Salut Valérie,
Il me fait plaisir de lire votre commentaire. Depuis que je suis inscris sur ce forum virtuel, je pense que vous êtes la première personne qui paraît s'intéresser réellement* à ce que je pourrais appeler une sorte de "dimension culturelle" de l'expérience historique et/ou national de ce petit peuple qui est le nôtre.
Faisons un petit détour pour commencer.
René Lévesque écrivait ceci en 1968 dans son manifeste de lancement du parti politique qu'il venait alors tout juste de fonder, avec quelques autres :
Nous sommes des Québécois. Ce que cela veut dire d'abord et avant tout, et au besoin exclusivement, c'est que nous sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui, nous le sentons bien, est le seul endroit où il nous soit possible d'être vraiment chez nous. Être nous-mêmes, c'est essentiellement maintenir et développer une personnalité qui dure depuis trois siècles et demi. Au coeur de cette personnalité se trouve le fait que nous parlons français. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel, en découle où nous y ramène infailliblement.
Dans notre histoire, l'Amérique a d'abord un visage français [...] Puis vint la Conquête. Nous fûmes des vaincus qui s'acharnaient à survivre petitement sur un continent devenu anglo-saxon. Tant bien que mal, à travers des péripéties et divers régimes, en dépit de difficultés sans nombre (l'inconscience et l'ignorance même nous servant trop souvent de boucliers), nous y sommes parvenus. Pour tous le moteur principal de l'action a été la volonté. de continuer, et l'espoir tenace de pouvoir démontrer que ça en valait la peine . Jusqu'à récemment, nous avions pu assurer cette survivance grâce à un certain isolement. Nous étions à l'abri dans une société rurale où régnait une grande mesure d'unanimité et dont la pauvreté limitait aussi bien les changements et les aspirations. Nous sommes fils de cette société dont le cultivateur, notre père où notre grand-père, était encore le citoyen central.
Nous sommes aussi les héritiers de cette fantastique aventure que fut une Amérique d'abord presque entièrement française et, plus encore, de l'obstination collective qui a permis d'en conserver cette partie vivante qu'on appelle le Québec. Tout cela se trouve au fond de cette personnalité qui est la nôtre. Quiconque ne le ressent pas au moins à l'occasion n'est pas ou n'est plus l'un d'entre nous. (R. Lévesque, Option-Québec, Montréal, 1968, p. 19)
Vous disiez :
Valérie a écrit :
La question encore plus intéressante est de comprendre pourquoi est-ce qu'on a créer ce discours sur l'Église au Québec d'avant 60.
Si j'essayais vraiment de résumer la chose : je dirais qu'une certaine vision nationaliste et traditionnelle, - celle qu'une foule de penseurs du Québec s'échangeaient en partage et proposaient à tous les Canadiens français de l'époque -, restait une réflexion collective dans laquelle la place centrale de l'Église catholique demeurait indiscutable et indiscutée, ainsi que la notion défensive de survivance.
Notre épanouissement collectif se devait de passer par le truchement de la foi catholique. Ainsi, l'idée d'une émancipation nationale n'aurait -elle pu se faire en sacrifiant la foi des ancêtres, pour que notre peuple y perdre son âme.
Alors, ce qui arrive en 1960, c'est comme le fleurissement d'une certaine dynamique nationale et centralisatrice à Ottawa. Oui, au Canada-anglais d'abord. C'est une conséquence quelque peu indirecte de la Deuxième Guerre mondiale, et aussi surprenant que la chose puisse paraître.
La Canada anglais aura su tirer parti des "années de guerre", pour amorcer solidement une vaste entreprise de modernisation du pays. Il allait de soi pour ces dirigeants anglo-saxons que la
modernisation devait signifier aussi la standardisation d'un Canada unitaire, uniformisé, "démocratisé" au sens où tous les citoyens du pays devraient jouir des mêmes droits, avec une priorité mise sur l'épanouissement personnel des individus, etc. La construction de ce Canada moderne exigeait la disparition de l'ancienne mentalité collective et défensive des Québécois.
