme Jacques de Bernonville, poursuivis par le gouvernement provisoire du général de Gaulle.
A cette époque, il n'y a aucune ambiguïté possible : de Gaulle est clairement partisan d'un gouvernement canadien centralisé qui l'aide à armer la France Libre. à favoriser sa reconnaissance par les États-Unis (5) et à lui permettre de contester la légitimité internationale du régime de Vichy qui a conservé intact le réseau diplomatique de la IIIe République. Vichy avait été reconnu officiellement par le Canada et les États-Unis jusqu'en novembre 1942 (même après l'affaire de Dieppe!) qui a vu l'armée allemande envahir la "zone libre" à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord encore sous administration pétainiste. Après avoir hésité entre Darlan et Giraud, les Alliés, avec au premier rang le gouvernement canadien, reconnaissent enfin le général de Gaulle comme chef du gouvernement français en exil.
La légation de Vichy à Ottawa est ainsi devenue en 1943 une des premières ambassades de la France combattante. Ce rôle très actif d'Ottawa a entraîné la première visite du général au Canada en juillet 1944 entre le débarquement de Normandie et la libération de Paris par la 2e DB. C'est également à ce moment que les Canadiens ont permis à de Gaulle de s'informer sur l'invention de l'arme atomique par les Américains. Ottawa avait acquis dans cette guerre le statut de puissance mondiale, possédait une bonne partie de la technologie suprême du nucléaire (les réacteurs grâce à l'ancienne équipe de Joliot-Curie) et se cherchait activement des alliés pour constituer un front des puissances moyennes qui lui permettrait de négocier avec les États-Unis sa propre autonomie.
Cette alliance a été nouée très officiellement, en tant que chef du gouvernement français réinstallé à Paris, en été 1945 à la fin de la guerre, au cours de son deuxième voyage. Le Canada fournissait alors une aide matérielle considérable pour reconstruire la France."
(5) voir la note infra
Quelques éléments pour replacer l'événement de ce voyage du Général dans son contexte d'époque :
"... la nouvelle inquiétude parisienne de cette période a été celle de l'avenir de la modernité française confrontée à celle de l'Amérique du Nord, moderne par définition, dont la domination sur le camp occidental était absolue.
De Gaulle, après avoir transformé en épisode l'humiliante défaite de 1940 et inhibé la collaboration subséquente [fait oublier Vichy] de l'esprit des Français et du reste du monde, devenait l'artisan d'une autre mutation théâtrale. L'effondrement de l'Empire colonial français, de la défaite de Dien Bien-Phu en 1954 jusqu'à l'exode catastrophique du million de citoyens français d'origine européenne hors d'Algérie en 1962, a été interprété par de Gaulle comme une contrainte de la modernité et le moment à partir duquel la France allait tendre la main aux peuples du "Tiers-Monde", terme inventé (comme analogie avec le Tiers-État) par le démographe Alfred Sauvy.
Pour se garder une marge de manoeuvre face aux États-Unis, de Gaulle a cherché alors à construire de toutes pièces un équilibre historique imaginaire présentant la France comme une puissance neutre située entre les deux Grands en développant une force atomique symbolique, en reconnaissant la Chine populaire, en sortant du commandement de l'OTAN et en dialoguant d'égal à égal avec Moscou. Cette extraordinaire manoeuvre politique permettait à une ancienne puissance coloniale de disputer à Moscou le soutien aux luttes du Tiers-Monde dirigées contre les États-Unis en expliquant à ceux-ci que mieux valait des Français, fidèles alliés quant au fond des choses, que des Russes, ennemis stratégiques.
Cette transformation a engendré un antiaméricanisme de façade nécessaire pour équilibrer à l'intérieur l'influence d'un parti communiste omniprésent. Il satisfaisait de plus une droite nostalgique de Vichy. Celle-ci vouant le libéralisme aux gémonies, n'avait pas apprécié le soutien officiel des États-Unis au F.L.N. algérien ni la manière dont Washington s'était substitué brutalement à la France à Saïgon.
De l'autre côté de l'Atlantique, une équipe ambitieuse, à peine sortie du statut colonial, observait ce général avec grand intérêt. Elle souhaitait faire du Canada une puissance moyenne semblable à la France. La saga gaullienne, dès les premiers moments de son apparition sur la scène mondiale, recevait ainsi un soutien inattendu, celui du gouvernement installé à Ottawa.
