par Cinci » sam. 20 mai 2017, 1:22
Deux grands services publics étaient encore totalement ou presque, entre les mains de l'Église, - et à sa charge, - bien qu'on observât déjà une certaine tendance à les laïciser : l'assistance publique et l'enseignement.
Les "sociétés de philanthropie" qu'on vit se fonder à la fin du XVIIIe siècle pour réagir contre l'idée même de charité chrétienne, ne furent, en fait, que bien peu de choses; et les plans d'une "éducation nationale" élaborés par La Chalotais, Turgot et Condorcet, n'étaient pas encore, en 1789, sortis de la poussière des dossiers. En fait, dans l'Ancien Régime, tous les enfants étaient éduqués par l'Église, tous les malades, les vieillards, les orphelins qui avaient besoin d'être recueillis l'étaient par elle seule.
On a peine à imaginer, dans nos pays occidentaux du XXe siècle, où la Sécurité sociale et les diverses formes d'assistance étatique ou mutuelle ont pris un si vaste développement, ce qu'était un système où rien de tout cela n'existait, mais où tout l'effort pour porter secours à la misère, à la détresse, à la souffrance ne relevait que de la charité, et cependant était admirablement efficace. Proportionnellement au chiffre de la population, il n'y avait pas beaucoup moins d'hôpitaux, d'hospices et d'orphelinats dans la France de 1789 que de nos jours.
Des ordres religieux se dévouaient à ces tâches avec un dévouement sans limite : Frères de Saint-Jean-de-Dieu, Camilliens, Lazaristes, et, du côté des femmes, les admirables filles de Monsieur Vincent, les Soeurs de la Charité, les Augustines, d'autres encore, alors en plein développement. Aller soigner les pauvres était considéré, dans les milieux les plus élégants, comme un simple devoir pour les jeunes filles élevées chrétiennement : ainsi Mme Élisabeth, la sainte soeur de Louis XVI, fera de véritables études d'infirmière pour mieux se dévouer aux malades. Il faut ajouter encore que c'était de l'Église que, dans une large mesure, dépendaient aussi nombre d'oeuvres sociales ou d'entreprises utiles au peuple; secours aux chômeurs, ouverture de chantiers de grands travaux, création de caisses d'assurance contre les incendies, ou de centre de réserve contre la famine [...] Des énormes revenus que possédaient l'Église, combien étaient affectés à ces entreprises charitables? Il est difficile de le dire : certainement le cinquième ou le sixième. A quoi s'ajoutaient, encore plus lourdes, les dépenses pour l'enseignement.
[Un effort pour développer le système scolaire]
L'effort accompli depuis le début du XVIIe siècle pour développer l'enseignement, moyen de premier ordre pour former des catholiques, avait porté ses fruits. Le ralentissement qu'on a pu observer au cour du XVIIIe siècle n'avait pas porté sérieusement atteinte à une vitalité extraordinaire.
Les écoles primaires étaient extrêmement nombreuses : 25 000 pour 37 000 paroisses, dit Taine, et des études récentes ont prouvé. que ce chiffre est encore trop faible d'un quart. De nombreux évêques avaient veillé à ce que chaque curé eût son école paroissiale. Depuis la mort de saint Jean-Baptise de la Salle les "petites écoles" des chers Frères s'étaient multipliées et leurs méthodes s'étaient répandues un peu partout. Pour les filles, il y avait une véritable prolifération des ordres enseignants [...]
Les collèges que nous appellerions secondaires étaient extrêmement nombreux : plus de neuf cent à la veille de la Révolution, sans parler des petits séminaires : Jésuites, Oratoriens, Piaristes ou simples prêtres séculiers, c'était toujours des clercs qui fournissaient l'essentiel du corps professoral [...] La population scolaire qui s'y pressait était d'ailleurs extrêmement abondante; les chiffres ne sont pas sans surprendre : le collège de Billom en Auvergne ne comptait pas moins de deux mille élèves; dans le diocèse de Coutance et celui de Valognes, à eux deux en avaient mille cinq cents.
Certains esprits grincheux reprochaient même à l'Église de trop élevé le niveau intellectuel. L'agriculture manquait de bras; c'était à peu près l'avis de Voltaire "pas de torrent d'éducation"! Du côté des filles, même situation. Les Ursulines surtout, qui tenaient la tête, les Visitandines, les Dames de Saint-Maur et beaucoup d'autres, se dévouaient à l'éducation, des demoiselles des congrégations locales connaissaient un développement extraordinaires, telles les Soeurs d'Ernemont, d'origine rouennaise, qui arrivaient à avoir cent maisons.
Quant au niveau supérieur, il va de soi que les Universités dispensatrices de cet enseignement demeuraient sous le contrôle de l'Église : la Sorbonne se posait toujours en gardienne de la foi [...]
