par Cinci » sam. 22 juil. 2017, 16:49
Le péché originel (II)
On l'a déjà dit, le péché originel est une fable instructive, et non un événement historique. Nulle trace d'un paradis perdu n'a été relevé sur l'écorce terrestre; par contre, on en trouve de nombreuses dans les mythologies orientales. Il est impossible de croire à Adam et Ève quand on sait que l'homme descend du singe, ou plutôt qu'il en monte et que son ascension n'est pas terminée : dans deux ou trois million d'années, les anthropologues considéreront nos débris avec la condescendance attendrie qui est la leur devant les restes de Lucy, la petite bonne femme reconstituée dans l'image touchante figure à la première page de notre album de famille.
D'autre part, l'idée d'un péché initial, qui aurait corrompu à la fois l'homme et la terre entière, et dont les effets désastreux se seraient prolongés d'âge en âge à travers d'innombrables générations d'innocents est contraire à la justice et à l'enseignement des Églises sur la miséricorde divine. Dans cette hypothèse de la chute originelle, on ne comprend pas non plus que ce Dieu dont vous chantez sans cesse l'exquise douceur poursuive jusque sur le Calvaire le remboursement de la dette morale contractée par l'humanité à son égard.
Bref, de tous les points de vue, la doctrine du péché originel est absurde et l'on conçoit sans peine que la théologie moderne ait renoncé à la développer.
Frossard écrit en réponse :
Cependant, ou l'intelligence part de ce que l'on vient d'appeler l'absurde, ou elle va à l'absurde. Ou bien elle acquiesce à la révélation contenue dans la Génèse, et l'histoire prend un sens, ou bien elle refuse ce point de départ, et après avoir erré plus ou moins longtemps, elle se heurte à l'absurdité d'un monde sans cause, sans destination, s'élaborant sans motif par l'effet d'un hasard se corrigeant lui-même à tâtons, sourd à l'interminable gémissement de l'innocence et voué à la nuit. L'absurdité du péché originel ouvre une immense espérance, l'absurdité du hasard et de la nécessité, ou de tout autre tentative d'explication du monde qui rejette Dieu est totale, définitive et sans remède. Elle laisse la conscience humaine seule avec elle-même, et avec la mort.
Le caractère inspiré de la Bible ne me laissant pas le choix, je considère que dans la Genèse Dieu me donne sa version des faits : comment ne l'accepterais-je pas? Je m'aperçois tout aussitôt qu'elle contient absolument tout ce qu'il importe de savoir sur la condition humaine, dans un langage délicatement accordé à ma faiblesse. Lorsque Dieu me dit "Adam et Ève", je pense "Adam et Ève", car la foi consiste à apprendre à penser comme Dieu. Peut-être, pour lui, n'a-t-il jamais existé qu'Adam et Ève répétés à 80 milliards d'exemplaires depuis le commencement du monde, ce qui est peu de chose comparé au nombre des étoiles. Je ne vois pas l'intérêt de mêler un singe à cette histoire-là; du reste, je signale en passant que la formule "l'homme descend du singe" qui date du XIXe siècle, est du biologiste Haeckel, et qu'elle est jugée aujourd'hui malencontreuse et inadéquate, bien qu'elle soit encore révérée comme un dogme par quantité de gens qui lui voient le double avantage de les soustraire au divin, et de leur donner le genre de satisfaction qui est celui du self made man parti de rien.
Mais peut-être est-il bon de citer quelques passages de ce livre sans égal. Genèse 1,26 :"Puis Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance"; 27: "Et Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, homme et femme il le créa."
