par Philarête » mer. 22 sept. 2004, 12:27
On s'active, sur ce forum! Cela montre que le sujet est intéressant… et je ne veux pas laisser passer plus de temps pour intervenir de nouveau, sinon on va croire que je n'ai fait qu'un petit tour… Merci, en passant, pour vos bonnes paroles d'accueil.
Je cite Christophe :
« Je ne renie pas les élèments contre-révolutionnaires de ma pensée politique, mais il me semble avoir toujours eu soin de distinguer - sur ces forums - ce qui est de l'ordre du nécessaire vis-à-vis de la foi chrétienne (par exemple, pour revenir au thème de ce débat, la souveraineté de Dieu) et ce qui reste de l'ordre du contingent (par exemple, l'exercice de la souveraineté pratique par un roi en monarchie ou par le peuple en république). »
(Comme on voit, je ne maîtrise pas encore la technique des citations, et mon copy-paste est un peu archaïque…)
Notre discussion porte sur un point de philosophie politique, et je vais tâcher de mettre au clair mes idées sur cette question.
Un mot cependant d'abord sur le point historique: je crois partager avec Christophe un regard critique sur "notre" Révolution, non seulement eu égard à sa brutalité, voire sa sauvagerie en bien des épisodes, mais également quant à ses conséquences. Il est clair à mes yeux que la Révolution est "grosse" des germes totalitaires qui s'épanouiront au XXème siècle, dans son projet de refonte totale de la société. Il y a réellement eu chez certains révolutionnaires la prétention à faire naître un homme nouveau, et de voir dans l'Etat l'instrument de cette naissance. L'idée que l'homme se définit entièrement par son appartenance à l'Etat (c'est un des sens du "homme et citoyen" de la Déclaration, même si le point est controversé) entraîne très rapidement sa subordination complète aux fins de l'Etat, avec pour conséquence les guerres totales dont la Révolution, puis l'Empire, ont donné l'exemple. Contrairement à ce que l'on lit parfois, ces guerres, ainsi que les formes autoritaires que prend l'Etat en ces moments, et qui sont devenues réalités en Allemagne et en Russie soviétique, entre autres, ne sont pas des "rechutes", des retombées dans un âge archaïque, mais bien des suites logiques, peut-être même plus conséquentes, du projet révolutionnaire. Aux yeux d'un stalinien de la grande époque, c'est nos démocraties qui sont ringardes, et l'Etat soviétique qui représente "le progrès".
Maintenant, je crois qu'on peut distinguer autre chose dans le projet républicain, autre chose qui passe souvent à l'arrière-plan dans la présente discussion.
J'en trouve l'indice dans le passage cité plus haut de Christophe, opposant la souveraineté d'un seul à celle du peuple. Or ces deux souverainetés ne sont pas homogènes. Ce qui caractérise le mieux, à mes yeux, l'Etat démocratique, n'est pas que la souveraineté est exercée par tous et non par un seul, mais que cette souveraineté a un domaine limité. Le peuple est souverain, oui, mais sur les questions politiques — et non sur les questions morales et religieuses. Il est souverain pour décider dans les domaines qui sont communs à tous, non dans ceux qui concernent les fins ultimes, ou le bonheur, des personnes. L'Etat peut décider combien il faut ouvrir d'universités, pas pour trancher les débats scientifiques; l'Etat peut protéger certaines corporations menacées, pas définir la manière dont on fait du bon pain; il peut décider dans quelle mesure, dans l'intérêt commun, les croyances religieuses peuvent s'exprimer publiquement, non s'arroger le droit de dire ce qu'il faut croire ou ne pas croire…
Cette forme de souveraineté devient nécessaire, historiquement, lorsque les membres d'une même nation se trouvent en désaccords profonds sur les questions relatives aux biens ultimes: cela a commencé avec la Réforme, et n'a fait qu'augmenter depuis. Ces désaccords sont un fait, qu'on peut déplorer mais qui est réel. Dès lors, il y avait deux solutions: 1) constituer des nations regroupant chacune les fidèles d'une même religion (le principe "cujus regio, ejus religio", i.e. à chaque pays sa religion — principe revendiqué notamment par les Protestants du XVIème siècle, mais qui a séduit un moment Louis XIV), et maintenir l'ancienne subordination du pouvoir temporel au pouvoir religieux. 2) Considérer que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare, et réorganiser les pouvoirs de façon à ce que l'on puisse vivre ensemble, avoir un destin commun, alors même que nous sommes divisés sur la question du Salut. C'est la solution adoptée par la France, déjà sous la monarchie, où le pouvoir temporel a toujours cherché à se ménager une marge d'autonomie par rapport au spirituel (par exemple, l'alliance promue par Richelieu entre la France et l'Empire ottoman, au grand dam de l'Espagne catholique… et impériale, dont le poids en Europe devenait inquiétant).