A tous les niveaux, les jeunes Français étaient donc formés, éduqués par l'Église, et même ceux qui la combattront - un Robespierre par exemple - rendront hommage à leurs anciens maîtres . On peut ajouter que, devenus adultes, s'ils gardaient le goût de la culture, les Français demeuraient dépendants de l'Église : les bibliothèques publiques et les cabinets de lecture dont la mode se répandait au long du siècle furent très souvent des créations épiscopales ou religieuses.
Mais, dira-t-on, il ne s'agit, dans tout ce qu'on vient de dire, que du cadre des institutions où vivaient les Français : qu'est-ce que cela signifiait quant à la vie profonde des âmes?
Il est cependant déjà d'une énorme importance que l'existence entière se situe dans un ordre chrétien, obéisse officiellement à des préceptes chrétiens : la mode, la routine, le respect humain, qui n'ont rien en soi de bien admirable, peuvent aider à maintenir debout l'armature de la religion, exactement comme aujourd'hui, dans les milieux prolétariens, ils jouent contre elle.
Il suffit d'ouvrir des récits de voyage en France au XVIIIe siècle pour avoir l'impression qu'il ne s'agissait pas seulement de conformisme, mais qu'on a bien affaire à un peuple encore tout imprégné de christianisme, qui pratiquait sa religion avec une réelle ferveur et ne songeait nullement à en secouer la tutelle.
Ainsi, parcourant la France de 1783 à 1786, Mrs Cradock, Anglaise et protestante bon teint, rendait-elle à tout bout de champ hommage à la vitalité de l'Église catholique en France. Partout, elle avait vu les églises pleines, archipleines, les fidèles écouter des sermons qui duraient bien plus d'une heure, et joyeusement assister à des offices interminables, dont la splendeur et la majesté l'avaient enchantée.
Son témoignage était véridique. La religion catholique demeurait, sous l'influence du grand siècle classique, volontier solennelle et d'apparence quelque peu grandiloquent; devant les autels surchargés d'ornements dorés, on aimait à voir se dérouler de majestueuses cérémonies liturgiques, comme celle à la quelle la bonne Mme Cradock assista à Notre-Dame, célébrée par le cardinal entouré de seize évêques, d'une soixantaine de prêtres, de clergeons innombrables. Et il est vrai aussi qu'on avait pour l'art de la chaire un goût que nos contemporains ne semblent pas éprouver si vivement : à Aubais, en Bas-Languedoc, en 1755, n'avait-on pas assisté à une petite émeute parce que le prédicateur de carême ne donnait que trois sermons par semaine!
(à suivre)
Deux grands services publics étaient encore totalement ou presque, entre les mains de l'Église, - et à sa charge, - bien qu'on observât déjà une certaine tendance à les laïciser : l'assistance publique et l'enseignement.
Les "sociétés de philanthropie" qu'on vit se fonder à la fin du XVIIIe siècle pour réagir contre l'idée même de charité chrétienne, ne furent, en fait, que bien peu de choses; et les plans d'une "éducation nationale" élaborés par La Chalotais, Turgot et Condorcet, n'étaient pas encore, en 1789, sortis de la poussière des dossiers. En fait, dans l'Ancien Régime, tous les enfants étaient éduqués par l'Église, tous les malades, les vieillards, les orphelins qui avaient besoin d'être recueillis l'étaient par elle seule.
On a peine à imaginer, dans nos pays occidentaux du XXe siècle, où la Sécurité sociale et les diverses formes d'assistance étatique ou mutuelle ont pris un si vaste développement, ce qu'était un système où rien de tout cela n'existait, mais où tout l'effort pour porter secours à la misère, à la détresse, à la souffrance ne relevait que de la charité, et cependant était admirablement efficace. Proportionnellement au chiffre de la population, il n'y avait pas beaucoup moins d'hôpitaux, d'hospices et d'orphelinats dans la France de 1789 que de nos jours.
Des ordres religieux se dévouaient à ces tâches avec un dévouement sans limite : Frères de Saint-Jean-de-Dieu, Camilliens, Lazaristes, et, du côté des femmes, les admirables filles de Monsieur Vincent, les Soeurs de la Charité, les Augustines, d'autres encore, alors en plein développement. Aller soigner les pauvres était considéré, dans les milieux les plus élégants, comme un simple devoir pour les jeunes filles élevées chrétiennement : ainsi Mme Élisabeth, la sainte soeur de Louis XVI, fera de véritables études d'infirmière pour mieux se dévouer aux malades. Il faut ajouter encore que c'était de l'Église que, dans une large mesure, dépendaient aussi nombre d'oeuvres sociales ou d'entreprises utiles au peuple; secours aux chômeurs, ouverture de chantiers de grands travaux, création de caisses d'assurance contre les incendies, ou de centre de réserve contre la famine [...] Des énormes revenus que possédaient l'Église, combien étaient affectés à ces entreprises charitables? Il est difficile de le dire : certainement le cinquième ou le sixième. A quoi s'ajoutaient, encore plus lourdes, les dépenses pour l'enseignement.