Ces quelques lignes coïncident à merveille avec l'esprit de contradiction juif, dont elles sont peut-être la source, et qui voit en l'homme une image de Dieu, alors que les peuples païens faisaient plutôt des dieux à l'image de l'homme ou de quelque autre animal plus ou moins soyeux. Elles entraînent bien des conséquences, parmi lesquelles on a l'embarras du choix. Pour le moment on en retiendra cinq :
Les conséquences de la doctrine du péché originel
1. Il est paradoxal que la religion la plus intraitable sur l'inaccessible grandeur de Dieu, dont elle craint même de prononcer le nom, ait été aussi la seule à proposer une ressemblance entre l'homme et son créateur. Nul génie humain n'eût osé pareille assertion, qu'il est permis et même tout indiqué de considérer comme une révélation.
2.Ce passage de la Genèse est à rapprocher de l'épisode évangélique du tribut à César : des personnages malveillants demandent au Christ si les Juifs doivent payer tribut. Qu'il réponde oui ou non, et il s'attire, soit le mépris de l'opinion, soit la colère de l'occupant. Mais il se fait montrer une pièce de monnaie, demande de qui est l'effigie portée sur cette pièce, et comme on lui répond "de César", il a cette sentence célèbre :"Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu."
Or nous sommes "à l'image de Dieu", en quelque sorte à son effigie. Donc nous sommes à rendre à Dieu intégralement. La méconnaissance de cette obligation, d'ailleurs délicieuse, est à l'origine de la plupart de nos maux. Nous rendons le moins possible à Dieu , et nous nous faisons le César de notre propre personne.
3. Il suit de là, et si nous sommes une effigie, que notre "original" est en Dieu. C'est en lui, et en lui seul que nous trouverons un jour notre identité : ce sera le nom nouveau dont parle l'Apocalypse. Il sera lumière et nous définira pleinement dans notre irremplaçable singularité. Inutile de chercher ailleurs. Nul, si ce n'est Dieu, ne pourra jamais nous dire qui nous sommes.
4. De ce que nous sommes "image et ressemblance", il suit également qu'il existe en nous une aptitude à l'infini que rien ne pourra jamais satisfaire, quand on déverserait en nous la terre entière et la masse des étoiles. Cette aptitude est ce que nous appelons l'esprit, qui n'a pas d'autre interlocuteur valable que Dieu, et qui ne peut que nier tout ce qui n'est pas lui.
Tout le drame de notre condition est inclus dans ces courts versets de la Genèse, qui nous apprennent que nous avons été crées à l'image de notre créateur, et tirés par lui de la poussière. Ils expliquent ce désir de dépassement qui est en nous, et qui a tant de peine à mouvoir le bloc de poussière que nous sommes; l'intime disjonction que nous vivons tous les jours entre nos élans et nos chutes, cette lumière invisible qui nous attire et cette argile qui nous retient, ce débat permanent qui nous agite entre un absolu auquel nous ne pouvons nous empêcher de croire, et cette médiocrité mal résignée qui se console en se cuisinant des petits plats culturels, ce combat en nous sans cesse recommencé entre l'être et le néant, l'espoir et le désespoir [...] contradictions qui aboutissent le plus souvent à creuser sous nos yeux un écart décourageant entre la joie, qui nous est promise, et la souffrance, qui est là.
5. Être à l'image de Dieu n'est évidemment pas une affaire de configuration, ni même d'intelligence ou de volonté. Elle ne semble même pas en rapport avec l'une ou l'autre des facultés qui résultent de notre organisation physiologique, et que l'on retrouve chez les animaux, à un degré bien moindre, certes, mais déjà perceptible. Il faut chercher plus avant une caractéristique que l'on ne rencontre nulle part ailleurs que chez l'être humain, et cette caractéristique unique dans la nature est cette étonnante, cette miraculeuse aptitude à la charité, qui nous rend capable d'aimer avec désintéressement, d'un amour qui ne soit dicté ni par le sang, ni par l'instinct, ni par un quelconque désir d'appropriation, un amour détaché qui s'enrichit de tout ce qu'il donne, qui ne vit pas pour soi, mais pour l'autre, et le fait exister. La voilà l'image, la voilà la ressemblance avec Dieu, amour sans limites ni réserve, éternellement renouvelé par sa propre effusion.
