par Cinci » lun. 08 oct. 2018, 22:30
Le désenchantement désenchanté
par
Marcel Gauchet
Il faut dans notre démarche nous porter au-delà de l'analyse des croyances et de leur contenu. Car nous sommes inconsciemment victimes, sur ce terrain, d'une réduction typiquement moderne du religieux aux croyances religieuses et aux pratiques associées : éthique, rituels, etc. En fait, cette expression même de "croyance religieuse" relève d'une compréhension récente de la religion,dont on peut très précisément situer l'origine au début du XIXe siècle, en Allemagne, en France, en Angleterre. Une compréhension que nous ne pouvons pas projeter rétrospectivement sur le passé sans risquer de passer à côté de l'aspect principal du phénomène religieux tel qu'il a existé dans la longue durée de l'expérience humaine.
En effet, pour l'humanité dans son ensemble, pour autant que nous le sachions, pour l'humanité depuis ses débuts [...] pour la totalité des sociétés connues de nous en tout cas, au regard de laquelle il faut situer ce que nous devons appeler l'exception moderne, la religion était autre chose et bien plus que des croyances religieuses. La religion, pour le dire autrement c'est bien autre chose que des idées, des représentations, des sentiments, des conduites relatifs au surnaturel et au sacré. C'est pour nous modernes, et de puis deux siècles au plus, que la religion est devenue cela. Mais elle représentait auparavant absolument autre chose. Elle correspondait à "une manière d'être complète des sociétés humaines", à une organisation exhaustive du monde humain. Ce n'était pas simplement que le "religieux était partout", comme le dit Danièle Hervieu-Léger, d'une formule que Charles Taylor reprend à son compte, c'était que le religieux était organisateur de tout. Il formait la clef de voûte d'une manière de se constituer un monde humain social.
Le processus de sécularisation est ce processus de transformation qui nous a fait passer de cet ancien mode de structuration dans un autre mode qui renverse ses traits point pour point. Nous devons parler d'une mode de structuration hétéronomepour le premier et décrire cette transformation comme le passage à un mode de structuration autonome, formule à préciser, qui nous permet, je crois, de mieux identifier le contenu.
[...]
Une illustration, au passage, du faux débat type crée par cette restriction moderne, la question : "Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? " Elle est absolument sans intérêt, la catégorie de la croyance, au sens de l'adhésion intime à un message, n'ayant aucune pertinence à l'échelle de la mythologie grecque. C'est une catégorie moderne projetée abusivement sur un passé où elle est dépourvue de toute prise sur l'organisation de l'expérience intellectuelle et sociale.
Pour nous modernes, les croyances religieuses ne sont pas organisatrices ou structurantes du monde dans lequel nous vivons, quand bien même nous serions les croyants les plus fervents. Mais elles l'étaient, y compris pour les esprits forts qui, tout en se souciant fort peu du corpus des fables de leur tribu, se montraient pourtant en général des tenants résolus de l'ordre mis en place par les significations religieuses et des pratiquants assidus des rites destinés à les perpétuer. Il importe de nous délivrer de notre ethnocentrisme de moderne pour comprendre ce qu'a été le religieux dans l'histoire humaine.
Voilà pourquoi il me semble plus pertinent de parler de "sortie de la religion" plutôt que de sécularisation, "sortie de la religion" entendue comme une sortie de l'organisation religieuse du monde. Une sortie qui laisse entière la question des croyances religieuses, lesquelles survivent très bien à ce passage hors de la structuration hétéronome, même si leur place et leur statut en sont fondamentalement changés.
L'hétéronomie, à la lettre, la loi de l'autre : tel est en effet le concept qui concentre l'essentiel du mode de structuration religieux. Il ne s'agit pas seulement d'idées, de croyances, de représentations, mais, comme nous l'avons dit, de dispositions pratiques et d'orientations concrètes, que l'on peut regrouper sous quatre concepts : tradition, domination, hiérarchie, inclusion ou, si l'on veut, holisme.
La structuration hétéronome, c'est d'abord pour les communautés humaines, une manière de s'organiser dans le temps sous le signe de l'obéissance au passé fondateur, de l'assujetissement à l'origine et aux ancêtres, de la soumission à la tradition.
