par Cinci » sam. 12 nov. 2016, 2:50
(suite)
Ce fut moins fastueux qu'à Paris en 1961 mais ce fut aussi étourdissant. D'heure en heure nous nous transportions d'un lieu à l'autre, d'une réception à un banquet, d'un déjeuner à une inauguration, de la mairie à un vernissage, d'une exposition à un dîner d'État, de la Phèdre de Marie Bell au Marivaux du Rideau Vert, Et j'en passe combien d'autres.
Partout le célèbre écrivain se penchait sur tout, scrupuleusement, interrogeait, demandait, commentait et quand nous sortions de l'endroit visité, à peine assis dans la voiture qui nous conduisait vers une autre étape, il donnait avec franchise une opinion qu'il étayait d'arguments inattendus tirés de son immense réservoir intellectuel.
Avant d'entrer quelque part il s'enquérait : "Maintenant, où allons-nous, et de quoi s'agit-il?" Sans un seul commentaire, je lui décrivais l'institution ou le personnage que nous allions voir. Je ne lui disais pas "Vous allez voir une belle chose" mais, par contre, pour nous situer dans le cadre nord-américain, je signalais un particularisme : "Vous allez voir une chose qui est importante pour nous". Et je le laissais juger.
Rien ne se perdait. Un soir je lui passai une de nos revues. Le lendemain, dans un discours, il communia avec nos poètes : "Quand les poètes commencent à chanter leurs villes ..." Profondément intéressé, évidemment, par le profil intellectuel des nôtres, il parut très heureux lorsque je lui fis rencontrer le monde des artistes, les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les cinéastes, les représentants de toutes les disciplines, si on peut ultiliser ce mot en parlant de l'art. Je le vois causant avec Alain Grandbois dont il connaissait l'oeuvre, je l'entend répondre aux questions d'un peintre : il ne tuait jamais le temps, il le vivait intensément. Il doit y avoir une volupté de l'intelligence comme il y a celle des sens,
A Québec, il me demanda : "Quand pourrons-nous faire le point avec le Premier ministre? Vous comprenez bien que je ne suis pas venu en touriste!" La rencontre eut lieu au sommet de la tour du château Frontenac; il y avait là notre invité, Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie et moi.
En faisant un tour d'horizon politique et avant d'aborder aux rivages qui lui étaient propres, André Malraux posa à Jean Lesage la question suivante : "Où en êtes-vous avec le terrorisme au Québec? " Il faut se rappeler que nous étions à l'automne 1963, que la police avait fait un beau coup de filet et que l'on entendait plus les détonations. Seul un malaise indéfinissable remplissait de jour en jour le silence. Jean Lesage, il fallait s'y attendre, répondit emphatiquement que tout était réglé, liquidé à jamais. Je regardai Gérin-Lajoie qui affichait comme moi un air sceptique.
Aujourd'hui tout le monde sait que la réponse n'était pas vraie mais qui le savait alors? Jean Lesage, comme dans tant d'autres cas, croyait avoir étouffé, soit de ses mains soit de sa seule présence, les gestes et les vélleités des terroristes. En réalité, il avait joué de l'archet sur une pierre. André Malraux ne le crut pas et son incroyance fit plus tard, au moment où je le reconduisais à Dorval, le sujet de notre conversation.
Aussi, lorsque, indifférent au paysage dont l'envergure se révélait entièrement de notre position surélevée, il déployait l'éventail des possibilités d'accords ou d'échanges entre la France et nous, représentait-il plus que n'importe quel autre ministre la pensée et la volonté de de Gaulle. En nous ouvrant ses musées pour y cueillir toutes les reproductions des chef-d'oeuvres, en nous offrant son cinéma, ses troupes de théâtres et ses théâtres, etc, il ne formulait pas l'expression d'un voeu pieu mais l'expression d'une politique qui se voulait un faisceau de forces françaises et québecoises. Malraux s'étendit sur le sujet et tel un prestidigitateur fit surgir de son monologue ce qui fut la base des ententes survenues depuis.
[...]