Dans cette seconde solution, le pouvoir temporel, de fait, accepte de ne plus s'occuper directement du salut des âmes. Mais il revendique, en revanche, la souveraineté dans l'ordre politique: qu'il y ait la paix et la sécurité pour tous, que l'économie soit prospère, que le pays soit considéré et respecté par les autres nations, que l'éducation soit bien assurée, etc, etc. Or dans ces domaines, on peut trouver un accord même entr des gens qui s'opposent par ailleurs sur des questions fondamentales. Comme dit un poète polonais, "le croyant et le libre penseur peuvent être amis dans la brigade de pompiers", autrement dit, ils peuvent être d'accord sur le fait qu'il vaut la peine de combattre les incendies menaçant leurs concitoyens. La solution démocratique consiste à penser que, sur toutes ces questions qui nous concernent fort directement, c'est à nous de décider — au risque de nous tromper parfois…
C'est pourquoi je ne partage pas la vision selon laquelle l'Etat démocratique moderne aurait voulu prendre la place de Dieu, ou régir à coup de suffrage universel les questions qui, auparavant, étaient réglées par l'Eglise: le véritable Etat démocratique laisse à ses citoyens le droit de s'adresser à qui ils veulent pour se diriger dans ces domaines, et administre, pour sa part, ce qui, aux yeux même de l'Eglise d'ailleurs, relève du libre choix.
Il y a danger uniquement quand les frontières entre ces domaines s'estompent. C'est évidemment le cas dans les pays totalitaires, où elles sont radicalement niées, mais c'est aussi le cas dans nos sociétés démocratique, et de façon plus insidieuses.
Cela soulève un vrai défi, que les chrétiens peuvent relever, à mon sens, non en regardant avec nostalgie vers un passé où tout (apparemment) était plus simple, mais en défendant une conception saine de l'ordre politique. Nous avons les moyens de réaffirmer la dignité du politique, et de contribuer à son "auto-limitation", en montrant que ni la famille, ni les croyances ou les mœurs, ne relèvent de la souveraineté démocratique. C'est là que le recours aux "droits de l'homme" peut être utile, et parfois indispensable.
Désolé d'avoir été aussi long, et de n'avoir peut-être enfoncé que des portes ouvertes!
On s'active, sur ce forum! Cela montre que le sujet est intéressant… et je ne veux pas laisser passer plus de temps pour intervenir de nouveau, sinon on va croire que je n'ai fait qu'un petit tour… Merci, en passant, pour vos bonnes paroles d'accueil.
Je cite Christophe :
« Je ne renie pas les élèments contre-révolutionnaires de ma pensée politique, mais il me semble avoir toujours eu soin de distinguer - sur ces forums - ce qui est de l'ordre du nécessaire vis-à-vis de la foi chrétienne (par exemple, pour revenir au thème de ce débat, la souveraineté de Dieu) et ce qui reste de l'ordre du contingent (par exemple, l'exercice de la souveraineté pratique par un roi en monarchie ou par le peuple en république). »
(Comme on voit, je ne maîtrise pas encore la technique des citations, et mon copy-paste est un peu archaïque…)
Notre discussion porte sur un point de philosophie politique, et je vais tâcher de mettre au clair mes idées sur cette question.
Un mot cependant d'abord sur le point historique: je crois partager avec Christophe un regard critique sur "notre" Révolution, non seulement eu égard à sa brutalité, voire sa sauvagerie en bien des épisodes, mais également quant à ses conséquences. Il est clair à mes yeux que la Révolution est "grosse" des germes totalitaires qui s'épanouiront au XXème siècle, dans son projet de refonte totale de la société. Il y a réellement eu chez certains révolutionnaires la prétention à faire naître un homme nouveau, et de voir dans l'Etat l'instrument de cette naissance. L'idée que l'homme se définit entièrement par son appartenance à l'Etat (c'est un des sens du "homme et citoyen" de la Déclaration, même si le point est controversé) entraîne très rapidement sa subordination complète aux fins de l'Etat, avec pour conséquence les guerres totales dont la Révolution, puis l'Empire, ont donné l'exemple. Contrairement à ce que l'on lit parfois, ces guerres, ainsi que les formes autoritaires que prend l'Etat en ces moments, et qui sont devenues réalités en Allemagne et en Russie soviétique, entre autres, ne sont pas des "rechutes", des retombées dans un âge archaïque, mais bien des suites logiques, peut-être même plus conséquentes, du projet révolutionnaire. Aux yeux d'un stalinien de la grande époque, c'est nos démocraties qui sont ringardes, et l'Etat soviétique qui représente "le progrès".
