Bonjour Fredo !
La conception catholique "classique" de la Croix me semble être la théorie dite de la satisfaction, laquelle remonte à Saint Anselme dans sa formulation la plus primitive et a été raffinée par Saint Thomas. C'est celle dont parle Théodore, mais elle n'a pas la caractère "absolu" qu'a la substitution pénale dans l'interprétation protestante ; un catholique peut, au moins en théorie, accepter une autre vision de la croix (notamment une conception un peu vague type Christus Victor).
Dans les faits, la doctrine catholique s'articule traditionnellement autour de cette conception, que ce soit dans sa spiritualité, dans sa théologie et sa compréhension de la Sainte Messe.
Et en tout cas, un catholique
doit accepter que Jésus-Christ s'est offert en victime expiatoire. Je vois pas comment on peut lire Hébreux (ou le corpus paulinien pour ce que cela importe) sans voir Jésus comme l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, sacrificateur et sacrifice tout à la fois, menant la liturgie des anges dans le Temple céleste.
Personnelement, mon rejet de la substitution pénale vient en premier lieu du constat de son incompatibilité avec le modèle biblique du sacrifice.
La logique basique du sacrifice, dans l'Écriture, c'est en effet celle du Don, de l'Offrande. Ce n'est pas le transfert de la faute dans une créature châtiée à la place de son posseur - une vision totalement intenable, comme je vais le montrer.
Le principal argument des défenseurs de la substitution pénale est le rite d'imposition des mains qui précède chaque sacrifice (Lev 1.4; 3.2; 4.4), lequel est (complètement absusivement) interprété comme faisant écho au gest du Grand-Prêtre sur le bouc émissaire (Lev 16.31) lors de Yom Kippour, ce dernier consituant en effet un transfert de péché à l'animal. Il y aurait du coup une forme de substitution pénale déjà présente dans le culte du Temple, et avec des bêtes châtiées pour le péchés des hommes.
Ce lien entre les deux gestes d'imposition est complètement infondé. En effet :
1/ Le rite du bouc-émissaire n'est pas un sacrifice, même si il est paralèlle à un vrai sacrifice (l'agneau dont le sang est utilisé pour l'aspersio dans le Saint des Saints). En effet, si c'était un sacrifice, il serait adressé à un démon, puisqu'il est livré à Azazel ! De plus, le rite lui-même n'est pas comparable à la norme sacrificielle du culte du Temple.
2/ Les deux impositions des mains sont différentes ; l'une est faite avec une main, l'autre avec les deux. D'ailleurs, le geste de l'imposition à une main est présent dans tous les sacrifices israëlites, y compris l'offrande "de bien être" (
zebah selamim), laquelle ne comporte pas de fonction expiatoire (
kipper), ce qui rendrait la chose parfaitement incohérente.
3/ La théorie protestante omet un fait fondamental, qui est que dans les sacrifices hébraïques, la mort de l'animal n'a aucune importance propre. Le coeur de l'action sacrificielle n'est pas la mort de l'animal, pas du tout ; cet acte peut-être perpétré par n'importe qui, et n'est revêtu d'aucune signification particulière. L'acte d'expiation (
kipper, plus ce sur mot après) est toujours associé à la déposition de la dépouille sur l'autel par un prêtre, dans un acte d'offrande.
4/ Comme déjà signalé, au moins un des type de sacrifice n'a pas de fonction expiatoire ; c'est l'offrande de bien-être (la troisième décrite dans le Lévitique). Comment rendre compte d'un tel sacrifice dans la perspective d'une naure essentiellement substitutionnaire de l'idée sacrificielle ? On peut aussi parler de l'offrande de céréales (la
minha), qui me semble bien incapable d'être lue à l'aune d'une substitution pénale.
A noter que pour L'offrande brûlée (dont le nom signifie plus ou moins "l'offrande qui monte") tout comme son spin-off, l'offrande de céréales, sont toutes deux accompagnées d'encens ou de fumées, qui soulignent justement l'élévation du don vers Dieu.
Qu'est-ce alors que l'idée du sacrifice comme "Don" ? C'est l'idée selon laquelle le sacrifice tire sa valeur de l'effort qu'il exige de celui qui l'offre. Le sacrifice est un don qui ne tire pas son importance de son contenu objectif (Dieu n'a pas l'usage de la carcasse de mouton) mais du coût de ce dernier pour l'offreur qui sacrifie (au sens courant du terme) un peu de son bien par crainte de Dieu. On voit très bien cela lorsque, par exemple, David déclare qu'il ne veut pas offrir un sacrifice qui ne lui coûte rien (II Samuel 22, 24), ou lorsque le Psalmiste évoque que le vrai sacrifice qui plaît à Dieu, c'est un esprit brisé (Psaume 51).