Un soir à l'hôtel Windsor de Montréal, le ministre nous recevait à dîner en même temps que l'ambassadeur et son épouse. Lui faisant face, je l'interrogeai [...] Subitement, je lui posai la question depuis longtemps latente et qui n'attendait qu'une ouverture pour surgir à l'air libre : Qu'est-ce qui vous a lié au général de Gaulle? La température chaude de l'intimité s'abaissa. Le visage de Malraux prit l'aspect que je lui avais connu en parlant de cavaler et de se rendre au banquet des métallos. Tout notre petit monde était sur les dents, surtout l'ambassadeur. Et j'eus cette réponse étonnante : "Parce que le général de Gaulle est le premier homme d'État français, depuis Louis XVI, qui n'a pas eu de maîtresse".
Interloqué, il me fallait penser vite. S'agissait-il d'un avertissement de me taire dès qu'on abordait le chapitre de son allégeance gaulliste? Voulait-il me dérouter ou se moquer d'une question dont la réponse allait de soi? Froidement, je m'obstinai : "Vous n'avez pas répondu à ma question, avouez-le." Ses traits se détendirent en même temps que ceux des autres convives et la réponse, cette fois, s'amplifia. Il raconta la geste gaullienne et un peu la sienne.
- ... J'ai découvert un homme qui a maintenu l'honneur comme un songe invisible au-dessus de ma patrie blessée, qui a rendu à mon peuple sa dignité, à ma patrie son visage et sa dignité ... et sa justice aussi ...
Le dernier jour, en route vers l'aéroport, sous la pluie ("J'aime Montréal sous la pluie. Il ne reste rien du Montréal que j'ai vu en 1937. Ici vous avez la chance de détruire et de reconstruire, de modeler vos villes. Chez nous, tout est intouchable. Voyez comme on a crié quand j'ai commencé à nettoyer Paris!"), ce fut mon tour de faire la somme des travaux [...] je commençai par lui dire que je ne partageais pas l'opinion du Premier ministre au sujet du terrorisme et du séparatisme, que le pire était à voir du côté des forces occultes et que l'indépendance du Québec devenait un sujet politique embarrassant.
Il me demanda : "Le sort du Québec est-il entre les mains du gouvernement fédéral? J'hésitai : "Peut-être, mais dans le sens négatif. S'il ne fait pas telle ou telle chose, oui," En 1968, à Paris, André Malraux me rappela mon analyse de 1963.
La visite se termina donc sur un survol de notre histoire contemporaine.
Derrière nous, dans le cortège que protégeaient la police de Montréal et la Sûreté du Québec, Guy Frégault accompagnait André Holleaux, directeur de cabinet de Malraux. C'est entre eux surtout que s'ébaucha dans le concret le programme d'échanges entre le Québec et la France.
Chose curieuse, au moment où nous nous quittions, le même thème fit surface deux fois : la présence et le poids anglo-américain au centre du Canada français. Guy Frégault résuma ainsi la démonstration de notre état de sujétion économique et culturelle :
- Il me paraît indispensable de dissiper une équivoque. Les gratte-ciel de Montréal semblent impressionnants. Ils sont une expression de puissance matérielle et de dynamisme. Mais ils sont loin d'être des symboles du Canada français. Montréal n'est pas essentiellement la 2e ville française du monde; il n'est pas essentiellement la métropole du Québec. Essentiellement, Montréal est la métropole du Canada. La richesse qui s'exprime dans ses grosses constructions est, en très grande partie, celle du Canada tout court, c'est à dire anglais.
Monsieur Holleaux éprouvait, comme beaucoup de visiteur, de la difficulté à distinguer entre le Canada et le Canada français. Je lui ai résumé l'essentiel du fédéralisme canadien. Il m'a fait observer qu'il y a beaucoup de Canadiens français au gouvernement fédéral. Comme la veille, il avait vu un match de hockey à la télévision, je lui ai fait remarquer qu'il y a des Montréalais dans l'équipe de New-York, mais que, lorsqu'un Montréalais porte le chandail de New-York, ce n'est pas pour l'équipe de Montréal qu'Il joue, mais pour celle de New-York. Il faut comprendre que, sur le plan culturel, le seul qui nous intéressât l'un et l'autre, le Canada français a réellement besoin d'aide.