[b]Rappel historique
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C'est en effet le gouvernement canadien en pleine recherche d'autonomie face à Londres et Washington qui avait, dès les premiers moments de la résistance française au régime de Vichy, apporté son soutien actif à de Gaulle pour lui fournir une aviation à Montréal (aéroport de Cartierville) et une marine en Atlantique Nord (à Halifax en Nouvelle-Écosse). En décembre 1941, c'est encore le gouvernement canadien qui a préparé et protégé la prise par de Gaulle des îles Saint-Pierre, Langlade et Miquelon sous l'administration du régime de Vichy. Cet événement, dont les historiens et journalistes méconnaissent généralement l'importance, avait soulevé l'ire de Cordell Hull et du président Roosevelt qui observaient avec agacement ces nouvelles convergences surprenantes entre leur paisible voisin du Nord et le général français exilé dont la célébrité était ainsi consacré par les médias américains, toujours avides de montrer que Goliath, en l'occurence les forces de l'Axe, pouvait être terrassé par David, le frêle général d'une impossible France libre.
La carte "de Gaulle" est à ce moment jouée par la diplomatie canadienne en émergence car la carte "Pétain" (représentée par le diplomate canadien Pierre Dupuy à Vichy, le même qui accueille de Gaulle en 1967 en tant que commissaire de l'Exposition universelle de Montréal) favorise les milieux nationalistes de droite qui se reconnaissent dans Lionel Groulx. Ces milieux exigent et obtiennent le maintien de la reconnaissance officielle (à l'image de Washington) du gouvernement de Vichy, alors que Londres rompt avec lui dès sa formation.
Ottawa veut profiter de l'effort de guerre pour devenir la capitale d'un grand pays qui veut délivrer lui-même sa citoyenneté, mener ses alliances de manière autonome et être considéré comme un égal par Londres et Washington. Cette volonté de puissance du Canada naissant sur la scène mondiale accompagne avec sympathie cette puissance virtuelle qu'est alors la France Libre gaulliste.
Ce sont donc des fédéralistes centralisateurs, sereins et ambitieux qui vont soutenir le mysticisme historique du général de Gaulle dès 1940 contre la majeure partie des dirigeants politiques et intellectuels du Québec dont les sympathies vont, jusqu'en août 1944 à la libération de Paris (présentée par [i]Le Devoir[/i] comme un affront fait à Vichy), à Pétain et qui seront ensuite, par anticommunisme, les protecteurs de miliciens, comme Jacques de Bernonville, poursuivis par le gouvernement provisoire du général de Gaulle.
A cette époque, il n'y a aucune ambiguïté possible : de Gaulle est clairement partisan d'un gouvernement canadien centralisé qui l'aide à armer la France Libre. à favoriser sa reconnaissance par les États-Unis (5) et à lui permettre de contester la légitimité internationale du régime de Vichy qui a conservé intact le réseau diplomatique de la IIIe République. Vichy avait été reconnu officiellement par le Canada et les États-Unis jusqu'en novembre 1942 (même après l'affaire de Dieppe!) qui a vu l'armée allemande envahir la "zone libre" à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord encore sous administration pétainiste. Après avoir hésité entre Darlan et Giraud, les Alliés, avec au premier rang le gouvernement canadien, reconnaissent enfin le général de Gaulle comme chef du gouvernement français en exil.
La légation de Vichy à Ottawa est ainsi devenue en 1943 une des premières ambassades de la France combattante. Ce rôle très actif d'Ottawa a entraîné la première visite du général au Canada en juillet 1944 entre le débarquement de Normandie et la libération de Paris par la 2e DB. C'est également à ce moment que les Canadiens ont permis à de Gaulle de s'informer sur l'invention de l'arme atomique par les Américains. Ottawa avait acquis dans cette guerre le statut de puissance mondiale, possédait une bonne partie de la technologie suprême du nucléaire (les réacteurs grâce à l'ancienne équipe de Joliot-Curie) et se cherchait activement des alliés pour constituer un front des puissances moyennes qui lui permettrait de négocier avec les États-Unis sa propre autonomie.
Cette alliance a été nouée très officiellement, en tant que chef du gouvernement français réinstallé à Paris, en été 1945 à la fin de la guerre, au cours de son deuxième voyage. Le Canada fournissait alors une aide matérielle considérable pour reconstruire la France."
(5) voir la note infra