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On l'a déjà dit, le péché originel est une fable instructive, et non un événement historique. Nulle trace d'un paradis perdu n'a été relevé sur l'écorce terrestre; par contre, on en trouve de nombreuses dans les mythologies orientales. Il est impossible de croire à Adam et Ève quand on sait que l'homme descend du singe, ou plutôt qu'il en monte et que son ascension n'est pas terminée : dans deux ou trois million d'années, les anthropologues considéreront nos débris avec la condescendance attendrie qui est la leur devant les restes de Lucy, la petite bonne femme reconstituée dans l'image touchante figure à la première page de notre album de famille.
D'autre part, l'idée d'un péché initial, qui aurait corrompu à la fois l'homme et la terre entière, et dont les effets désastreux se seraient prolongés d'âge en âge à travers d'innombrables générations d'innocents est contraire à la justice et à l'enseignement des Églises sur la miséricorde divine. Dans cette hypothèse de la chute originelle, on ne comprend pas non plus que ce Dieu dont vous chantez sans cesse l'exquise douceur poursuive jusque sur le Calvaire le remboursement de la dette morale contractée par l'humanité à son égard.
Bref, de tous les points de vue, la doctrine du péché originel est absurde et l'on conçoit sans peine que la théologie moderne ait renoncé à la développer. [/color]
Frossard écrit en réponse :
Cependant, ou l'intelligence part de ce que l'on vient d'appeler l'absurde, ou elle va à l'absurde. Ou bien elle acquiesce à la révélation contenue dans la Génèse, et [u]l'histoire prend un sens[/u], ou bien elle refuse ce point de départ, et après avoir erré plus ou moins longtemps, elle se heurte à l'absurdité d'un monde sans cause, sans destination, s'élaborant sans motif par l'effet d'un hasard se corrigeant lui-même à tâtons, sourd à l'interminable gémissement de l'innocence et voué à la nuit. L'absurdité du péché originel ouvre une immense espérance, l'absurdité du hasard et de la nécessité, ou de tout autre tentative d'explication du monde qui rejette Dieu est totale, définitive et sans remède. Elle laisse la conscience humaine seule avec elle-même, et avec la mort.
Le caractère inspiré de la Bible ne me laissant pas le choix, je considère que dans la Genèse Dieu me donne sa version des faits : comment ne l'accepterais-je pas? Je m'aperçois tout aussitôt qu'elle contient absolument tout ce qu'il importe de savoir sur la condition humaine, dans un langage délicatement accordé à ma faiblesse. Lorsque Dieu me dit "Adam et Ève", je pense "Adam et Ève", car la foi consiste à apprendre à penser comme Dieu. Peut-être, pour lui, n'a-t-il jamais existé qu'Adam et Ève répétés à 80 milliards d'exemplaires depuis le commencement du monde, ce qui est peu de chose comparé au nombre des étoiles. Je ne vois pas l'intérêt de mêler un singe à cette histoire-là; du reste, je signale en passant que la formule "l'homme descend du singe" qui date du XIXe siècle, est du biologiste Haeckel, et qu'elle est jugée aujourd'hui malencontreuse et inadéquate, bien qu'elle soit encore révérée comme un dogme par quantité de gens qui lui voient le double avantage de les soustraire au divin, et de leur donner le genre de satisfaction qui est celui du [i]self made man[/i] parti de rien.
Mais peut-être est-il bon de citer quelques passages de ce livre sans égal. Genèse 1,26 :"Puis Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance"; 27: "Et Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, homme et femme il le créa."