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Ce fut moins fastueux qu'à Paris en 1961 mais ce fut aussi étourdissant. D'heure en heure nous nous transportions d'un lieu à l'autre, d'une réception à un banquet, d'un déjeuner à une inauguration, de la mairie à un vernissage, d'une exposition à un dîner d'État, de la Phèdre de Marie Bell au Marivaux du Rideau Vert, Et j'en passe combien d'autres.
Partout le célèbre écrivain se penchait sur tout, scrupuleusement, interrogeait, demandait, commentait et quand nous sortions de l'endroit visité, à peine assis dans la voiture qui nous conduisait vers une autre étape, il donnait avec franchise une opinion qu'il étayait d'arguments inattendus tirés de son immense réservoir intellectuel.
Avant d'entrer quelque part il s'enquérait : "Maintenant, où allons-nous, et de quoi s'agit-il?" Sans un seul commentaire, je lui décrivais l'institution ou le personnage que nous allions voir. Je ne lui disais pas "Vous allez voir une belle chose" mais, par contre, pour nous situer dans le cadre nord-américain, je signalais un particularisme : "Vous allez voir une chose qui est importante pour nous". Et je le laissais juger.
Rien ne se perdait. Un soir je lui passai une de nos revues. Le lendemain, dans un discours, il communia avec nos poètes : "Quand les poètes commencent à chanter leurs villes ..." Profondément intéressé, évidemment, par le profil intellectuel des nôtres, il parut très heureux lorsque je lui fis rencontrer le monde des artistes, les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les cinéastes, les représentants de toutes les disciplines, si on peut ultiliser ce mot en parlant de l'art. Je le vois causant avec Alain Grandbois dont il connaissait l'oeuvre, je l'entend répondre aux questions d'un peintre : il ne tuait jamais le temps, il le vivait intensément. Il doit y avoir une volupté de l'intelligence comme il y a celle des sens,
A Québec, il me demanda : "Quand pourrons-nous faire le point avec le Premier ministre? Vous comprenez bien que je ne suis pas venu en touriste!" La rencontre eut lieu au sommet de la tour du château Frontenac; il y avait là notre invité, Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie et moi.
En faisant un tour d'horizon politique et avant d'aborder aux rivages qui lui étaient propres, André Malraux posa à Jean Lesage la question suivante : "Où en êtes-vous avec le terrorisme au Québec? " Il faut se rappeler que nous étions à l'automne 1963, que la police avait fait un beau coup de filet et que l'on entendait plus les détonations. Seul un malaise indéfinissable remplissait de jour en jour le silence. Jean Lesage, il fallait s'y attendre, répondit emphatiquement que tout était réglé, liquidé à jamais. Je regardai Gérin-Lajoie qui affichait comme moi un air sceptique.
Aujourd'hui tout le monde sait que la réponse n'était pas vraie mais qui le savait alors? Jean Lesage, comme dans tant d'autres cas, croyait avoir étouffé, soit de ses mains soit de sa seule présence, les gestes et les vélleités des terroristes. En réalité, il avait joué de l'archet sur une pierre. André Malraux ne le crut pas et son incroyance fit plus tard, au moment où je le reconduisais à Dorval, le sujet de notre conversation.
Aussi, lorsque, indifférent au paysage dont l'envergure se révélait entièrement de notre position surélevée, il déployait l'éventail des possibilités d'accords ou d'échanges entre la France et nous, représentait-il plus que n'importe quel autre ministre la pensée et la volonté de de Gaulle. En nous ouvrant ses musées pour y cueillir toutes les reproductions des chef-d'oeuvres, en nous offrant son cinéma, ses troupes de théâtres et ses théâtres, etc, il ne formulait pas l'expression d'un voeu pieu mais l'expression d'une politique qui se voulait un faisceau de forces françaises et québecoises. Malraux s'étendit sur le sujet et tel un prestidigitateur fit surgir de son monologue ce qui fut la base des ententes survenues depuis.