C'est justement à quoi va servir la construction du mythe de la "grande Noirceur" : consolider une idée. C'est la pensée d'un Québec éternellement arriéré, soumis à la férule du clergé catholique, et étant ainsi soustrait à la voie normale de développement et de progrès des sociétés riches et respectueuses des droits individuels. Le mythe sert à disqualifier les anciennes élites du Québec français. "Du passé faisons table rase."
En réaction, au Québec, il se sera donc produit une "division des esprits".
Les uns (fédéralistes anglophiles) souhaitant alors se jeter à corps perdu dans
cette voie du progrès émancipateur promis et dont l'espace canadien anglais (forcément) devait servir de tremplin, pour une prétendue sortie hors de soi mais sans se renier pour autant, c'est à dire sans devoir devenir "autre". Les "Canadiens français devraient pouvoir rester des Canadiens français" même si devant fonctionner maintenant dans une culture qui opérerait une rupture totale avec la mentalité passée de leurs pères ...
en chassant l'Église de sa place primordiale comme institution normative pour la société canadienne-française notamment. C'est ce que Pierre Trudeau promettait aux Canadiens français. Trudeau pouvait même se revendiquer des critiques des catholiques libéraux en France, afin de tirer à boulet rouge sur le clergé nationaliste du Québec.
Les autres (promoteur d'un Québec français) auront bien voulu accepter les critiques touchant les limites de l'ancien nationalisme, la critique d'un certain immobilisme social. Ces derniers (cf René Lévesque) auront jugé qu'il fallait moderniser la société québécoise en effet, mais que la meilleure façon d'y parvenir, sans trahir les espoirs de nos devanciers, pour conserver notre "être collectif", pour assurer réellement l'épanouissement des nôtres : il fallait pousser l'expérience collective du Canada français jusqu'à son terme naturel et qui serait l'acquisition d'une autonomie politique réelle. Et c'est en cela que l'épanouissement de tous les Québécois serait la mieux assurée. Comme avec les premiers partisans fédéralistes de la modernité , il fallait refonder la société sur une nouvelle base moderne, mettant aussi à profit les outils de l'État-nation ("Maître chez nous"), mais afin d'assurer cette fois la croissance, le développement et l'enrichissement d'une société française en Amérique.
En dépit du "clash" politique qu'impliquait la rencontre frontale de deux nationalisme différents (celui des anglais, celui des Français), tous les acteurs de la scène politique s'entendaient peu ou prou pour déloger l'Église catholique de l'ancienne place qu'elle occupait dans l'imaginaire collectif. Tout ce beau monde s'entendait au moins sur une chose :
le progrès exigeait que les curés soient renvoyés dans leur sacristie, la foi privatisée. La foi religieuse ne devrait plus pouvoir servir de ciment ou de glue indispensable pour maintenir la cohésion du peuple, pour que le peuple puisse se comprendre lui-même comme étant un peuple distinct des autres.
Nous en sommes maintenant rendus là.
Vous ajoutiez :
Donc effectivement le discours sur la grande Noirceur mérite d'être nuancé. Si ces deux artistes [Gratien Gélinas, Jean Narrache] ont pu exister et connaître le succès qu'ils ont connu, c'est que l'Église n'était pas toute puissante.
Oui le discours mérite d'être nuancé. L'Église avait bien sûr du poids dans la société, mais elle n'était pas toute puissante. Je suis d'accord avec vous.
Elle avait bien du mal à lutter, par exemple, contre l'invasion du cinéma américain, l'Église. La survenue des productions hollywoodiennes dans le paysage (dès les années 1920) agissait déjà comme une formidable machine de séduction sur les esprits, ouvrant les têtes à un "ailleurs" possible, une façon de vivre ou de se comporter différente. La puissance de l'Église était forcément contrainte, plongée qu'elle se trouvait dans un univers politique libéral au sens large. Le Québec n'était vraiment pas une dictature. Pas même au temps du gouvernement de l'Union nationale de Maurice Duplessis, malgré tout ce qu'auront pu raconter les adversaires politiques du Québec français, les Trudeau et les plus fermes défenseurs du mythe.
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* Vous êtes la première à ma connaissance, si j'excepte Relief qui pourrait à l'occasion tirer parti de quelques réflexions en lien.