Maintenant, je crois qu'on peut distinguer autre chose dans le projet républicain, autre chose qui passe souvent à l'arrière-plan dans la présente discussion.
J'en trouve l'indice dans le passage cité plus haut de Christophe, opposant la souveraineté d'un seul à celle du peuple. Or ces deux souverainetés ne sont pas homogènes. Ce qui caractérise le mieux, à mes yeux, l'Etat démocratique, n'est pas que la souveraineté est exercée par tous et non par un seul, mais que cette souveraineté a un domaine limité. Le peuple est souverain, oui, mais sur les questions politiques — et non sur les questions morales et religieuses. Il est souverain pour décider dans les domaines qui sont communs à tous, non dans ceux qui concernent les fins ultimes, ou le bonheur, des personnes. L'Etat peut décider combien il faut ouvrir d'universités, pas pour trancher les débats scientifiques; l'Etat peut protéger certaines corporations menacées, pas définir la manière dont on fait du bon pain; il peut décider dans quelle mesure, dans l'intérêt commun, les croyances religieuses peuvent s'exprimer publiquement, non s'arroger le droit de dire ce qu'il faut croire ou ne pas croire…
Cette forme de souveraineté devient nécessaire, historiquement, lorsque les membres d'une même nation se trouvent en désaccords profonds sur les questions relatives aux biens ultimes: cela a commencé avec la Réforme, et n'a fait qu'augmenter depuis. Ces désaccords sont un fait, qu'on peut déplorer mais qui est réel. Dès lors, il y avait deux solutions: 1) constituer des nations regroupant chacune les fidèles d'une même religion (le principe "cujus regio, ejus religio", i.e. à chaque pays sa religion — principe revendiqué notamment par les Protestants du XVIème siècle, mais qui a séduit un moment Louis XIV), et maintenir l'ancienne subordination du pouvoir temporel au pouvoir religieux. 2) Considérer que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare, et réorganiser les pouvoirs de façon à ce que l'on puisse vivre ensemble, avoir un destin commun, alors même que nous sommes divisés sur la question du Salut. C'est la solution adoptée par la France, déjà sous la monarchie, où le pouvoir temporel a toujours cherché à se ménager une marge d'autonomie par rapport au spirituel (par exemple, l'alliance promue par Richelieu entre la France et l'Empire ottoman, au grand dam de l'Espagne catholique… et impériale, dont le poids en Europe devenait inquiétant).
Dans cette seconde solution, le pouvoir temporel, de fait, accepte de ne plus s'occuper directement du salut des âmes. Mais il revendique, en revanche, la souveraineté dans l'ordre politique: qu'il y ait la paix et la sécurité pour tous, que l'économie soit prospère, que le pays soit considéré et respecté par les autres nations, que l'éducation soit bien assurée, etc, etc. Or dans ces domaines, on peut trouver un accord même entr des gens qui s'opposent par ailleurs sur des questions fondamentales. Comme dit un poète polonais, "le croyant et le libre penseur peuvent être amis dans la brigade de pompiers", autrement dit, ils peuvent être d'accord sur le fait qu'il vaut la peine de combattre les incendies menaçant leurs concitoyens. La solution démocratique consiste à penser que, sur toutes ces questions qui nous concernent fort directement, c'est à nous de décider — au risque de nous tromper parfois…
C'est pourquoi je ne partage pas la vision selon laquelle l'Etat démocratique moderne aurait voulu prendre la place de Dieu, ou régir à coup de suffrage universel les questions qui, auparavant, étaient réglées par l'Eglise: le véritable Etat démocratique laisse à ses citoyens le droit de s'adresser à qui ils veulent pour se diriger dans ces domaines, et administre, pour sa part, ce qui, aux yeux même de l'Eglise d'ailleurs, relève du libre choix.
Il y a danger uniquement quand les frontières entre ces domaines s'estompent. C'est évidemment le cas dans les pays totalitaires, où elles sont radicalement niées, mais c'est aussi le cas dans nos sociétés démocratique, et de façon plus insidieuses.
Cela soulève un vrai défi, que les chrétiens peuvent relever, à mon sens, non en regardant avec nostalgie vers un passé où tout (apparemment) était plus simple, mais en défendant une conception saine de l'ordre politique. Nous avons les moyens de réaffirmer la dignité du politique, et de contribuer à son "auto-limitation", en montrant que ni la famille, ni les croyances ou les mœurs, ne relèvent de la souveraineté démocratique. C'est là que le recours aux "droits de l'homme" peut être utile, et parfois indispensable.
Désolé d'avoir été aussi long, et de n'avoir peut-être enfoncé que des portes ouvertes!