par Cinci » ven. 21 juil. 2017, 18:48
En substance, on peut dire que pour Tocqueville, le Bas-Canada a constitué une découverte et une révélation à la fois émouvantes et douloureuses.
Le pays et les paysages eux-mêmes sont à la fois pittoresques et majestueux. Comme d'autres voyageurs européens, Tocqueville apprécie les splendeurs de la géographie, par exemple, l'impressionnant fleuve Saint-Laurent et les terres et l'habitats humains qui le bordent sur ses deux rives. Cela, comme les villes, comme les villages, lui rappelle la France :
La Canada est sans comparaison la portion de l'Amérique jusqu'ici visité par nous qui a le plus d'analogie avec l'Europe et surtout la France. Les bords du fleuve Saint-Laurent sont parfaitement cultivés et couverts de maisons et de villages en tout semblables aux nôtres. Les villes, et en particulier Montréal (nous n'avons pas encore vu Québec), ont une ressemblance frappante avec nos villes de province.
Par-delà la nature et l'harmonieux mariage entre elle et les établissements humains, la découverte de la nation francophone l'enchante, l'éblouit et l'émeut à la fois. Il note la puissante progression démographique des Canadiens français, dont le nombre a presque décuplé depuis la cession de la colonie à la Grande-Bretagne. Surtout, il constate avec bonheur que, malgré trois-quarts de siècle sous la férule britannique, il y a encore en Amérique du Nord un rameau de la France, un rameau vigoureux, conscient de son identité et attaché à celle-ci :
Le fond de la population ouvrière de Québec est française. On n'entend guère que du français dans les rues. Les villages que nous avons vus ressemblent extraordinairement à nos beaux villages. On n'y parle que le français.
Dans sa lettre à son précepteur, en date du 7 septembre 1831, il écrit de ses hôtes :
Ce sont encore des Français trait pour trait; non pas seulement les vieux, mais tous, jusqu'au bambin qui fait tourner sa toupie. Les Français du Canada sont restés absolument semblables à leurs anciens compatriotes de France. Les gens sont de bonne humeur, ont l'esprit alerte et le goût de la répartie. Dans les campagnes, la population y paraît heureuse et aisée. Le sang y est remarquablement plus beau qu'aux États-Unis. La race y est forte, les femmes n'ont pas cet air délicat et maladif qui caractérise la plupart des Américaines.
Très certainement Tocqueville est profondément ému et heureux de retrouver au Bas-Canada une population française de langue, de tradition, de culture, qui apparaît profondément attachée à son identité, portée par une démographie généreuse, et qui semble résolue, malgré une conscience politique qui ne s'affirme pas toujours très explicitement, à demeurer elle-même.
Mais le bonheur de cette découverte et de ces retrouvailles avec un peuple français se révèle bientôt terni et même déchiré d'inquiétudes. Ce peuple, visiblement, est un peuple conquis et dominé. Si les paysans sont prospères, la grande richesse, elle, appartient aux Anglais du pays.
Les classes riches appartiennent pour la plupart à la race anglaise. Bien que le français soit la langue presque universellement parlée, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu'aux enseignes des marchands français sont en anglais! Les entreprises commerciales sont presque toutes en leurs mains.
Cette nation française d'Amérique est condamnée à vivre dans un environnement qui, au mieux, ne lui sera pas vraiment accueillant et qui le menace toujours d'un risque d'assimilation. C'est ce que Tocqueville confie à son frère Édouard dans une lettre datée du 26 novembre 1831 :
Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peur à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national. Aujourd'hui le sort en est jeté, toute l'Amérique du Nord parlera anglais.
A travers ce destin, Tocqueville revient volontier, dès son passage au Bas-Canada, mais aussi dans les années ultérieures (notamment en 1833 et en 1837), à la faiblesse de l'effort colonisateur de la France. Dans sa lettre précitée du 26 novembre 1831, il juge très sévèrement l'effort colonisateur de la France et la politique du pays pendant le XVIIIe siècle, marqué par "l'ignominieux règne de Louis XV", et montre ce qui aurait pu résulter d'une politique plus intelligente et plus continue :
Les Français ont donné en Amérique, la preuve d'un génie extraordinaire dans la manière dont ils avaient disposé leurs postes militaires. Alors que l'intérieur du continent de l'Amérique septentrionale était encore inconnu aux Européens, les Français ont établi au milieu des déserts, depuis le Canada jusqu'à la Louisiane, une suite de petits forts qui, depuis que le pays est parfaitement exploré, ont été reconnus pour les meilleurs emplacements qu'on pût destiner à la fondation des villes les plus florissantes. Si nous avions réussi, les colonies anglaises étaient enveloppées par un arc immense, dont Québec et la Nouvelle-Orléans formaient les deux extrémités. Pressés sur leurs derrières par les Français et leurs alliés les Indiens, les Américains des États-Unis ne se seraient pas révoltés contre la mère patrie. Ils le reconnaissent tous. Il n'y aurait pas eu de révolution d'Amérique, peut-être pas de révolution française, du moins dans les conditions où elle s'est accomplie.
Les Français d'Amérique avaient en eux tout ce qu'il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le Nouveau Monde. Mais accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon est une des plus grandes ignominies de l'ignominieux règne de Louis XV.