C'est ensuite un type de pouvoir réfractant la dépendance envers une loi située au-delà du monde des hommes et relayant, par sa supériorité de nature sur ceux qui lui obéissent, la dépendance de tous envers le fondement surnaturel. La royauté sacrée en constitue l'illustration la plus immédiatement parlante de notre histoire. La structuration hétéronome passe en troisième lieu par un type de lien entre les êtres, la hiérarchie - chose du monde que nous avons le plus de mal à comprendre aujourd'hui, très présente cependant dans une grande partie du monde. Un type de lien faisant tenir les êtres ensemble par leur inégalité de nature et l'attache des inférieurs aux supérieurs à tous les échelons de la vie collective, de la famille et du père chef de famille au souverain surnaturel.
Non seulement le tout précède et domine les parties, non seulement le tout communautaire englobe les composantes individuelles, mais chaque être particulier n'existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient.
La sortie moderne de la religion, en regard, c'est le renversement terme pour terme de cette organisation et le passage progressif, sur cinq siècles, dans un mode de structuration autonome dont nous pouvons placer ici les termes beaucoup plus familiers : l'individualisme, l'égalité à la place de la hiérarchie, la représentation à la place de la domination, l'histoire à la place de la tradition.
La sortie de la religion se manifeste par l'invention d'un nouveau principe de légitimité consacrant l'indépendance de l'individu. Le rapport entre le tout et ses parties se renverse : l'individu est premier, la société est seconde, telle est la formule élémentaire de ce que nous appelons l'individualisme. Si la société est seconde, il s'ensuite que le lien de la société résulte toujours par principe de l'accord des individus et de la mise en commun de leurs droits primordiaux. Nous retrouvons ici le schéma logique du contrat social.
Si les individus sont premiers, et libres à ce titre, ils sont aussi égaux en nature, ils sont également libres. Il n'y a plus d'inférieur ni de supérieur par nature. Ce qui lie les personnes ce n'est plus leur dépendance mutuelle liée à leur inégalité de nature, mais leur accord, à égalité, dont il faut toujours présumer la présence.
Il s'ensuite une modification radicale du statut du pouvoir. Alors qu'il dominait la société au nom du fondement divin, l'ordonnant du dessus d'elle selon un ordre supérieur d'origine supra-humaine, le pouvoir n'a plus, dans le nouveau cadre, de légitimité qu'à la condition d'être produit d'une manière ou d'une autre par la société, de sortir d'elle, d'émaner de la volonté libre manifestée par les individus qui la composent. En un mot le pouvoir devient, - et quelles que soient les modalités de son exercice -, la représentation de la société.
Enfin, la disposition de la société, elle aussi, dans le temps s'inverse. Si elle obéissait au passé de la tradition, elle bascule maintenant vers l'invention de l'avenir : ce que nous appelons histoire, au sens moderne. Toutes les sociétés sont historiques, en ceci qu'elles changent et que, propriété bien plus mystérieuse, elles ne peuvent pas ne pas changer. Il est impossible d'imaginer une société humaine qui serait durablement stable. Pourquoi ?
Toutes les sociétés sont historiques, mais la plupart des sociétés antérieures à la nôtre changeaient malgré elles, sans en être conscientes, malgré ce qu'elles se racontaient et en dépit de leurs prétentions à rester fidèles à leurs traditions, qu'elles ne cessaient de réinterpréter - nais c'est nous qui le savons, pas elles.
Au contraire, les sociétés modernes, non seulement savent qu'elles changent et qu'elles deviennent consciemment historiques avec le développement de toutes les sciences nouvelles qui vont surgir pour décrire et analyser ce changement, mais elles veulent changer : elles s'organisent en vue de leur propre transformation. Elles se déploient en se tournant vers le futur, en vue de leur production d'elles-mêmes, en se projetant dans l'avenir, raison pour laquelle elles se mettent à valoriser par-dessus tout la production matérielle et la technique, et se vouent à l'économie.