[...]
Un soir à l'hôtel Windsor de Montréal, le ministre nous recevait à dîner en même temps que l'ambassadeur et son épouse. Lui faisant face, je l'interrogeai [...] Subitement, je lui posai la question depuis longtemps latente et qui n'attendait qu'une ouverture pour surgir à l'air libre : Qu'est-ce qui vous a lié au général de Gaulle? La température chaude de l'intimité s'abaissa. Le visage de Malraux prit l'aspect que je lui avais connu en parlant de cavaler et de se rendre au banquet des métallos. Tout notre petit monde était sur les dents, surtout l'ambassadeur. Et j'eus cette réponse étonnante : "Parce que le général de Gaulle est le premier homme d'État français, depuis Louis XVI, qui n'a pas eu de maîtresse".
Interloqué, il me fallait penser vite. S'agissait-il d'un avertissement de me taire dès qu'on abordait le chapitre de son allégeance gaulliste? Voulait-il me dérouter ou se moquer d'une question dont la réponse allait de soi? Froidement, je m'obstinai : "Vous n'avez pas répondu à ma question, avouez-le." Ses traits se détendirent en même temps que ceux des autres convives et la réponse, cette fois, s'amplifia. Il raconta la geste gaullienne et un peu la sienne.
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Le dernier jour, en route vers l'aéroport, sous la pluie ("J'aime Montréal sous la pluie. Il ne reste rien du Montréal que j'ai vu en 1937. Ici vous avez la chance de détruire et de reconstruire, de modeler vos villes. Chez nous, tout est intouchable. Voyez comme on a crié quand j'ai commencé à nettoyer Paris!"), ce fut mon tour de faire la somme des travaux [...] je commençai par lui dire que je ne partageais pas l'opinion du Premier ministre au sujet du terrorisme et du séparatisme, que le pire était à voir du côté des forces occultes et que l'indépendance du Québec devenait un sujet politique embarrassant.
Il me demanda : "Le sort du Québec est-il entre les mains du gouvernement fédéral? J'hésitai : "Peut-être, mais dans le sens négatif. S'il ne fait pas telle ou telle chose, oui," En 1968, à Paris, André Malraux me rappela mon analyse de 1963.
La visite se termina donc sur un survol de notre histoire contemporaine.
Derrière nous, dans le cortège que protégeaient la police de Montréal et la Sûreté du Québec, Guy Frégault accompagnait André Holleaux, directeur de cabinet de Malraux. C'est entre eux surtout que s'ébaucha dans le concret le programme d'échanges entre le Québec et la France.
Chose curieuse, au moment où nous nous quittions, le même thème fit surface deux fois : la présence et le poids anglo-américain au centre du Canada français. Guy Frégault résuma ainsi la démonstration de notre état de sujétion économique et culturelle :
[list]Il me paraît indispensable de dissiper une équivoque. Les gratte-ciel de Montréal semblent impressionnants. Ils sont une expression de puissance matérielle et de dynamisme. Mais ils sont loin d'être des symboles du Canada français. Montréal n'est pas essentiellement la 2e ville française du monde; il n'est pas essentiellement la métropole du Québec. Essentiellement, Montréal est la métropole du Canada. La richesse qui s'exprime dans ses grosses constructions est, en très grande partie, celle du Canada tout court, c'est à dire anglais.
Monsieur Holleaux éprouvait, comme beaucoup de visiteur, de la difficulté à distinguer entre le Canada et le Canada français. Je lui ai résumé l'essentiel du fédéralisme canadien. Il m'a fait observer qu'il y a beaucoup de Canadiens français au gouvernement fédéral. Comme la veille, il avait vu un match de hockey à la télévision, je lui ai fait remarquer qu'il y a des Montréalais dans l'équipe de New-York, mais que, lorsqu'un Montréalais porte le chandail de New-York, ce n'est pas pour l'équipe de Montréal qu'Il joue, mais pour celle de New-York. Il faut comprendre que, sur le plan culturel, le seul qui nous intéressât l'un et l'autre, le Canada français a réellement besoin d'aide. [/list]