La fonction expiatoire des sacrifices (
kipper) elle-même est toujours utilisée avec la mention "à la place de" "pour le compte de" "au nom de" lorsqu'elle est appliquée à des personnes. Étant donnée qu'elle est exclusivement associée à l'action des prêtres, cela nous montre bien le sens du terme : c'est une action qu'un israëlite ne peut pas accomplir lui-même, et qu'un prêtre peut faire "à sa place". Les traductions le plus souvent envisagées pour expliquer le termes d'expiation sont "payer, régler une dette" (voir Watts,
Ritual and Rhetoric in Leviticus, 2007). La logique universelle du sacrifice comme don peut être appliquée à la fonction redemptrice (le remboursement du péché) aussi bien qu'à l'action de grâce ou à l'offrande de demande.
Comme on l'a vu, la fonction expiatoire est la sphère reservée du sacerdoce (aaronique) ; l'action rédemptrice est opérée dans la présentation de l'offrande sur l'autel. Si il y a un élément substituonnaire quelque part, c'est dans cet acte sacerdotal d'expiation "au nom" de tel ou tel personne, comme on le voit en Nombres 18.
Alors qu'en est-il du sacerdoce du Christ ? Il épouse les formes du culte du Temple, L'Agneau est livré comme un Don, un Esprit Brisé qui coûte un prix infini : celui du Sang de Dieu.
L'inefficacité des sacrifices du Temple jaillit du constat Néo-Testamentaire de l'inefficacité des oeuvres humaines (cf. Romains 1-3), de l'ampleur de l'esclavage du péché qui enferme l'homme dans un gouffre de péchés contre lesquels les holocaustes révèlent leur impuissance totale, constat déjà suggéré par l'Ancien Testament (cf. Malachie, Psaume 51, entre autres). Quel valeur pour le don d'une vache lorsque "il n'y a pas un juste, pas même un seul" ?
Le Don de l'Agneau, lui, est infini. Quel amour dans le don d'un mouton ? Rien. Quel Amour dans le sacrifice de Souffrance absolu de la Sainte Victime, du Fils de Dieu livré sur la Croix "pour notre salut et celui du monde entier" ? Un amour infini, dont "l'agréable odeur" (pour reprendre l'expression biblique) seule peut couvrir la puanteur de nos péchés. Et si les Docteurs Médiévaux évoquent avec un certaine délectation le fait qu'une seule goutte du Précieux Sang aurait suffit à racheter toute l'humanité, c'est pour mettre en lumière la surabondance terrible de ce Don Sacrificiel d'Amour Absolu, plus grand geste d'Amour et de Souffrance que le monde ait vu.
Pour répondre plus précisément à vos deux questionnements bibliques :
1/ Pour faire simple, un catholique lit Isaïe 53 comme un texte fondamentalement vétéro-testamentaire (malgré son surnom de "5ème Évangile"). Ce qui implique que la vision du Christ donnée par ce passage est la vision d'un juif sous la loi donne en voyant le "serviteur" soumis à la souffrance, dans un contexte de salut terrestre ou les promesses de Dieu s'inscrivent dans des bénédictions très concrètes. pour un juif, quelqu'un mis en Croix ne peut qu'être un enemi de Dieu - et je crois que le passage reflète cette lutte de la conception ancienne du Juste avec l'Evangile annoncé.
Du reste, dans la conception catholique, le Père condamne bien le Fils à la Croix en l'envoyant dans le monde, en le soumettant sur le chemin de l'Incarnation qui finit inéductablement à la Croix. C'est la Volonté du Père que le Fils soit "transpercé pour nos iniquités", comme le montre bien le déchirant épisode de Gethsémani dans la prière du Christ "Ta Volonté, Seigneur, et non pas la mienne". Le Père créé même sans doute les conditions pour la souffrance spirituelle du Fils lorsqu'il l'abandonne - encore qu'un Catholique s'y gardera bien d'y voir le genre de déparation "infernale" qu'y voit Calvin, qui est juste une abarration en théologie trinitaire. Le mot châtiment, quant à lui, peut fort bien se référer à la sentence du tribunal humain prononcée contre Notre-Seigneur ; il faut à ce sujet avoir conscience que le texte de la Septante est considérablement moins insistant sur l'emphase appararente du texte hébreux sur l'action du Père sur le Fils.
2/ Les Catholiques n'ont aucun mal à dire que le Christ a assumé les péchés des hommes, qu'il a été "fait péché" pour notre salut. Maintenant, les catholiques n'ont pas cette conception absurde qui voit ce "transfert" comme une transmission du caractère "punissable" du péché sur le Seigneur ; non, les catholiques s'en tiennent à la conception biblique du transfert sacerdotal de la responsabilité de faire expiation à la place du pécheur, tel que décrit au-dessus.
Le Christ a assumé le péché en ce sens qu'il s'est chargé gratuitement de la responsabilité de les expier sur sa Croix, à la place des hommes ; pas parce qu'il a été puni pour des péchés qu'il n'a pas commis.
Ecce Agnus Dei, qui tollit peccata mundi :
En Jésus-Christ Souverain Sacrificateur et Agneau Véritable,
Héraclius -