p. 79
(à suivre)
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par
[size=150]Marcel Gauchet
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Il faut dans notre démarche nous porter au-delà de l'analyse des croyances et de leur contenu. Car nous sommes inconsciemment victimes, sur ce terrain, d'une réduction typiquement moderne du religieux aux croyances religieuses et aux pratiques associées : éthique, rituels, etc. En fait, cette expression même de "croyance religieuse" relève d'une compréhension récente de la religion,dont on peut très précisément situer l'origine au début du XIXe siècle, en Allemagne, en France, en Angleterre. Une compréhension que nous ne pouvons pas projeter rétrospectivement sur le passé sans risquer de passer à côté de l'aspect principal du phénomène religieux tel qu'il a existé dans la longue durée de l'expérience humaine.
En effet, pour l'humanité dans son ensemble, pour autant que nous le sachions, pour l'humanité depuis ses débuts [...] pour la totalité des sociétés connues de nous en tout cas, au regard de laquelle il faut situer ce que nous devons appeler l'exception moderne, la religion était autre chose et bien plus que des croyances religieuses. La religion, pour le dire autrement c'est bien autre chose que des idées, des représentations, des sentiments, des conduites relatifs au surnaturel et au sacré. C'est pour nous modernes, et de puis deux siècles au plus, que la religion est devenue cela. Mais elle représentait auparavant absolument autre chose. Elle correspondait à "une manière d'être complète des sociétés humaines", à une organisation exhaustive du monde humain. Ce n'était pas simplement que le "religieux était partout", comme le dit Danièle Hervieu-Léger, d'une formule que Charles Taylor reprend à son compte, c'était que le religieux était [i]organisateur[/i] de tout. Il formait la clef de voûte d'une manière de se constituer un monde humain social.
Le processus de sécularisation est ce processus de transformation qui nous a fait passer de cet ancien mode de structuration dans un autre mode qui renverse ses traits point pour point. Nous devons parler d'une [i]mode de structuration hétéronome[/i]pour le premier et décrire cette transformation comme le passage à un [i]mode de structuration autonome[/i], formule à préciser, qui nous permet, je crois, de mieux identifier le contenu.
[...]
Une illustration, au passage, du faux débat type crée par cette restriction moderne, la question : "Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? " Elle est absolument sans intérêt, la catégorie de la croyance, au sens de l'adhésion intime à un message, n'ayant aucune pertinence à l'échelle de la mythologie grecque. C'est une catégorie moderne projetée abusivement sur un passé où elle est dépourvue de toute prise sur l'organisation de l'expérience intellectuelle et sociale.
Pour nous modernes, les croyances religieuses ne sont pas organisatrices ou structurantes du monde dans lequel nous vivons, quand bien même nous serions les croyants les plus fervents. Mais elles l'étaient, y compris pour les esprits forts qui, tout en se souciant fort peu du corpus des fables de leur tribu, se montraient pourtant en général des tenants résolus de l'ordre mis en place par les significations religieuses et des pratiquants assidus des rites destinés à les perpétuer. Il importe de nous délivrer de notre ethnocentrisme de moderne pour comprendre ce qu'a été le religieux dans l'histoire humaine.
Voilà pourquoi il me semble plus pertinent de parler de "[b]sortie de la religion[/b]" plutôt que de sécularisation, "sortie de la religion" entendue comme une sortie de l'organisation religieuse du monde. Une sortie qui laisse entière la question des croyances religieuses, lesquelles survivent très bien à ce passage hors de la [i]structuration hétéronome[/i], même si leur place et leur statut en sont fondamentalement changés.
L'hétéronomie, à la lettre, la [b]loi de l'autre[/b] : tel est en effet le concept qui concentre l'essentiel du mode de structuration religieux. Il ne s'agit pas seulement d'idées, de croyances, de représentations, mais, comme nous l'avons dit, de dispositions pratiques et d'orientations concrètes, que l'on peut regrouper sous quatre concepts : tradition, domination, hiérarchie, inclusion ou, si l'on veut, holisme.
La [i]structuration hétéronome[/i], c'est d'abord pour les communautés humaines, une manière de s'organiser dans le temps sous le signe de l'obéissance au passé fondateur, de l'assujetissement à l'origine et aux ancêtres, de la soumission à la tradition.