Ces quelques lignes coïncident à merveille avec l'esprit de contradiction juif, dont elles sont peut-être la source, et qui voit en l'homme une image de Dieu, [u]alors que les peuples païens faisaient plutôt des dieux à l'image de l'homme[/u] ou de quelque autre animal plus ou moins soyeux. Elles entraînent bien des conséquences, parmi lesquelles on a l'embarras du choix. Pour le moment on en retiendra cinq :
[b]Les conséquences de la doctrine du péché originel
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1. Il est paradoxal que la religion la plus intraitable sur l'inaccessible grandeur de Dieu, dont elle craint même de prononcer le nom, ait été aussi la seule à proposer une ressemblance entre l'homme et son créateur. Nul génie humain n'eût osé pareille assertion, qu'il est permis et même tout indiqué de considérer comme une révélation.
2.Ce passage de la Genèse est à rapprocher de l'épisode évangélique du tribut à César : des personnages malveillants demandent au Christ si les Juifs doivent payer tribut. Qu'il réponde oui ou non, et il s'attire, soit le mépris de l'opinion, soit la colère de l'occupant. Mais il se fait montrer une pièce de monnaie, demande de qui est l'effigie portée sur cette pièce, et comme on lui répond "de César", il a cette sentence célèbre :"Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu."
Or nous sommes "à l'image de Dieu", en quelque sorte à son effigie. Donc nous sommes à rendre à Dieu intégralement. La méconnaissance de cette obligation, d'ailleurs délicieuse, est à l'origine de la plupart de nos maux. Nous rendons le moins possible à Dieu , et nous nous faisons le César de notre propre personne.
3. Il suit de là, et si nous sommes une effigie, que notre "original" est en Dieu. C'est en lui, et en lui seul que nous trouverons un jour notre identité : ce sera le nom nouveau dont parle l'Apocalypse. Il sera lumière et nous définira pleinement dans notre irremplaçable singularité. Inutile de chercher ailleurs. Nul, si ce n'est Dieu, ne pourra jamais nous dire qui nous sommes.
4. De ce que nous sommes "image et ressemblance", il suit également qu'il existe en nous une aptitude à l'infini que rien ne pourra jamais satisfaire, quand on déverserait en nous la terre entière et la masse des étoiles. Cette aptitude est ce que nous appelons l'esprit, qui n'a pas d'autre interlocuteur valable que Dieu, et qui ne peut que nier tout ce qui n'est pas lui.
Tout le drame de notre condition est inclus dans ces courts versets de la Genèse, qui nous apprennent que nous avons été crées à l'image de notre créateur, et tirés par lui de la poussière. Ils expliquent ce désir de dépassement qui est en nous, et qui a tant de peine à mouvoir le bloc de poussière que nous sommes; l'intime disjonction que nous vivons tous les jours entre nos élans et nos chutes, cette lumière invisible qui nous attire et cette argile qui nous retient, ce débat permanent qui nous agite entre un absolu auquel nous ne pouvons nous empêcher de croire, et cette médiocrité mal résignée qui se console en se cuisinant des petits plats culturels, ce combat en nous sans cesse recommencé entre l'être et le néant, l'espoir et le désespoir [...] contradictions qui aboutissent le plus souvent à creuser sous nos yeux un écart décourageant entre la joie, qui nous est promise, et la souffrance, qui est là.
5. Être à l'image de Dieu n'est évidemment pas une affaire de configuration, ni même d'intelligence ou de volonté. Elle ne semble même pas en rapport avec l'une ou l'autre des facultés qui résultent de notre organisation physiologique, et que l'on retrouve chez les animaux, à un degré bien moindre, certes, mais déjà perceptible. Il faut chercher plus avant une caractéristique que l'on ne rencontre nulle part ailleurs que chez l'être humain, et cette caractéristique unique dans la nature est cette étonnante, cette miraculeuse aptitude à la charité, qui nous rend capable d'aimer avec désintéressement, d'un amour qui ne soit dicté ni par le sang, ni par l'instinct, ni par un quelconque désir d'appropriation, un amour détaché qui s'enrichit de tout ce qu'il donne, qui ne vit pas pour soi, mais pour l'autre, et le fait exister. La voilà l'image, la voilà la ressemblance avec Dieu, amour sans limites ni réserve, éternellement renouvelé par sa propre effusion.