En substance, on peut dire que pour Tocqueville, le Bas-Canada a constitué une découverte et une révélation à la fois émouvantes et douloureuses.
Le pays et les paysages eux-mêmes sont à la fois pittoresques et majestueux. Comme d'autres voyageurs européens, Tocqueville apprécie les splendeurs de la géographie, par exemple, l'impressionnant fleuve Saint-Laurent et les terres et l'habitats humains qui le bordent sur ses deux rives. Cela, comme les villes, comme les villages, lui rappelle la France :
[i]La Canada est sans comparaison la portion de l'Amérique jusqu'ici visité par nous qui a le plus d'analogie avec l'Europe et surtout la France. Les bords du fleuve Saint-Laurent sont parfaitement cultivés et couverts de maisons et de villages en tout semblables aux nôtres. Les villes, et en particulier Montréal (nous n'avons pas encore vu Québec), ont une ressemblance frappante avec nos villes de province.
[/i]
Par-delà la nature et l'harmonieux mariage entre elle et les établissements humains, la découverte de la nation francophone l'enchante, l'éblouit et l'émeut à la fois. Il note la puissante progression démographique des Canadiens français, dont le nombre a presque décuplé depuis la cession de la colonie à la Grande-Bretagne. Surtout, il constate avec bonheur que, malgré trois-quarts de siècle sous la férule britannique, il y a encore en Amérique du Nord un rameau de la France, un rameau vigoureux, conscient de son identité et attaché à celle-ci :
[i]Le fond de la population ouvrière de Québec est française. On n'entend guère que du français dans les rues. Les villages que nous avons vus ressemblent extraordinairement à nos beaux villages. On n'y parle que le français.
[/i]
Dans sa lettre à son précepteur, en date du 7 septembre 1831, il écrit de ses hôtes :
[i]Ce sont encore des Français trait pour trait; non pas seulement les vieux, mais tous, jusqu'au bambin qui fait tourner sa toupie. Les Français du Canada sont restés absolument semblables à leurs anciens compatriotes de France. Les gens sont de bonne humeur, ont l'esprit alerte et le goût de la répartie. Dans les campagnes, la population y paraît heureuse et aisée. Le sang y est remarquablement plus beau qu'aux États-Unis. La race y est forte, les femmes n'ont pas cet air délicat et maladif qui caractérise la plupart des Américaines.
[/i]
Très certainement Tocqueville est profondément ému et heureux de retrouver au Bas-Canada une population française de langue, de tradition, de culture, qui apparaît profondément attachée à son identité, portée par une démographie généreuse, et qui semble résolue, malgré une conscience politique qui ne s'affirme pas toujours très explicitement, à demeurer elle-même.
Mais le bonheur de cette découverte et de ces retrouvailles avec un peuple français se révèle bientôt terni et même déchiré d'inquiétudes. Ce peuple, visiblement, est un peuple conquis et dominé. Si les paysans sont prospères, la grande richesse, elle, appartient aux Anglais du pays.
[i]Les classes riches appartiennent pour la plupart à la race anglaise. Bien que le français soit la langue presque universellement parlée, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu'aux enseignes des marchands français sont en anglais! Les entreprises commerciales sont presque toutes en leurs mains.
[/i]
Cette nation française d'Amérique est condamnée à vivre dans un environnement qui, au mieux, ne lui sera pas vraiment accueillant et qui le menace toujours d'un risque d'assimilation. C'est ce que Tocqueville confie à son frère Édouard dans une lettre datée du 26 novembre 1831 :
[i]Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peur à peu ses moeurs, sa langue, son caractère national. Aujourd'hui le sort en est jeté, toute l'Amérique du Nord parlera anglais.
[/i]
A travers ce destin, Tocqueville revient volontier, dès son passage au Bas-Canada, mais aussi dans les années ultérieures (notamment en 1833 et en 1837), à la faiblesse de l'effort colonisateur de la France. Dans sa lettre précitée du 26 novembre 1831, il juge très sévèrement l'effort colonisateur de la France et la politique du pays pendant le XVIIIe siècle, marqué par "l'ignominieux règne de Louis XV", et montre ce qui aurait pu résulter d'une politique plus intelligente et plus continue :
[i]Les Français ont donné en Amérique, la preuve d'un génie extraordinaire dans la manière dont ils avaient disposé leurs postes militaires. Alors que l'intérieur du continent de l'Amérique septentrionale était encore inconnu aux Européens, les Français ont établi au milieu des déserts, depuis le Canada jusqu'à la Louisiane, une suite de petits forts qui, depuis que le pays est parfaitement exploré, ont été reconnus pour les meilleurs emplacements qu'on pût destiner à la fondation des villes les plus florissantes. Si nous avions réussi, les colonies anglaises étaient enveloppées par un arc immense, dont Québec et la Nouvelle-Orléans formaient les deux extrémités. Pressés sur leurs derrières par les Français et leurs alliés les Indiens, les Américains des États-Unis ne se seraient pas révoltés contre la mère patrie. Ils le reconnaissent tous. Il n'y aurait pas eu de révolution d'Amérique, peut-être pas de révolution française, du moins dans les conditions où elle s'est accomplie.
Les Français d'Amérique avaient en eux tout ce qu'il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le Nouveau Monde. Mais accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon est une des plus grandes ignominies de l'ignominieux règne de Louis XV.[/i]