C'est ensuite un type de pouvoir réfractant la dépendance envers une loi située au-delà du monde des hommes et relayant, par sa supériorité de nature sur ceux qui lui obéissent, la dépendance de tous envers le fondement surnaturel. La royauté sacrée en constitue l'illustration la plus immédiatement parlante de notre histoire. La structuration hétéronome passe en troisième lieu par un type de lien entre les êtres, la [i]hiérarchie[/i] - [i]chose du monde que nous avons le plus de mal à comprendre aujourd'hui[/i], très présente cependant dans une grande partie du monde. Un type de lien faisant tenir les êtres ensemble par leur inégalité de nature et l'attache des inférieurs aux supérieurs à tous les échelons de la vie collective, de la famille et du père chef de famille au souverain surnaturel.
Non seulement le tout précède et domine les parties, non seulement le tout communautaire englobe les composantes individuelles, mais chaque être particulier n'existe et ne se définit que par la communauté à laquelle il appartient.
La sortie moderne de la religion, en regard, c'est le renversement terme pour terme de cette organisation et le passage progressif, sur cinq siècles, dans un mode de [i]structuration autonome[/i] dont nous pouvons placer ici les termes beaucoup plus familiers : l'individualisme, l'égalité à la place de la hiérarchie, la représentation à la place de la domination, l'histoire à la place de la tradition.
La sortie de la religion se manifeste par l'invention d'un nouveau principe de légitimité consacrant l'indépendance de l'individu. Le rapport entre le tout et ses parties se renverse : l'individu est premier, la société est seconde, telle est la formule élémentaire de ce que nous appelons l'individualisme. Si la société est seconde, il s'ensuite que le lien de la société résulte toujours par principe de l'accord des individus et de la mise en commun de leurs droits primordiaux. Nous retrouvons ici le schéma logique du contrat social.
Si les individus sont premiers, et libres à ce titre, ils sont aussi égaux en nature, ils sont également libres. Il n'y a plus d'inférieur ni de supérieur par nature. Ce qui lie les personnes ce n'est plus leur dépendance mutuelle liée à leur inégalité de nature, mais leur accord, à égalité, dont il faut toujours présumer la présence.
Il s'ensuite une modification radicale du statut du pouvoir. Alors qu'il dominait la société au nom du fondement divin, l'ordonnant du dessus d'elle selon un ordre supérieur d'origine supra-humaine, le pouvoir n'a plus, dans le nouveau cadre, de légitimité qu'à la condition d'être produit d'une manière ou d'une autre par la société, de sortir d'elle, d'émaner de la volonté libre manifestée par les individus qui la composent. En un mot le pouvoir devient, - et quelles que soient les modalités de son exercice -, la représentation de la société.
Enfin, la disposition de la société, elle aussi, dans le temps s'inverse. Si elle obéissait au passé de la tradition, elle bascule maintenant vers l'invention de l'avenir : ce que nous appelons [i]histoire[/i], au sens moderne. Toutes les sociétés sont historiques, en ceci qu'elles changent et que, propriété bien plus mystérieuse, elles ne peuvent pas ne pas changer. Il est impossible d'imaginer une société humaine qui serait durablement stable. Pourquoi ?
Toutes les sociétés sont historiques, mais la plupart des sociétés antérieures à la nôtre changeaient malgré elles, sans en être conscientes, malgré ce qu'elles se racontaient et en dépit de leurs prétentions à rester fidèles à leurs traditions, qu'elles ne cessaient de réinterpréter - nais c'est nous qui le savons, pas elles.
Au contraire, les sociétés modernes, non seulement savent qu'elles changent et qu'elles deviennent consciemment historiques avec le développement de toutes les sciences nouvelles qui vont surgir pour décrire et analyser ce changement, [u]mais elles veulent changer[/u] : elles s'organisent en vue de leur propre transformation. Elles se déploient en se tournant vers le futur, en vue de leur production d'elles-mêmes, en se projetant dans l'avenir, raison pour laquelle elles se mettent à valoriser par-dessus tout la production matérielle et la technique, et se vouent à l'économie.
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(à suivre)