[b][Un effort pour développer le système scolaire]
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L'effort accompli depuis le début du XVIIe siècle pour développer l'enseignement, [i]moyen de premier ordre pour former des catholiques[/i], avait porté ses fruits. Le ralentissement qu'on a pu observer au cour du XVIIIe siècle n'avait pas porté sérieusement atteinte à une vitalité extraordinaire.
Les écoles primaires étaient extrêmement nombreuses : 25 000 pour 37 000 paroisses, dit Taine, et des études récentes ont prouvé. que ce chiffre est encore trop faible d'un quart. De nombreux évêques avaient veillé à ce que chaque curé eût son école paroissiale. Depuis la mort de saint Jean-Baptise de la Salle les "petites écoles" des chers Frères s'étaient multipliées et leurs méthodes s'étaient répandues un peu partout. Pour les filles, il y avait une véritable prolifération des ordres enseignants [...]
Les collèges que nous appellerions secondaires étaient extrêmement nombreux : plus de neuf cent à la veille de la Révolution, sans parler des petits séminaires : Jésuites, Oratoriens, Piaristes ou simples prêtres séculiers, c'était toujours des clercs qui fournissaient l'essentiel du corps professoral [...] La population scolaire qui s'y pressait était d'ailleurs extrêmement abondante; les chiffres ne sont pas sans surprendre : le collège de Billom en Auvergne ne comptait pas moins de deux mille élèves; dans le diocèse de Coutance et celui de Valognes, à eux deux en avaient mille cinq cents.
Certains esprits grincheux reprochaient même à l'Église de trop élevé le niveau intellectuel. L'agriculture manquait de bras; c'était à peu près l'avis de Voltaire "pas de torrent d'éducation"! Du côté des filles, même situation. Les Ursulines surtout, qui tenaient la tête, les Visitandines, les Dames de Saint-Maur et beaucoup d'autres, se dévouaient à l'éducation, des demoiselles des congrégations locales connaissaient un développement extraordinaires, telles les Soeurs d'Ernemont, d'origine rouennaise, qui arrivaient à avoir cent maisons.
Quant au niveau supérieur, il va de soi que les Universités dispensatrices de cet enseignement demeuraient sous le contrôle de l'Église : la Sorbonne se posait toujours en gardienne de la foi [...]
A tous les niveaux, les jeunes Français étaient donc formés, éduqués par l'Église, et même ceux qui la combattront - un Robespierre par exemple - rendront hommage à leurs anciens maîtres . On peut ajouter que, devenus adultes, s'ils gardaient le goût de la culture, les Français demeuraient dépendants de l'Église : les bibliothèques publiques et les cabinets de lecture dont la mode se répandait au long du siècle furent très souvent des créations épiscopales ou religieuses.
Mais, dira-t-on, il ne s'agit, dans tout ce qu'on vient de dire, que du cadre des institutions où vivaient les Français : qu'est-ce que cela signifiait quant à la vie profonde des âmes?
Il est cependant déjà d'une énorme importance que l'existence entière se situe dans un ordre chrétien, obéisse officiellement à des préceptes chrétiens : la mode, la routine, le respect humain, qui n'ont rien en soi de bien admirable, peuvent aider à maintenir debout l'armature de la religion, exactement comme aujourd'hui, dans les milieux prolétariens, ils jouent contre elle.
Il suffit d'ouvrir des récits de voyage en France au XVIIIe siècle pour avoir l'impression qu'il ne s'agissait pas seulement de conformisme, mais qu'on a bien affaire à un peuple encore tout imprégné de christianisme, qui pratiquait sa religion avec une réelle ferveur et ne songeait nullement à en secouer la tutelle.
Ainsi, parcourant la France de 1783 à 1786, Mrs Cradock, Anglaise et protestante bon teint, rendait-elle à tout bout de champ hommage à la vitalité de l'Église catholique en France. Partout, elle avait vu les églises pleines, archipleines, les fidèles écouter des sermons qui duraient bien plus d'une heure, et joyeusement assister à des offices interminables, dont la splendeur et la majesté l'avaient enchantée.
Son témoignage était véridique. La religion catholique demeurait, sous l'influence du grand siècle classique, volontier solennelle et d'apparence quelque peu grandiloquent; devant les autels surchargés d'ornements dorés, on aimait à voir se dérouler de majestueuses cérémonies liturgiques, comme celle à la quelle la bonne Mme Cradock assista à Notre-Dame, célébrée par le cardinal entouré de seize évêques, d'une soixantaine de prêtres, de clergeons innombrables. Et il est vrai aussi qu'on avait pour l'art de la chaire un goût que nos contemporains ne semblent pas éprouver si vivement : à Aubais, en Bas-Languedoc, en 1755, n'avait-on pas assisté à une petite émeute parce que le prédicateur de carême ne donnait que trois sermons par semaine!
(à suivre)